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La participation de la CONAIE au gouvernement en 2003 : de la reconnaissance politique à l’affaiblissement du mouvement

MARGINALISATION SÉCULAIRE MAIS DES PAYSANS QUI LUTTENT POUR LEUR RECONNAISSANCE

Encadré 10 La participation de la CONAIE au gouvernement en 2003 : de la reconnaissance politique à l’affaiblissement du mouvement

En 1995, la CONAIE fonde ce qui deviendra son bras politique, le Mouvement Pachakutik149 ». Ce mouvement a la particularité inédite d’être à la fois une alliance Indiens – Blancs/Métis et rural – urbain. En effet, il réunit des acteurs indiens issus des organisations paysannes et une grande diversité de mouvements sociaux urbains : organisations écologistes, acteurs du secteur public, organisations citoyennes urbaines, universitaires etc. Ces acteurs sont mobilisés d’une part en faveur du renforcement de l’État - qui doit également être reconnu comme plurinational - et de la redistribution du pouvoir (décentralisation et démocratie participative), et d’autre part contre un modèle de développement néolibéral jugé néfaste.

Le Pachakutik obtient des sièges de députés au Congrès150 dès 1996, et 33 municipalités en 2000. En 2002, le Pachakutik soutient la candidature de Lucio Gutiérrez à la présidence de la République, celui-ci proposant un programme favorable aux revendications des mouvements paysans et indigènes. Entré en fonction en janvier 2003, Lucio Gutiérrez offrira six ministères au Pachakutik, et pour la première fois, des personnalités indigènes entrent au gouvernement à des postes-clé (Agriculture et Affaires étrangères). Toutefois, six mois plus tard, face à la non-tenue des promesses électorales et à la mise en œuvre d’une politique néolibérale sur les recommandations du FMI par le président Gutiérrez, les ministres du Pachakutik démissionnent du gouvernement et réintègrent l’opposition. La participation du Pachakutik au gouvernement de Lucio Gutierrez, faute de temps et de moyens, n’aura pas d’impact en matière de politiques publiques à destination des populations indiennes et paysannes et aura pour conséquence de couper fortement la CONAIE de ses bases sociales. Plus de dix ans après cet échec, l’affaiblissement de la CONAIE se fait toujours sentir.

Source : [Massal, 2009, 2013] Malgré cet échec, la CONAIE continuera de se mobiliser, tout comme les autres organisations paysannes et indigènes du pays (Encadré 9), pour la reconnaissance des droits des paysans et des indigènes et contre les politiques d’inspiration néolibérale mises en œuvre par les différents gouvernements qui se succèderont à la tête du pays. C’est ainsi qu’entre 2001 et 2006, les organisations paysannes et indigènes – la CONAIE et certaines réunies au sein de la Mesa Agraria (FENOCIN, ECUARUNARI151, CONFEUNASSC, CNC, FENACLE) – ainsi que de nombreuses

organisations de la société civile rurale et urbaine, se mobiliseront régulièrement et massivement, au nom de la souveraineté alimentaire, contre la signature des traités de libre-

147 La CONAIE et ses alliés ne parviendront pas à obtenir la reconnaissance de l’État plurinational revendiquée depuis

plusieurs années, il faudra pour cela attendre la Constitution de 2008.

148 En Bolivie, c’est quatre années auparavant, avec la réforme constitutionnelle de 1994, que les mouvements

indigènes obtiendront la reconnaissance d’une nation pluriethnique et multiculturelle.

149 « Nouvelle aube » en kichwa

150 Le Congrès deviendra l’Assemblée Nationale en 2008 151 ECUARUNARI quittera la Mesa Agraria en 2003

échange régional (ZLEA152) puis bilatéral (TLC avec les États-Unis). Depuis le soulèvement

indigène de 1990, les plus grands soulèvements populaires qui ont agité l’Équateur ont été animés par les organisations paysannes et indigènes, accompagnées depuis les années 2000 par les associations environnementales. À partir de la fin des années 1990, c’est la souveraineté alimentaire, projet alternatif au néolibéralisme, deviendra progressivement l’élément fédérateur de ces mouvements.

4.2.4.3.2. … à l’élaboration d’un projet de transition vers la souveraineté alimentaire

En 1994, afin de faire obstacle à la Loi de Développement Agraire (Encadré 6), les organisations indigènes et paysannes nationales (CONAIE, FENOCIN, CONFEUNASSC, CNC, FEI, FEINE, FENACLE) se rassemblent au sein d’une plateforme, la Coordination Agraire Nationale [Muñoz, 2010] qui élaborera une proposition alternative de loi, le « projet de loi agraire

intégrale » [Coordinadora Agraria Nacional, 1994]. Elles organiseront une mobilisation nationale

massive dans le but de manifester leur opposition à la version préliminaire de la Loi de Développement Agraire d’essence néolibérale (Encadré 6) et de réaffirmer les revendications qu’ils portent depuis juin 1990. Ce soulèvement, qui paralysera le pays pendant dix jours, forcera le gouvernement à inviter les organisations paysannes et indigènes à participer aux révisions de la loi. Mais les apports de ces dernières furent manipulés par les chambres d’agriculture pour créer l’impression d’un consensus, alors qu’en réalité aucun changement substantiel ne fut apporté à la loi [Martínez, 2003], à l’exception d’un long préambule formulé dans un langage ethniciste [Bretón, 2008]. Ainsi, malgré leurs capacités fédératrices et mobilisatrices et l’unité dont ils avaient fait preuve en créant la Coordination Agraire Nationale, les mouvements paysans et indigènes ne parvinrent pas à inverser le tournant néolibéral, et c’est en 1992 et 1996 que furent mis en place les plus nombreux et les plus sévères ajustements structurels, contribuant à précipiter le pays dans la crise sans précédent de la fin des années 1990 et du début des années 2000 (§ 4.2.4.1).

Le concept de souveraineté alimentaire n’apparaissait pas encore dans les discours des organisations paysannes et indigènes rassemblées dans la Coordination Agraire Nationale, plateforme qui disparaîtra après l’échec de la mobilisation de 1994. C’est à partir de la fin des années 1990 que quatre organisations (FENOCIN, CNC, CONFEUNASSC, FENACLE), rassemblées au sein d’une plateforme qui prendra le nom de Mesa Agraria, vont introduire progressivement la notion de souveraineté alimentaire dans leur discours. Ces quatre organisations sont membres du mouvement paysan international La Vía Campesina153 (LVC), qui promeut la

souveraineté alimentaire depuis le Sommet Mondial de l’Alimentation de 1996. Elles sont aussi membres de la CLOC (Coordination latino-américaine des organisations de la campagne) qui regroupe les organisations rurales d’Amérique latine et est le relai de LVC en Amérique latine. La FENOCIN est membre fondateur de LVC (1993) et de la CLOC (1994).

152 Zone de Libre-échange des Amériques (ALCA pour Acuerdo de Libre Comercio por las Américas en Espagnol et FTAA

pour Free Trade Area of the Americas en Anglais)

153 La FEI est également membre de LVC depuis 2013. La CONAIE, et les 3 organisations régionales qui la

constituent (ECUARUNARI, qui sera membre de la Mesa Agraria jusqu’en 2003, CONFENAIE et CONAICE) ne sont pas membres de LVC.

Proposition d’alternative radicale au néolibéralisme, la souveraineté alimentaire deviendra le cœur du projet politique des organisations de la Mesa Agraria, projet que celles-ci revendiqueront au travers de multiples campagnes et mobilisations. En particulier, entre 2002 et 2003, dans le cadre des nombreuses mobilisations contre les traités de libre-échange et les politiques néolibérales, les organisations membres de la Mesa Agraria (FENOCIN, CONFEUNASSC-CNC et CONAIE via ECUARUNARI à l’époque) organisèrent avec l’appui de plusieurs ONG une série d’ateliers locaux et nationaux pour construire une proposition de politique agraire alternative centrée sur la souveraineté alimentaire. Ces propositions de politiques et d’actions concrètes, organisées autour de six thèmes (politique macroéconomique, terres et territoires, gestion durable des ressources naturelles, crédit, commercialisation, technologies et formation) seront rassemblées dans l’« Agenda agraire des Organisations Rurales

de l’Équateur154 » [CONAIE (ECUARUNARI) et al., 2003]. Cet agenda agraire servira de base pour

l’éphémère Minga pour l’Agro équatorien155 [Ministerio de Agricultura y Ganadería, 2003] plan

de développement agraire lancé en 2003 par Luis Macas, ancien président de la CONAIE et Ministre de l’Agriculture pendant la courte période de l’alliance entre le Pachakutik et le président Lucio Gutiérrez (Encadré 10). Outre toutes ces actions politiques, les membres de la

Mesa Agraria mettront également en œuvre la souveraineté alimentaire au niveau local à travers

l’expérimentation de pratiques alternatives de production combinant récupération et revalorisation de savoirs et de pratiques paysannes et innovations agro-écologiques, avec l’appui technique et financier de plusieurs ONG [Giunta, 2014].

Entre 1990 et 2006, si les différents gouvernements ont poursuivi une trajectoire néolibérale défavorable aux paysanneries, la société, elle, pouvait de moins en moins ignorer ces populations fortement mobilisées et leurs revendications, et cela d’autant plus que les effets négatifs des politiques néolibérales d’une part affectent les populations urbaines comme les populations rurales et d’autre part ont des conséquences écologiques désastreuses. C’est pourquoi, la souveraineté alimentaire deviendra progressivement une revendication portée par des franges de plus en plus nombreuses de la société civile équatorienne156. En effet, telle qu’elle

est défendue et théorisée au niveau international par les mouvements paysans, indigènes et de la société civile, la souveraineté alimentaire va au-delà de la question du commerce international et des seules questions agricoles et rurales. Elle constitue non seulement une « antithèse positive

au modèle de l’agriculture industrielle » [McMichael, 2014, p. 5] mais aussi un projet de société

alternatif au néolibéralisme formulé autour de la problématique multidimensionnelle de la durabilité des systèmes alimentaires, et impliquant de nouvelles formes de relations qui soient justes et égalitaires, que ce soit entre hommes et femmes, entre groupes raciaux, entre classes économiques et sociales, entre générations, entre territoires, entre villes et campagnes et entre humains et nature [Heinisch, 2013c, 2014b] comme nous le verrons dans le chapitre 2.

154 Agenda Agraria de las Organizaciones del Campo del Ecuador 155 Minga por el agro ecuatoriano

156 Ce processus est à l’image de ce qui se passe également au niveau mondial. Le concept de souveraineté alimentaire

a été initialement défendu et porté au débat public par le mouvement international paysan, mais a ensuite rapidement trouvé un écho au sein de la société civile [Heinisch, 2013b]. Depuis le concept est régulièrement débattu et enrichi au sein des rassemblements internationaux ou régionaux de LVC, mais aussi dans les arènes de la société civile, telles que les forums sociaux régionaux ou le forum social mondial.

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