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L’insertion des paysanneries dans la nouvelle donne néolibérale : adaptations, organisation et alliances locales, mobilisations nationales

MARGINALISATION SÉCULAIRE MAIS DES PAYSANS QUI LUTTENT POUR LEUR RECONNAISSANCE

Encadré 7 La libéralisation du secteur agricole au Pérou dans les années 1990 : la voie vers le « neo-

4.2.4. L’insertion des paysanneries dans la nouvelle donne néolibérale : adaptations, organisation et alliances locales, mobilisations nationales

4.2.4.1. Des difficultés encore plus accentuées que lors de la période précédente

Le virage néolibéral et agro-exportateur pris par les pays latino-américains en général et andins en particulier dans les années 1980, 1990 et le début des années 2000, a provoqué une augmentation de la marginalisation des populations rurales [Haubert, 1991 ; Rubio, 2009]. Non seulement les difficultés (pauvreté, malnutrition) se sont considérablement aggravées pour la grande masse des paysans, mais elles touchent également une population encore plus importante. Ainsi, ceux qui souffriront le plus du brusque désengagement de l’État seront les familles paysannes un peu plus aisées dites « en processus de capitalisation »130, dont les

127 Contamination de l’environnement, pression sur les ressources (eau, terres, forêts), diminution de la diversité

phytogénétique, renforcement de la résistance des facteurs de maladies etc.

128 Tant pour les consommateurs que pour les travailleurs agricoles.

129 En ce qui concerne l’Équateur, on pourra lire la critique de Víctor Bretón Solo de Zaldívar [2008] du projet

PRODEPINE (Projet de développement des peuples indigènes de l’Équateur, 1998-2004) et celle de Luciano Martínez Valle [2014] des projets Pronader (Projet national de développement rural, 1990-2000) et Prolocal (Projet de réduction de la pauvreté et de développement rural local, 2002-2006).

130 Selon une typologie des unités de production latino-américaines établie par Chiriboga [1995] cité par Durand,

[1997 p. 17-20], qui distingue les moyennes et grandes entreprises agricoles, les paysans minifundistes (qui représentent plus de 70% de unités dans les Andes dans les années 1990), et enfin les paysans en processus de capitalisation également appelés petits producteurs. Selon Guy Durand, ces derniers sont ceux qui se rapprochent le plus de l’image du paysan européen de type familial de l’époque, c'est-à-dire produisant pour le marché, ayant

exploitations étaient souvent plus spécialisées131 que les familles paysannes minifundistes, et qui

avaient bénéficié de l’assistance technique et du crédit prévus par les politiques de modernisation de la période précédente [Durand, 1997 ; Mesclier, 2006]. Les paysans minifundistes, qui étaient les grands oubliés des réformes agraires et de politiques de modernisation, avaient déjà développé d’autres stratégies pour survivre comme nous l’avons vu précédemment. Du fait des effets conjugués de l’accroissement démographique et de l’élargissement des profils de familles paysannes laissées pour compte, ces stratégies seront suivies par un nombre grandissant de paysans, et de manière encore plus accentuée que lors de la période précédente.

Les stratégies d’adaptation du système de production et du système d’activité déjà à l’œuvre lors de la période précédente (§ 4.1.3.2) se poursuivent donc, tout en se renouvelant. L’enjeu pour les familles paysannes consiste à optimiser l’usage de leur force de travail tout au long de l’année dans un contexte de précarité du marché du travail et d’un marché des produits concurrencé par les importations d’aliments bon marché et subventionnés, orienté par la demande urbaine qui s’éloigne de plus en plus des produits de base traditionnels au profit d’autres plus transformés et plus variés, et dominé par l’agro-industrie et par les intermédiaires commerciaux [Kay, 1995b]. Ainsi, à l’échelle du système de production, les paysans continuent de délaisser les espèces et les variétés trop exigeantes en travail, les cultures de cycle long et les produits inadaptés à la demande urbaine, même s’ils conservent toutefois pour leur propre consommation des variétés locales plus adaptées aux conditions du milieu, à leurs pratiques et à leurs goûts. Parmi les reconversions du système de production, le passage d’un système de production basé sur l’agriculture à un système de production reposant sur l’élevage est une stratégie courante [Mesclier, 2006 ; Vaillant, 2013]. L’élevage, pour le lait ou pour la viande, a en effet l’avantage de procurer un revenu régulier, et les animaux constituent d’importantes réserves de trésorerie132. Par ailleurs, à mesure qu’augmentaient les marchés urbains, la

production maraîchère s’est également beaucoup développée chez les petits et moyens producteurs localisés à proximité des villes [Mesclier, 2006].

A l’échelle du système d’activité, la combinaison d’activités et la migration continuent d’être des stratégies d’obtention d’un revenu à l’extérieur permettant le maintien et la reproduction de l’activité paysanne, mais elles prennent en partie des formes nouvelles. Depuis le début des années 1980, on assiste en effet à des phénomènes nouveaux et accentués de migration des populations rurales vers l’extérieur du pays. Il peut s’agir de pays limitrophes, c’est le cas par exemple de paysans boliviens qui vont travailler en Argentine dans les exploitations horticoles et fruitières (Jujuy, Salta) ou maraîchères (périphérie de Buenos Aires), voire pour certains s’y installer dans une perspective d’ascension économique et d’extension spatiale de leur activité agricole [Cortes, 2002 ; Le Gall, 2010]. Mais depuis les années 1990 il s’agit de plus en plus de

introduit un certain nombre d’améliorations techniques grâce aux diverses politiques publiques d’appui ou à l’incitation de son environnement amont et aval, le tout dans un processus de faible capitalisation.

131 Aliments de base pour le marchés interne, produits pour l’exportation comme le café ou le cacao ou encore

produits liés aux entreprises industrielles.

132 Comme le soulignait un paysan de la communauté de Huanaspampa (département de Huancavelica, Pérou) « ma

pays éloignés. Ainsi, les Boliviens – urbains ou ruraux – se dirigent vers de nouveaux pôles d’attractions préférentiels que sont les États-Unis, Israël, l’Espagne et l’Italie [Cortes, 2002]. Quant à l’Équateur, il connut un véritable séisme migratoire à la fin des années 1990. Ce départ massif d’Équatoriens à l’étranger fut une réaction à la crise inédite qui ébranla le pays à la fin des années 1990, aggravée par la dollarisation totale de l’économie annoncée en janvier 2000 [Acosta, 2006]. Cette crise économique et sociale trouve ses origines dès la mise en œuvre des politiques néolibérales dans les années 1980, puis dans l’emballement de la fin des années 1990 où se conjuguèrent les effets d’un violent phénomène El Niño, des retombées de la crise asiatique, et de l’instabilité politique chronique du pays. Elle plongea brusquement une grande partie de la population dans la pauvreté. Entre 1995 et 2000, celle-ci bondit de 34 à 71% de la population totale, et de 54 à 86% en milieu rural, conduisant 300 000 équatoriens à quitter leur pays pour les États-Unis, l’Espagne ou l’Italie. En 2008, c’est un million et demi d’équatoriens que l’on recensait à l’étranger. Bon nombre de paysans, privés de leurs salaires journaliers et même de leur épargne, volatilisée suite à la faillite des banques, avaient entrepris le voyage [Rebaï, 2012 ; Vaillant, 2013]133.

Ces nouvelles formes de migration circulatoire, voire plus récemment définitive pour certains membres des familles paysannes, n’empêche pas que perdurent tout en se renouvelant les formes plus anciennes de combinaison d’activités, les paysans continuant d’avoir recours à l’emploi salarié en ville ou dans les grandes exploitations capitalistes. Fait nouveau, alors que les cultures traditionnelles d’exportation demandent des travailleurs temporaires et majoritairement masculins, occasionnant chez les paysans des hauts plateaux des migrations saisonnières, les nouvelles cultures d’exportations (fleurs, légumes, fruits) requièrent une main- d’œuvre plus permanente, abondante134 et essentiellement féminine135 [Gasselin, 2000 ; Kay,

1995b ; Martínez, 2014]. On assiste ainsi à une « double féminisation » [Martínez, 2003] du travail agricole, les femmes combinant la production sur leurs petites parcelles familiales et l’emploi salarié dans la floriculture ou le maraîchage pour l’exportation, tandis que les hommes ont plus souvent un emploi en ville et ne reviennent travailler sur la ferme que le weekend. Lorsque les exploitations agricoles capitalistes sont localisées dans la sierra (cas par exemple de la production de fleurs et de brocolis en Équateur), elles sont à proximité des communautés paysannes où elles bénéficient d’une réserve de main-d’œuvre bon marché. Elles contribuent ainsi à une inversion des flux migratoires interrégionaux et ville-campagne et à une intensification des migrations pendulaires [Gasselin, 2000]. Ainsi, la dualité et l’interdépendance inéquitable entre les petites unités paysannes, dont la survie est conditionnée à l’emploi de membres de la famille dans une activité à l’extérieur, et les grandes exploitations capitalistes, perdure, se renforce, tout en se renouvelant. Et bien au-delà des seules entreprises agricoles

133 Pour une analyse de l’effet de l’émigration internationale des paysans équatoriens sur les espaces ruraux et sur les

systèmes de production et d’activité des familles paysannes, voir les thèses de Rebaï [2012] et de Vaillant [2013].

134 La floriculture est la production agricole en Équateur qui emploie le plus de travailleurs par unité de surface : de 8

à 13 actifs/ha pour les fleurs de plein champ et de 12 à 18 actifs/ha pour les fleurs sous serre [Gasselin, 2000].

135 Pour des raisons qui correspondent à des stéréotypes mais aussi à des comportements réels, les exploitations

agricoles capitalistes préfèrent employer des femmes. Celles-ci sont plus enclines à accepter des salaires plus bas et sont considérées comme plus dociles, plus travailleuses et moins absentéistes que les hommes, ainsi que plus adaptées aux activités qui requièrent du soin et de la méticulosité [Kay, 1995b ; Gasselin, 2000].

capitalistes, c’est à tout le « complexe agro-industriel » – comme le nomme [Chonchol, 1994]136

qu’est lié le secteur paysan de manière fortement inéquitable et asymétrique, notamment à travers le développement de l’agriculture de contrat [Larrouqué, 2009 ; Merlet & Jamart, 2007 ; Rubio, 2009]137.

4.2.4.2. Face à la désétatisation, la prolifération de nouveaux acteurs locaux en milieu rural

Le désengagement de l’État laissa la place en milieu rural à une multitude d’ONG financées par l’aide internationale, si bien que dès les années 1980 la privatisation de l’intervention en milieu rural et l’ouverture du « marché de la coopération » sont en marche [Bretón, 2014a ; Del Pozo Vergnes, 1997]. Certes, la présence d’ONG n’est pas nouvelle dans les Andes, puisque certaines d’entre elles étaient déjà actives à l’époque de la lutte pour la terre. On avait en effet assisté dans les années 1960 à une vague de création d’ONG liées à l’Église catholique [Arcos Cabrera & Palomeque Vallejo, 1997 ; Guillén Marroquin, 1998]. Celle-ci était inspirée par la théologie de la libération du péruvien Gustavo Gutierréz et par l’éducation populaire de Paulo Freire et était par conséquent animée, au-delà de motivations d’ordre caritatif, d’un esprit de transformation sociale et cherchait ainsi à élargir les bases sociales des politiques publiques. C’est ainsi, par exemple, qu’en Équateur le diocèse de Riobamba (province de Chimborazo) fut à l’origine de la création du CEAS138 en 1960 et d’ERPE139 en 1962, deux ONG toujours actives

aujourd’hui et qui jouèrent un rôle décisif dans l’organisation du mouvement indigène et paysan dans cette province et même au-delà. Ce qui est nouveau, c’est non seulement l’intervention massive de ce type d’organisation à partir des années 1980 mais aussi leur changement de nature.

Ainsi, dans le cas de l’Équateur, selon les chiffres cités par Arcos Cabrera & Palomeque Vallejo [1997, p. 25], 80% des ONG sont nées entre 1980 et 1995, c'est-à-dire au moment de l’abandon des réformes agraires et de la mise en place des plans d’ajustement structurel. Par ailleurs, dans les années 1960 et 1970 les ONG avaient une posture contestataire et revendicative, elles ambitionnaient de donner aux populations paysannes et indigènes les clés pour comprendre le monde et ses injustices et cherchaient à s’attaquer aux causes des problèmes du développement rural. A partir des années 1980, le politique devient un champ

136 Pour Jacques Chonchol, le complexe agro-industriel (CAI) est composé d’un pôle dominant situé en dehors de

l’agriculture, i.e. le pôle financier-industriel-commercial, et de deux pôles opposés au sein de l’agriculture, i.e. les entreprises agricoles capitalistes et les entreprises paysannes de petite production.

137 Pour se prémunir contre les risques d’un marché instable et pour sécuriser leurs approvisionnements, les grands

groupes agro-industriels ou commerciaux scellent avec des paysans des contrats commerciaux. Ces entreprises concèdent aux paysans (individuels ou organisés) des avantages en nature (semences, engrais, produits chimiques, crédit, services de vulgarisation etc.) en contrepartie de droits d’achat exclusifs de volumes prédéfinis sur la récolte, sous réserve de respect d’un cahier des charges en termes de qualité standard. Ces contrats commerciaux sont souvent léonins. Ils réduisent au minimum la marge de décision et de négociation des producteurs, leur imposent les modalités d’intégration et leur font assumer tous les risques et incertitudes inhérents à la production. Cette forme d’intégration des paysans au complexe agro-industriel est source de perte d’autonomie pour les paysans. Ces derniers sont souvent poussés à réorienter leurs systèmes de production vers la monoculture, ce qui a des conséquences néfastes tant du point de vue écologique que du point de vue de la sécurité et de la souveraineté alimentaire des familles paysannes.

138 Centre d’Études et d’Action Sociale

externe aux nouvelles ONG, et même les ONG traditionnelles et l’Église repensent leur rapport à l’État, au marché et aux groupes avec lesquels elles travaillent, pour rentrer dans la nouvelle logique des projets de développement [Bretón, 2010 ; Chiriboga, 1995 ; Del Pozo Vergnes, 1997]. Désormais c’est sur les conséquences de problèmes de développement que se concentrent les ONG, en mettant en œuvre des projets de développement, « parcelles d’intervention » (Encadré 8) financées par des agences externes qui tendent à imposer les thématiques – variable au gré des modes internationales140 –, les délais et les modes

d’évaluation. En ce sens, le rôle des ONG dans les décennies 1980 et 1990 n’est guère différent de celui des projets de développement rural mis en œuvre par les gouvernements ou par la Banque Mondiale à la même période (§ 4.2.3), permettant de servir de tampon aux effets désastreux des politiques d’ajustement et du néolibéralisme [Bretón, 2010 ; Martínez, 2002].

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