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Fonctionnement des relations sociales et de production des haciendas du XIX e siècle au

MARGINALISATION SÉCULAIRE MAIS DES PAYSANS QUI LUTTENT POUR LEUR RECONNAISSANCE

Encadré 2 Fonctionnement des relations sociales et de production des haciendas du XIX e siècle au

réformes agraires : le cas de la sierra équatorienne et de l'Altiplano nord-bolivien

En Équateur, au XIXe siècle, le concertaje (Encadré 1) se généralisa dans l’ensemble des haciendas. Il permit de renforcer une nouvelle forme de servitude indépendante et même résistante au contrôle des appareils l’État, et de renforcer ainsi les bases d’un pouvoir politique local détenu par la classe des grands propriétaires terriens [Barsky, 1984]. Ce pouvoir sera également considérablement renforcé par la confiscation, par l’État, des terres de l’Église et leur location aux grands propriétaires en 1908 pour financer l’Assistance Publique45. Après la suppression du concertaje en 1918, le huasipungo, même s’il était déjà devenu quasiment systématique dans tous les contrats de concertaje, devint l’axe central du système de production et de relations sociales de l’hacienda de la sierra équatorienne. Composé de huasi (maison) et de pungo (porte) le huasipungo désignait le petit lopin de terre, attenant à la maison du huasipunguero (ancien concierto), et concédé en usufruit par un propriétaire foncier en échange de journées de travail. Les huasipungueros et leur famille représentaient, avec un grand nombre de paysans des communautés « libres » (les yanaperos), le premier grand groupe de rapports sociaux de production identifié par [Guerrero, 1976]. Celui-ci était formé par l’immense masse des travailleurs tenus de fournir des journées de travail à l’hacienda (au moins cinq jours par semaine pour les huasipungueros et deux pour les yanaperos), sans contrepartie en argent ou en nature, mais en échange de certains droits : droit d’accès aux ressources de l’hacienda (bois, eau, pâturage), usufruit d’un lopin de terre pour les huasipungueros, droit de passage sur le territoire de l’hacienda pour les yanaperos. Le second groupe réunissait les variantes locales de métayers (partidiarios) et de fermiers (arrendatarios), vivant généralement à l’extérieur de l’hacienda, et souvent tenus également de fournir des journées de travail. Le troisième groupe, enfin, était composé des travailleurs salariés. Les premiers, qui étaient payés au mois et recevaient parfois en jouissance terres et pâturages, composaient « l’appareil de direction de l’hacienda » (Figure 10), structure via laquelle s’exerçait non seulement la direction et l’organisation économique du processus productif, mais aussi la domination idéologique et politique des paysans indiens. Les seconds étaient les peones libres, payés à la journée et dépourvus d’accès à la terre46, souvent constitués en majorité des membres de la famille élargie du huasipunguero. Il convient ici de souligner que le huasipungo était un emmêlement aussi complexe de rapports sociaux que l’était l’hacienda. Il était en effet composé non seulement de la famille nucléaire du huasipunguero, mais aussi des proches unis par des liens de parentés réels ou fictifs, soit qui étaient en attente de leur propre huasipungo, soit qui s’étaient vus refuser la concession d’un huasipungo par le propriétaire. Ces arrimados, allegados et apegados formaient ainsi la famille élargie du huasipunguero, à qui celui-ci confiait l’exploitation du huasipungo, faute de temps pour l’exploiter lui-même, du fait du nombre de journées de travail

45 En 1908 le gouvernement libéral équatorien d’Eloy Alfaro confisqua les terres des congrégations religieuses, non

pas pour les redistribuer aux paysans, mais pour les louer à de grands propriétaires terriens pour financer l’Assistance Publique. L’étendue des terres confisquée était énorme (rappelons que l’Église était jusqu’à cette date le premier propriétaire terrien dans les Andes), ce qui entraîna, par le biais de la location, un renforcement considérable du pouvoir de la classe des grands propriétaires terriens [Cliche, 1995].

46 A moins par exemple de conjuguer les statuts de yanapero et de peón. Les yanaperos, membres des communautés

« libres », une fois dégagés des deux jours hebdomadaires de travail gratuit qu’ils doivent à l’hacienda, disposent du reste du temps pour travailler leur propre terre située sur le territoire de la communauté et/ou de s’employer comme journalier dans différentes activités agricoles, de façon ponctuelle ou saisonnière. Soulignons que si les statuts de

huasipunguero et de yanapero représentaient l’essentiel de la force de travail utilisée par les haciendas, dans les

obligatoire qu’il devait fournir à l’hacienda.

Finalement, l’hacienda s’organisait en trois ensembles socio-spatiaux inter-reliés : (i) les terres mises en exploitation par le propriétaire, sur lesquelles il faisait travailler la main-d’œuvre attachée à l’hacienda selon différents types de contrats, et dont la production était destinée au marché, (ii) les terres concédées aux huasipungueros qui constituaient une série de lots éparpillés, localisés souvent sur les sols en pente et de moindre qualité, et qui étaient exploitées par les huasipungueros et leur famille nucléaire et élargie et dont la production était essentiellement destinée à l’autoconsommation, (iii) les pâturages d’altitude qui n’étaient pas divisés et dont les droits d’accès dépendaient du statut occupé au sein de et autour de l’hacienda. Autour de ou entremêlées avec les terres de l’hacienda se trouvaient les terres des communautés « libres » dont les membres étaient également partiellement liés aux haciendas.

En Bolivie, l’expansion des haciendas, via l’appropriation massive par les hacendados des terres des communautés indigènes et la soumission des paysanneries à un système de semi-servitude, ne se produisit pas avant la seconde moitié du XIXe siècle [Chonchol, 1994]. Jusque-là, moins d’un tiers des paysans étaient colonos dans les haciendas, et les trois-quarts des terres cultivées l’étaient encore par les paysans des communautés indigènes. C’est suite à une disposition de 1866 que les terres des communautés indigènes furent massivement parcellisées et vendues en grandes majorité aux hacendados traditionnels, ainsi qu’à une nouvelle génération de grands propriétaires issus d’autres activités comme la banque et le commerce, contraignant les paysans indigènes à travailler en semi-servitude sur les terres qui leur appartenaient auparavant. À la fin du XIXe siècle, plus de deux tiers des indigènes se voient incorporés au système des haciendas, les autres demeurant dans des communautés « libres ». Dans l’Altiplano nord-bolivien, avant les réformes agraires, selon des enquêtes réalisées en 1945 dans le département de La Paz, les colonos cultivaient directement 80 à 90% des terres des haciendas, et 60% des animaux présents sur le territoire de l’hacienda leur appartenaient. Les colonos étaient ceux qui avaient accès aux terres de l’hacienda : lopin autour de l’habitation concédée en usufruit, terres disséminées sur le territoire de l’hacienda souvent exploitées en fermage, et terres de parcours accessibles pour le troupeau. Il existait au sein des colonos une hiérarchie qui déterminait la quantité de terres qu’ils recevaient, l’étendue de leurs droits sur les ressources de l’hacienda et la quantité de travail qu’ils devaient fournir au propriétaire (travaux agricoles, transformation des produits de l’hacienda, services personnels, entretien des infrastructures). En plus des colonos, des paysans sans droits à la terre travaillaient également sur l’hacienda. Les sullkas (ou payurus), souvent des enfants légaux ou adoptifs des colonos, avaient seulement droit à une maison et à un terrain réduit (la jachoja) autour de celle-ci, en échange de quoi ils devaient des jours de travail à l’hacendado. Leur subsistance dépendait des parcelles des colonos, sur lesquelles ils travaillaient avec eux. Enfin, les utawawas (ou wagus) travaillaient pour les colonos, en échange de quoi ils recevaient de leur part le gîte et le couvert. À l’époque, dans l’Altiplano bolivien, contrairement à la sierra équatorienne, les rémunérations sous forme monétaire n’existaient pratiquement pas.

3.2.2.2. Sous le joug de l’hacienda, stratégies productives et reproductives des paysanneries et

structures de l’échange

Que ce soit dans les communautés « libres » ou sur les parcelles concédées en usufruit par l’hacienda, les paysans pratiquaient une association polyculture-élevage à dominante vivrière. L’agriculture diversifiée était organisée dans la mesure du possible selon la verticalité écologique, même si celle-ci avait été très fortement altérée par la politique de reducciones à l’époque coloniale, et continuait de l’être du fait de l’accaparement des terres par les haciendas. Ainsi, dans les communautés « libres » chaque famille possédait plusieurs petites parcelles dont

la dispersion spatiale résultait des partages successifs entre les héritiers et de la nécessité constante de diversifier les productions animales et végétales et minimiser le risque de perte de récolte globale, quitte à devoir se déplacer sur de longues distances d’une parcelle à l’autre. En réalité, la propriété privée était loin de représenter la majorité de la tenure foncière, la reproduction des familles dépendant souvent davantage des modes de tenure foncière précaires établis avec l’hacienda et de l’usufruit des communaux. Dans le cas des familles paysannes qui bénéficiaient de l’accès en usufruit à un petit lopin sur les terres de l’hacienda, celui-ci était souvent constitué de plusieurs soles réparties sur les terres les plus ingrates de la propriété. L’accès permanent aux ressources fourragères et génétiques de l’hacienda permettait souvent l’élevage de davantage d’animaux que dans le cas des familles paysannes des communautés libres. Dans les communautés « libres » comme au sein des haciendas, la mise en œuvre de cette agriculture paysanne exigeait un important volume de travail pour des résultats médiocres, du fait de l’usage d’outillage manuel, des déplacements quotidiens entre les différentes parcelles, du versement de la moitié de la récolte conformément aux contrats de métayage passés avec l’hacienda, du temps dédié à l’hacienda pour accéder aux parcours fourragers, des risques climatiques, des tâches post-récoltes [Vaillant, 2013].

La précarité de cette agriculture paysanne était toutefois atténuée par le fait qu’elle reposait encore sur un enchevêtrement de relations sociales – qui, bien que fortement atténuées, se sont maintenues depuis l’époque préincaïque jusqu’à aujourd’hui – destinées à réguler et à organiser la réciprocité entre les familles paysannes et au sein des collectifs [Alberti & Mayer, 1974 ; Cliche, 1995]. Ainsi, l’ayni constitue une aide réciproque entre les familles au moment des pointes de travail lors des opérations culturales (semis, récoltes), pour la surveillance des troupeaux, mais aussi pour des opérations non directement liées à la production agricole (entretien et rénovation des habitations par exemple)47. La minga (ou minka, appelée également faena dans certaines régions48) est un travail collectif impliquant l’ensemble des familles

paysannes d’une communauté49 (construction et entretien de canaux d’irrigation, de bâtiments

collectifs, entretien des communaux etc.). D’autres institutions traditionnelles de type

47 Le service peut être soit réciproque et symétrique (échange mutuel de main-d’œuvre familiale), soit asymétrique

lorsque l'échange réciproque ne concerne pas la même nature de service (du travail contre des produits par exemple) [Cortès, 2000]. Les modalités de cette aide mutuelle, très ritualisée et codifiée, sont en réalité complexes et multiples, mais quoiqu’il en soit il n’y a jamais de contrepartie monétaire à l’échange de travail, ce qui n’empêche pas que la force de travail échangée fasse l’objet d’une comptabilité (par exemple, l’aide d’un enfant ne s’échange pas contre la même durée de travail d’un adulte) [Gasselin, 2000].

48 Dans certaines régions, la minka ou mink’a a une autre signification : elle correspond à un travail contre

rémunération en espèces [Morlon, 1992] ou en nature comme dans le cas de la région de Cochabamba [Cortès, 2000]. Dans certaines régions, à l’instar de l’Altiplano Central péruvien, la minka peut avoir ce double sens à l’intérieur d’une même communauté : « La minka, dans les communautés de Chaupiwaranga, se définit comme une prestation de travail à

laquelle est soumise un comunero [membre de la communauté] au bénéficie de la communauté, ou bien au bénéfice d’un autre comunero, lequel, dans ce cas, a un statut supérieur à celui qui assure la prestation de service. La différence de statut peut-être socio-économique […] ou de prestige. Dans toute relation de minka, celui qui est défini comme supérieur reçoit les bénéfices et récompense l’inférieur par des « droits » ou des « biens » » [Fonseca Martel, 1976]

49 La participation en travail d’un ou plusieurs membres de chaque famille, ainsi que la participation en matériaux, est

généralement obligatoire (la participation de chaque famille pouvant être systématique ou rotative). La participation est la condition nécessaire au maintien des droits d’accès de chaque famille aux infrastructures, aux ressources et aux espaces communautaires.

réciprocitaire, parfois pratiquées à bonne distance du lieu de résidence, pouvaient permettre également aux familles paysannes et aux individus les plus précaires de satisfaire leurs besoins essentiels et de ne pas sombrer totalement dans la pauvreté et l’exclusion. Ainsi, pour bon nombre de familles modestes qui ne bénéficiaient pas d’une superficie cultivable suffisante ou qui ne pouvaient compter sur un accès à différents étages écologiques, le recours au glanage (appelé chugchi [Cliche, 1995 ; Jijón, 2012] ou chala [Vaillant, 2013] dans la sierra équatorienne, et chajmay sur l’Altiplano bolivien, notamment dans la région de Cochabamba [Herrero & Sánchez de Lozada, 1983 ; Jobbé Duval et al., 2007]) était une pratique courante. Le paiement en nature de la journée de travail via diverses institutions, comme la ración [Cliche, 1995] ou l’allapakuy (ou « peón por especie ») [Alberti & Mayer, 1974], étaient également des systèmes mobilisés par les paysans bénéficiant de peu (voire pas) de terres. Ils obtiennent ainsi directement des produits alimentaires sans médiation monétaire, et ne cherchent à travailler pour des salaires que lorsqu’ils ont besoin de denrées non alimentaires.

Outre la mobilisation des institutions de travail et d’entraide communautaire, les paysans recouraient également à diverses formes d’échange marchand et non-marchand, pour obtenir les produits qu’ils ne produisaient pas eux-mêmes, ou auxquels ils n’avaient pas accès via les diverses institutions réciprocitaires intra-communautaires. Loin de l’image d’une paysannerie circonscrite aux limites de l’hacienda, les paysans pouvaient se rendaient en ville les jours de marché, où ils vendaient cultures de rente (comme le blé) et petits animaux domestiques (ovins, porcins, cobayes, volailles). Les revenus monétaires qu’ils en tiraient servaient à se procurer le jour même les biens de première nécessité [Vaillant, 2013]. Mais alors que les grandes exploitations disposaient souvent de leurs propres services de transport et de commercialisation, la production du paysan indigène ne rentrait parfois dans les circuits de commercialisation monétarisés qu’à travers l’institution de type réciprocitaire du compadrazgo (compérage)50. Il existe de multiples de formes de compérages, mais dans les échanges de

produits alimentaires, celui-ci définissait des rapports étroits entre, d’une part, le commerçant- intermédiaire, le plus souvent métis vivant au chef-lieu paroissial, et d’autre par le paysan indigène [Fauroux, 1980]. La rencontre et la transaction entre paysan et intermédiaire pouvait avoir lieu en ville les jours de marché, mais le commerçant pouvait aussi se déplacer jusque dans le campo à la rencontre du paysan. Ces relations entre paysans et intermédiaires, qui existent toujours aujourd’hui, se caractérisent ainsi souvent par des réseaux denses et complexes de prestations et contre-prestations (prêts en argent, paiement anticipé des produits, livraison de biens de première nécessité en provenance de la ville etc.) de type réciprocitaire (Encadré 3), plus ou moins symétriques et loin d’être dénuées de relations de pouvoir, et dont la livraison de produits agricoles par les premiers ne constitue finalement qu’un élément [Cicero, 2003].

50 Bien qu'il soit une pratique importée par les Espagnols, le compadrazgo est une coutume totalement intégrée au

monde andin. Dans les sociétés paysannes, il est au cœur des relations sociales qui s'établissent non seulement à l'intérieur de la communauté, mais également à d'autres échelles spatiales. Son principe consiste en l’établissement d’un lien de quasi-parenté entre deux familles à l'occasion d'un rituel spécifique. L’institution du compadrazgo vise à élargir le champ social des individus et des familles, généralement issus de catégories différentes, les plus aisés apportant plus de prestations sociales et les plus modestes plus de produits de leur travail (par exemple entre notables et paysans, entre commerçants et paysans etc.) [Cortes, 2000 ; Vaillant, 2013].

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