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Une conjonction de facteurs favorables à la mise en œuvre de réformes agraires

MARGINALISATION SÉCULAIRE MAIS DES PAYSANS QUI LUTTENT POUR LEUR RECONNAISSANCE

Encadré 3 Comprendre la réciprocité

4. L ES PAYSANNERIES ANDINES DES RÉFORMES AGRAIRES AUX POLITIQUES NÉOLIBÉRALES :

4.1. Des années 1950 aux années 1980, le grand espoir déçu : des réformes agraires et des politiques de modernisation inachevées et inégalitaires

4.1.1. Une conjonction de facteurs favorables à la mise en œuvre de réformes agraires

Les réformes agraires, qui signeront la fin du latifundio dans sa version « traditionnelle », s’inscrivent dans des dynamiques sociales globales à l’échelle des sierras et des hauts-plateaux andins, des pays et du continent américain – États-Unis compris –, et qui relèvent de différents facteurs inter-reliés. Cliche [1995] identifie trois facteurs principaux à l’échelle de l’Équateur, que nous pouvons extrapoler aux autres pays andins : le développement des forces productives, le mouvement paysan, le contexte international et la scène politique nationale, facteurs auxquels il faut rajouter également l’essor démographique inédit que connaissent les pays andins depuis l’après-guerre [Dollfus, 1981 ; Fauroux, 1980]. Nous avons évoqué dans le paragraphe précédent (§ 3.3) les vents de modernisation capitaliste qui soufflaient sur les haciendas traditionnelles, l’émergence d’une classe agro-exportatrice sur la Costa, et les vents de revendication émanant des mouvements paysans et indigènes. En ce qui concerne le contexte international, soulignons que malgré ces vents de modernisation et de revendications annonciateurs et demandeurs, depuis le début du XXe siècle, de changements dans la structure et l’organisation agraire, les

réformes agraires étaient demeurées un sujet tabou. Ce n’est qu’à la fin des années 1950 qu’elles deviendront à la mode sous la pression des États-Unis et des capitalistes industriels, pour des raisons à la fois politiques et économiques [Dufumier, 1986]. Du point de vue politique, les révolutions mexicaine (1910-1920) et bolivienne (1952) et plus encore la révolution castriste à Cuba (1959), rencontrent un grand écho dans les pays latino-américains, sous hégémonie politique et économique des États-Unis depuis la fin de la première guerre mondiale. Face au risque d’expansion des idées révolutionnaires, les États-Unis s’engagent en 1961, via la Charte de l’Alliance pour le Progrès signée à Punta del Este (Uruguay) par tous les pays américains à l’exception de Cuba, à participer financièrement au développement de l’Amérique latine. Des considérations de nature plus strictement économiques amènent les États-Unis à modifier leurs alliances et à favoriser désormais l’essor de la jeune bourgeoisie industrielle, à l’encontre des intérêts immédiats de l’oligarchie foncière sur laquelle ils s’appuyaient jusque-là pour défendre leurs intérêts en Amérique latine.

L’Alliance pour le progrès prévoyait la mise en œuvre de réformes agraires radicales associant la redistribution de la terre mais aussi des autres moyens de production70, la fin des

rapports sociaux de servitude devant être remplacés par des rapports de production plus efficaces, et des mesures incitant à l’accroissement de la productivité agricole. Ces réformes agraires et ces politiques de modernisation de l’agriculture, faisant partie intégrante de la mise en œuvre de politiques d’industrialisation par substitution d’importations (ISI), devenaient urgentes pour réaliser les objectifs suivants [Dufumier, 2004 ; Fauroux, 1980] : (i) réduire la

70 Rappelons que la terre n’était pas l’unique moyen de production qui faisait l’objet d’une concentration. Les autres

pauvreté dans les campagnes et d’enrayer l’accélération de l’exode rural afin de limiter les risques d’insurrection en ville comme dans les campagnes ; (ii) intégrer davantage les paysans aux échanges marchands et élargir ainsi les marchés intérieurs pour les industries ; (iii) accroître la productivité du travail dans l’agriculture pour augmenter l’offre intérieure et approvisionner un marché urbain en vertigineuse croissance en produits alimentaires au moindre coût, ceci permettant entre autres d’éviter les revendications salariales dans les industries naissantes ; (iv) ravitailler les nouvelles industries en matières premières d’origine agricole à des prix relativement bas. En revanche, les préoccupations de nature environnementale, en particulier la préservation des ressources (eau, sols, biodiversité etc.) n’ont quasiment jamais été évoquées à l’époque par les promoteurs des réformes agraires.

Cette nécessité de nourrir à bon marché une population en forte croissance démographique, afin de ne pas compromettre le démarrage d’une activité industrielle urbaine encore très fragile, allait dans le sens du courant « desarrolliste71 »72 promu par la CEPAL73 depuis les années 1940

Ce courant, qui supposait un renforcement du rôle productif de l’État [Bretón, 2008 ; Fauroux, 1980 ; Mesclier, 2000], prévaudra en Amérique latine jusqu’au début des années 1980.

Dans ce contexte, les réformes agraires et les objectifs qu’elles devaient remplir trouvaient un écho dans des milieux très divers [Dufumier, 2004 ; Fauroux, 1980 ; Mesclier, 2000]. Les paysanneries en lutte, et jusque-là entièrement laissées à leur sort, espéraient améliorer leur niveau de vie, leurs conditions de travail, leur position occupée et considérée dans la société et attendaient de réels changements dans le sens de plus de justice sociale. La bourgeoisie industrielle et financière souhaitait l’élargissement du marché intérieur et le maintien des coûts de production à leur niveau le plus bas. Les populations urbaines avaient tout intérêt à ce que les villes soient approvisionnées en produits agricoles à bas prix. La jeune classe ouvrière, structurée en syndicats, était favorable à des réformes agraires attribuant la terre aux paysans afin d’éviter un afflux de main-d’œuvre en provenance de campagnes. La frange modernisatrice des grands propriétaires fonciers (§ 3.3) avait compris qu’une généralisation du salariat, associée à une modernisation technologique, et capitaliste permettait la diminution des coûts et d’importants gains de productivité. Certains avaient déjà éliminé leur main d’œuvre permanente excédentaire tout en fixant à la périphérie de leur propriété une importante réserve de force de travail temporaire de complément, ce qui leur permettait en outre de tirer les salaires vers le bas. Enfin, les gouvernements militaires au pouvoir dans les années 1960 au Pérou et en Équateur étaient convaincus de la nécessité de mettre en œuvre ces réformes agraires, d’une part pour éviter de plus grands troubles provoqués par les mobilisations paysannes et indigènes, et d’autre part pour poursuivre des objectifs de modernisation économique. Finalement, seule l’oligarchie foncière traditionnelle avait des raisons de s’opposer aux réformes agraires, à moins de disposer de compensations substantielles. Mais depuis plusieurs décennies, et même

71 De « desarrollo » qui signifie « développement » en espagnol.

72 Les stratégies d’ISI, liées au modèle desarrolliste, tiraient leur légitimité de la critique du modèle de croissance

extravertie basé sur l’exportation de matières premières minières et agricoles fortement remis en cause par la crise des années 1930 [Durand, 1997].

73 La CEPAL (Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes) est une commission régionale de l’ONU

plusieurs siècles, c’est elle qui détenait le pouvoir et constituait la classe dominante dans les sociétés andines. Or les réformes agraires n’ont de chances d’être pleinement réalisées que si elles sont conformes aux intérêts des classes dirigeantes. Aussi, sans bouleversements politiques majeurs et en l’absence de profonds changements dans les rapports de forces entre groupes dominants et groupes dominés, les réformes agraires ont peu de chance d’être effectives [Dufumier, 1986]. Et de fait, nous allons voir que, si les réformes agraires et les politiques économiques et agricoles qui leur étaient liées ont conduit à des redistributions des terres plus ou moins importantes selon les régions – certaines réformes ayant, du point de vue de ce critère, été plus ou moins radicales – elles ont partout été inachevées et inégalitaires. En effet, sans toutefois les reproduire à l’identique, elles ont renouvelé les stratifications sociales entre les groupes dominants – anciens et nouveaux – et les groupes dominés, et ce jusqu’au sein même des paysanneries [Gasselin, 2000]. En fin de compte, la modernisation du système productif voulu par les réformes agraires demeurera le privilège d’une minorité [Santana, 1981]. Ainsi, si l’on considère qu’une réforme agraire complète doit impliquer non seulement une redistribution équitable des moyens de production, mais aussi un bouleversement des rapports de force, on peut estimer qu’il n’y en aura finalement pas de véritable en Amérique latine en général et dans les Andes en particulier [Mesclier, 2006].

4.1.2. Une diversité de réformes agraires et de politiques de modernisation dans les pays

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