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Les paysanneries au lendemain des réformes agraires et au cœur des politiques de modernisation capitalistes : adaptations des systèmes d’activité et émergence

MARGINALISATION SÉCULAIRE MAIS DES PAYSANS QUI LUTTENT POUR LEUR RECONNAISSANCE

Encadré 3 Comprendre la réciprocité

4. L ES PAYSANNERIES ANDINES DES RÉFORMES AGRAIRES AUX POLITIQUES NÉOLIBÉRALES :

4.1. Des années 1950 aux années 1980, le grand espoir déçu : des réformes agraires et des politiques de modernisation inachevées et inégalitaires

4.1.3. Les paysanneries au lendemain des réformes agraires et au cœur des politiques de modernisation capitalistes : adaptations des systèmes d’activité et émergence

d’organisations collectives

Malgré des réformes agraires qui, plutôt que de s’orienter vers un développement agricole et économique fondée sur une voie paysanne, privilégièrent une transition allant du latifundio traditionnel vers le capitalisme agraire, favorisant une structure agraire bimodale [Kay, 1995a], il est important de souligner, si ce n’est des effets positifs, un certains nombres d’opportunités nouvelles que ces réformes ouvrirent pour le monde paysan. N’oublions pas que les réformes agraires permirent de libérer une masse paysanne et indigène considérable, celle-là même qui avait été exploitée depuis plusieurs siècles par les colons espagnols puis par les haciendas. En cela, il est indéniable, du point de vue historique et symbolique, qu’il y eut un « avant » et un « après » les réformes agraires, celles-ci offrant aux paysanneries un nouveau statut socio- économique et de nouvelles opportunités notamment en matière d’organisation collective.

4.1.3.1. Des paysanneries libérées qui s’organisent

En premier lieu, la libération des paysans leur confirma la possibilité et leur donna l’opportunité de s’organiser collectivement et à diverses échelles (locales, régionales, nationales) autour d’aspects économiques, politiques, ou identitaires87.

Du point de vue de l’organisation territoriale, la reconnaissance des communautés paysannes et indigènes, que nous avons déjà évoquée précédemment (§ 3.3) a permis de donner aux populations rurales des formes juridiques leur permettant de structurer au niveau local leur organisation politique, sociale et économique ainsi que la gestion des ressources. Cette forme d’organisation est particulièrement plébiscitée par les populations rurales, en particulier dans les sierras et l’Altiplano. Au Pérou par exemple, 3 000 communautés paysannes étaient

86 Les DRI, ainsi que d’autres programmes de développement rural du même type créés par les États à la même

époque (par exemple le FODERUMA, Fonds de développement rural pour les marginalisées, créé par la Banque Centrale d’Équateur en 1978 pour apporter une assistance financière aux communautés et petits paysans les plus pauvres) agissent par « projets » et non de manière uniforme sur tout le territoire, ce qui, comme le souligne [Moriceau, 2012, p. 51], est un changement notoire dans la manière dont l’État met en œuvre sa politique publique. En outre, ces projets bénéficiaient de budgets limités, ce qui rendait impossible une mise en œuvre à une échelle plus large (voir notamment [Korovkin, 1997, p. 38] pour le cas du FODERUMA).

87 En réalité, une organisation est toujours porteuse d’un projet qui a une dimension économique, une dimension

éthique et politique (liée aux valeurs) et une dimension identitaire (voir notamment [Gasselin et al., 2012a]), même si une dimension est toujours (du moins formellement) dominante. Nous reviendrons sur ces aspects dans le chapitre 3.

reconnues en 1980 pour passer à 5 680 en 1994 [Mesclier, 2000] et à 6 069 (dont 5 805 dans la Sierra) en 2010 [CEPES, 2013a].

Du point de vue de l’organisation économique, un grand espoir avait été mis dans les coopératives issues de la réforme agraire, mais celles-ci, nous l’avons vu, furent des échecs. En effet, elles ne furent pas impulsées par les paysans mais imposées et surtout contrôlées par les États. Ceux-ci adoptèrent souvent une attitude paternaliste et dirigiste vis-à-vis des paysans, exigeaient l’usage collectif des terres et ne leur laissaient pas le choix des productions et des pratiques, tout en négligeant de les accompagner sur des aspects de gestion. C’est pourquoi les paysans préférèrent finalement la mise en valeur parcellaire des terres distribuées par les réformes agraires afin de conserver leur autonomie vis-à-vis de l’extérieur et de garantir leur sécurité alimentaire. Contrairement à certaines idées reçues, ils ne le firent pas par individualisme ou par manque de volonté ou de capacité d’organisation. En témoigne ainsi l’importance des coopératives ou associations paysannes à vocation productive (production, transformation et/ou commercialisation et/ou services) qui émergèrent dans les décennies suivantes un peu partout dans les Andes, souvent avec l’appui d’acteurs extérieurs tels que l’Église et les ONG locales, nationales ou internationales, parmi lesquelles on pourra mentionner l’exemple emblématique des coopératives de producteurs de commerce équitable88.

Citons également le cas intéressant de la Bolivie où le secteur paysan est aujourd’hui particulièrement organisé. En effet, les différentes organisations économiques paysannes (OECA) – héritières à la fois des anciennes coopératives impulsées dans les années 1960 par l’Église, des anciennes CORACA89 créées dans les années 1980 en tant que bras économique du

syndicat des travailleurs paysans de Bolivie (CSUTCB)90 et enfin des différentes organisations de

producteurs créées avec l’appui d’ONG depuis les années 1970 – sont rassemblées depuis le début des années 1990 dans un organisme national (CIOEC) qui joue un rôle d’assistance technique aux OECA ainsi qu’un rôle de représentation du secteur paysan dans les débats politiques [Charlier, 2006 ; CIOEC Bolivia, 2010]. Outre toutes ces organisations à vocation productives, généralement structurées autour d’une filière, on a vu également fleurir dans les Andes une multitude d’initiatives d’économie sociale et solidaire, comme les caisses villageoises, les institutions de microcrédit, les associations de femmes91, les associations d’usagers de

ressources, les ONG locales etc. Toutes ces organisations économiques se distinguent des anciennes formes coopératives fondées au moment des réformes agraires par le fait qu’elles ne sont plus le produit d’une stratégie externe aux producteurs mais sont issues de la rencontre entre une population marginalisée et des dirigeants associatifs [Diaz-Pedregal, 2006].

88 Pour une histoire détaillée des coopératives de commerce équitable au Pérou, en Bolivie et en Équateur, lire la thèse

de Virginie Diaz Pedregal [2006].

89 Les CORACA étaient dotées d’objectifs comme l’organisation des marchés paysans, les machines agricoles et leur

administration, les crédits ruraux, les magasins communaux (produits de première nécessité et intrants agricoles) etc.

90 La CSUTCB (Centrale Syndicale Unique des Travailleurs Paysans de Bolivie), créée au lendemain de la réforme

agraire en 1953 avait pour mission de récupérer les terres. Depuis, elle s’est confondu avec les structures communales et est devenu la Confédération Unique des Communautés Paysannes de Bolivie, structure rassemblant les différentes communautés paysannes du pays. La CSUTCB est aujourd’hui membre de La Vía Campesina.

Enfin, du point de vue de l’organisation politique et identitaire, les années qui suivirent les réformes agraires virent l’émergence d’organisations et de mouvements paysans et indigènes d’envergure nationale. Au Pérou, c’est au cœur des réformes agraires qu’émergera en 1973 la

Confederación Campesina del Perú (CCP), fruit du regroupement des travailleurs agricoles

salariés des vallées et de la Costa et des fédérations de communautés paysannes de la Sierra. En 1974, afin de limiter l’importance de la CCP et de rassembler les paysans qui avaient été directement bénéficiaires des réformes agraires le gouvernement militaire créera la

Confederación Nacional Agraria (CNA). La CCP, tout en maintenant ses distances vis-à-vis du

gouvernement militaire, réussira à jouer un rôle important jusqu’aux années 1980 dans l’unification du mouvement paysan et la démocratisation de la société rurale [Eguren, 2014]. Toutefois, même si la CCP et la CNA sont toujours aujourd’hui les organisations paysannes les plus importantes du pays, et sont toutes les deux membres de La Vía Campesina, elles ont progressivement perdu leur poids politique. Les petits paysans péruviens ont donc aujourd’hui assez peu de représentativité nationale en tant que paysans, et encore moins en tant que groupe ethnique dans un pays marqué par la valorisation du métissage et la réticence à reconnaître l’existence même de la diversité culturelle [Mesclier, 2000]. La situation est tout à fait différente en Bolivie et en Équateur, où les mouvements paysans et indigènes qui ont émergé à la faveur des réformes agraires ont réussi se développer, se fédérer et à se maintenir en tant que véritables acteurs sociaux et politiques au niveau national, non toutefois sans conflits entre les différentes organisations et parfois au sein même des organisations. Ces conflits tiennent souvent à leurs revendications qui peuvent être soit de nature plus « classiste », c'est-à-dire paysannes (accès équitable aux ressources (terre, eau), coûts de production, crédits, autonomie et prix justes dans la commercialisation des produits agricoles, amélioration des conditions de vie dans les campagnes etc.) soit de nature plus « ethnique » (droits des Indiens à vivre dans leur pays et à y être reconnus pour ce qu’ils sont en tant que nationalités constitutives de la nation) Toutefois, malgré une orientation principale, les organisations paysannes et indigènes combinent souvent les deux types de revendications [Altmann, 2014 ; Massal, 2005 ; Neuville, 2010]. Les différents mouvements paysans et indigènes boliviens et équatoriens trouvent leurs origines et leurs bases au moment des réformes agraires dans les différentes organisations syndicales et paysannes, puis indigènes. Mais c’est à partir des années 1990 que ces mouvements commenceront à acquérir une représentativité et une action politique au niveau national comme nous le verrons plus loin92.

Encadré 4 - Petite chronologie de l'émergence des organisations paysannes et indigènes en Équateur

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