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0.3 Une enquête dans un laboratoire de la mise en pratique du paradigme de la valorisation technologique du patrimoine

0.3.2 Transfert de valeur et démonstration

L’omniprésence de la notion de valorisation m’a interpellé et j’ai rapidement décidé de la suivre. J’ai ainsi été amené à sortir du centre et à déployer mon enquête sur les lieux où les dispositifs de valorisation sont développés et surtout exposés. Dans ce mouvement, je serai amené à décrire ma rencontre avec un des opérateurs de la valorisation technologique du patrimoine qui est rapidement devenu central pour mon analyse : la démonstration. Sur le terrain, les activités démonstratives prennent différentes formes. La visite guidée du centre mettant en scène des prototypes occupe une part significative de l’activité du directeur du projet pendant l’année et de manière encore plus forte pendant la période du festival. Durant les deux premières semaines de juillet, l’équipe du projet se déplace dans les lieux du festival pour y reproduire une petite infrastructure temporaire. Les dispositifs technologiques produits durant l’année y sont exposés et des start-ups sont lancées. Le festival est aussi l’occasion de montrer les résultats du travail de conservation numérique et de donner accès à la collection, principalement au travers d’une application pour tablettes tactiles regroupant l’ensemble des concerts enregistrés qui ont passé l’étape cruciale de qualification et d’édition des contenus.

Avec les années, la période du festival devient de plus en plus centrale pour l’équipe du projet ainsi que pour mon enquête. Les enjeux de mise en visibilité du projet croissent et mobilisent des ressources matérielles et humaines de plus en plus importantes, si bien que la période du festival ne tarde pas à rythmer une temporalité devenue annuelle. Répartie sur plusieurs points centraux du festival, principalement la propriété du directeur historique du

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festival (située sur les hauteurs de Montreux) et le bâtiment du festival (situé au bord du lac, dans la ville de Montreux), l’équipe tente chaque année une vaste opération de mise en visibilité et en valeur du projet. Des visites guidées sont conduites quotidiennement par le directeur du projet. Elles passent par plusieurs points dans lesquels les membres de l’équipe sont présents, avec, à chaque fois, un discours de présentation du projet et de ses réalisations et/ou une démonstration technologique. Ma participation à l’activité du projet a progressivement pris les contours d’un engagement croissant aux côtés des membres de l’équipe. Ma présence sur le terrain est devenue plus claire à mesure que je participais directement et assumais un rôle dans la conception, la réalisation et l’animation du dispositif de mise en visibilité du projet pendant la période estivale. Il ne s’agissait plus seulement d’observer l’activité mais d’y prendre part en résolvant des problèmes devenus communs avec les acteurs du terrain, qui sont ainsi devenus des collègues et des co-enquêteurs.

La notion de démonstration occupe une place centrale dans la littérature STS qui a su montrer son importance pour la structuration et la conduite des activités scientifiques et technologiques (Shapin et Schaeffer, 1985 ; Gooding, Pinch, Schaffer, 1989 ; Licoppe, 1996 ; Barry, 2011 ; Rosental, 2007 ; Simakova, 2013). Son rôle d’opérateur de mise en valeur des projets scientifiques a quant à lui déjà été identifié (Rosental, 2007). M’inscrivant dans la continuité de ces travaux, j’essaierai de montrer que les pratiques démonstratives peuvent être effectivement mobilisées comme un opérateur de mise en valeur et dont la mobilisation par l’équipe du projet nous amènera à lui donner plusieurs fonctions originales.

Dans le chapitre 2, une analyse située reposant sur l’observation participante dans les pratiques démonstratives mises en œuvre par l’équipe du projet (la visite guidée rythmée par des démonstrations) nous amènera à envisager la démonstration comme opérateur de l’inscription du projet et de ses réalisations technologiques dans la continuité de la valeur historique et patrimoniale de la collection. La démonstration y sera abordée comme un opérateur de patrimonialisation. La fonction d’opérateur de patrimonialisation sera également éclairée par la capacité des acteurs à mobiliser les démonstrations comme des dispositifs probatoires portant simultanément sur la valeur du patrimoine (reproduire en situation et à destination de l’audience les preuves de l’importance historique du Montreux Jazz Festival) et la valeur des dispositifs technologiques qui en dessine un futur. La démonstration est ici un médiateur particulièrement efficace de la rencontre du patrimoine et des technologies numériques.

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La notion de transfert demande à être explicitée, car il ne faudra pas la comprendre au sens de « prendre quelque chose existant et le déplacer » ou de « l’accrocher » à autre chose. Le danger ici est de retomber sur une conception essentialiste de la valeur et du patrimoine. Heureusement, les acteurs du terrain se posent en garde-fous contre cette dérive potentielle. Ils ne considèrent pas la valeur patrimoniale de leur collection comme allant de soi no comme quelque chose qu’il suffirait d’invoquer pour en imprégner l’auditoire. Ils commencent toujours par activer le réseau matériel et sémantique de la valeur du patrimoine qui se distribue principalement dans une maison musée (celle du fondateur du festival) rassemblant des objets assurant le rôle de témoins de la grandeur du passé du festival (des reliques), maison dans laquelle ils réalisent des démonstrations technologiques permettant d’inscrire le projet dans le réseau sociotechnique de la valeur patrimoniale.

Cette première étude des pratiques démonstratives permettra d’établir un premier point sur les modalités de transfert de la valeur patrimoniale. Il faut commencer par reproduire en situation la valeur du patrimoine et proposer les qualités de l’objet en jeu pour que la valuation des invités produise à son tour la valeur escomptée : le patrimoine. Cette dynamique de production de la valeur patrimoniale s’appuie abondamment sur les technologies (dont certaines sont numériques) ; ce qui nous permettra de considérer ensemble patrimoine et technologie dans une dynamique relationnelle et qui n’a pas grand-chose à voir avec une instrumentalisation.

Le chapitre 3 poursuivra l’analyse des pratiques démonstratives comme opérateur de la mise en valeur des technologies en se concentrant sur la manière avec laquelle l’équipe du projet investit l’espace public du festival pour mettre en œuvre un transfert de visibilité depuis l’évènement jusqu’aux réalisations du projet. Nous analyserons en détail les problèmes à résoudre pour réaliser ce transfert de visibilité. En effet, et contrairement à ce que l’on pourrait penser intuitivement, la présence du projet de numérisation sur la scène du festival ne va pas de soi. La scène du festival est porteuse de modalités de valorisation de la collection d’enregsitrements, plus directement commerciale et installée de longue date dans l’entreprise de dérivation des produits enregistrés, ce qui peut entrer en concurrence avec les objectifs de l’équipe du projet. Il devient ainsi aussi essentiel que délicat d’instituer une scène de démonstration qui puisse porter les modalités de valorisation technologique de la collection telles qu’elles sont envisagées par l’équipe de l’EPFL, puisque cette scène demande de faire

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valoir un mode de valorisation nouveau, dirigé vers l’innovation et les sciences, potentiellement en tension avec les modalités historiques de valorisation de la collection.

L’analyse s’appuie sur des travaux ayant abordé la démonstration dans sa fonction de production d’un espace public impliquant une distribution de la visibilité en fonction des statuts sociaux des acteurs (Shapin et Shaeffer, 1989 ; Shapin, 1989 ; Haraway 1997, Barry, 1999, 2001). La démonstration est envisagée ici comme un opérateur de la redistribution de la visibilité portée par les espaces, et demandant un ajustement à l’équipe du projet qui doit négocier avec un espace qu’elle ne contrôle pas et qui est porteur d’un ordre particulier (Lave, 1988). L’analyse de la dynamique des espaces et de leur distribution de la visibilité profitera de l’usage de la notion d’écologie graphique (Denis et Pontille, 2010). En effet, la présence, premier enjeu du dispositif de transfert de visibilité, trouve une matérialisation nécessairement graphique au travers d’un stand de présentation mettant en œuvre des supports visuels imprimés, des explications, des logos et des marques. L’entrée graphique et matérielle se révèlera riche pour éclairer les modalités de présence du projet et de la construction d’une scène de démonstration à l’intérieur du festival.

0.3.3 (in)visibilités

Lorsque je suis arrivé sur le terrain, je souhaitais étudier les potentielles transformations impliquées par la numérisation des patrimoines et notamment la manière avec laquelle des ingénieurs et des chercheurs en traitement du signal se saisissaient, au sens large, des contenus réputés patrimoniaux. Je ne connaissais à peu près rien des pratiques de numérisation du patrimoine. Mes premières lectures, notamment deux numéros de la revue d’anthropologie des connaissances sur « Les petites mains de la société de l’information » (Denis et Pontille, 2012) et « Les textures matérielles de l’accumulation » (Beltrame et Jungen, 2013) ainsi que la thèse de Beltrame Ethnographie de la patrimonialisation. Numériser, inventorier et classer la

collection du musée du quai Branly (2012) m’avaient rendu particulièrement sensible aux

pratiques et enjeux analytiques de la mise en base de données. Un des premiers apports de ces travaux est d’envisager ces activités, volontiers présentées comme des activités quasi machinales impliquant simplement de remplir un catalogue ou une base de données, comme des activités de production de connaissances à part entière, mettant en scène des compétences hautement plus complexes que le simple « remplissage » le laisse entendre (Pontille, Milanovic

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et Sebbag, 2006 ; Beltrame, 2012). La prétendue immatérialité de l’information trouvait également dans l’univers de pratiques des bases de données un nouveau lieu de critique qu’avaient entamé les travaux pionniers de Star et Bowker (1999). Dans la même veine que les travaux sur l’infrastructure (informationnelle), il était ici également possible de « faire remonter à la surface » le travail et les travailleurs invisibilisés et exclus de l’espace public (Star, 1999). Il m’est rapidement apparu qu’il y avait un enjeu analytique et politique à mettre en valeur le travail de l’ombre réalisé par les bataillons sans cesse plus grands de travailleurs de l’information qui étaient, comme le rappellent justement Denis et Pontille (2012), simplement absents des compte-rendus produits par et sur la « société de l’information ».

Mes premiers pas sur le terrain m’ont permis de me saisir de cet enjeu et de faire un examen détaillé des pratiques de mise en base de données d’un matériau encore largement ignoré par ces études de la mie en base, la musique. J’ai donc passé les premiers mois d’enquête à observer et expérimenter le travail des données consistant à produire les 46'000 « songs » de la collection des quelque 5'000 concerts enregistrés au Montreux Jazz Festival. J’ai ensuite été frappé par le fait que le travail des 50 étudiants ingénieurs recrutés directement sur le campus de l’EPFL, qui consacraient chacun 15 heures par semaine à établir la liste précise de pièces musicales contenues sur les enregistrements numérisés et à identifier précisément le début et la fin de chacune des pièces de la collection, disparaissait de la scène de la promotion des produits de connaissance et des innovations pourtant développés sur la matière qu’ils avaient produites. Cette écologie du visible, et ici du travail (Star et Strauss, 1999), semblait mériter examen.

Mes premières observations m’ont également rapidement montré que la musique, que j’envisageais alors comme relevant d’abord du monde sonore, n’était pas seulement écoutée. Dans les activités de conservation (catalogage, indexation et édition) sur lesquelles je commençais mes explorations, j’ai d’emblée été frappé par le fait que la musique était parfois plus regardée qu’écoutée. Il y avait de nombreux écrans sur lesquels la collection était déployée, dans des interfaces logicielles qui participaient à rendre possibles les opérations de qualification et de transformation engagées par les étudiants ingénieurs. La forme la plus visible de la musique était une représentation graphique de l’onde sonore des enregistrements que les membres de l’équipe appellent la « wave form ». Le tracé de l’onde est vert et occupe la majeure partie des écrans utilisés, si bien que celui qui cherche la musique dans l’espace tombe inévitablement sur la représentation graphique de l’onde sonore. C’est sur elle que les curseurs des souris des opérateurs se déplacent et marquent la présence des « songs ». Les opérateurs

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ont également en permanence un casque audio sur les oreilles ; ils ne réalisent donc pas exclusivement à l’œil les activités de conservation et d’édition musicale. Mais il est rapidement devenu important pour moi de comprendre la relation entre l’œil et l’univers graphique, et le son et l’audition. De nombreuses listes passent également par l’écran. Elles consignent des titres de pièces et parfois des suites de chiffres qui sont autant de repères temporels de la situation précise des pièces sur les bandes numérisées. Il est aussi souvent question de formats audio (WAV, MP3) et vidéo (MP4, MXF, AVI). Il est rapidement devenu clair que ce que j’imaginais être la musique et les interactions possibles avec elle trouvaient dans les activités du centre Metamedia de nouvelles modalités, en particulier graphiques et visuelles. Quelles étaient les implications de cette interaction graphique avec la musique ?

Un des objectifs de cette thèse sera ainsi de rendre compte de mon exploration des activités de qualification de la collection qui aboutissent à la production des 46'000 songs contenues en potentiel par les fichiers numérisés des enregistrements. Je mettrai en particulier l’accent sur les rapports dynamiques entre les dimensions graphiques et les dimensions sonores de l’activité, et proposerai des liens avec une autre notion omniprésente dans le quotidien du centre, la valorisation. J’entendais parler de « valorisation » tout le temps, même par les opérateurs de l’indexation et de l’édition musicale. Les modalités de valorisation semblaient faire partie intégrante des activités d’indexation et d’édition qui appartenaient, selon mon acception de l’époque, plutôt à la conservation et non à la valorisation que j’envisageai intervenir, selon le modèle linéaire intuitif et installé en archivistique (Couture, 2003), après la conservation. Il fallait donc comprendre la présence et le rôle des modalités de valorisation technologique avant même que les fichiers ne soient déployés sur les écrans qui allaient devenir le terrain d’une transformation radicale. L’énigme était alors ouverte. J’avais compris que par « valorisation » les acteurs entendaient les produits de connaissance développés par les laboratoires de l’EPFL sur la base d’une exploitation du corpus numérisé. Mais alors comment comprendre la présence de ces modalités de valorisation au moment même où les opérateurs s’attelaient à décrire et à instituer les contenus musicaux de la collection ? Nous verrons que les modalités de valorisation agissent effectivement avant que les premières opérations de qualification ne se mettent en œuvre. Mais il n’est pour autant pas possible de recourir à une explication simple de type déterminisme technologique ou instrumentalisation du patrimoine pour des fins technologiques. Nous verrons également qu’un des opérateurs principaux de la rétroaction des modalités de valorisation sur les modalités de conservation est précisément le

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régime graphique, vecteur de possibilités d’accumulation inédites, dans lequel les outils numériques font basculer la collection musicale.

Plus mon enquête se déployait, pour finir par comprendre les trois principaux lieux du projet (le campus de l’EPFL, l’espace public du festival et la propriété du directeur historique du festival), et plus la question de la distribution du visible, d’importance centrale, montrait des variations. Il m’est apparu progressivement que la question de la visibilité et de sa distribution gagne à être abordée lorsqu’elle est un enjeu pour les acteurs (Denis et Pontille, 2012 ; Dagiral et Peerbaye, 2012). Il s’agit d’abord d’éviter le piège d’une critique en termes d’injustice sociale, qui oublierait que l’invisibilité et la visibilité n’existent pas en soi mais dépendent, en actes, autant des situations qui les produisent que du regard porté sur elles (Star et Ruhleder, 1996 ; Bowker et Star, 1999 ; Star, 1999, Star et Strauss, 1999). Dans le prolongement de ces travaux, cette thèse permettra d’aborder la dimension politique et située de la distribution et des luttes pour la reconnaissance et l’(in)visibilité.

Les modalités de distribution de la visibilité sont effectivement au cœur des enjeux internes à l’équipe du projet, ce qui m’a amené à multiplier les terrains d’observation. Les activités annuelles déployées sur les lieux du festival et les différentes modalités de démonstration et d’exposition ont été d’une grande richesse sur ce point. L’analyse de leur observation (participante) me permettra de montrer que la distribution du visible fait l’objet de luttes politiques et morales qui agissent comme un révélateur de l’écologie générale du visible portée par le projet et ses objectifs de valorisation. Elle est donc le lieu de critique collective. Celle-ci porte sur la distribution du visible tout entièrement tournée vers la mise en visibilité des technologies et le transfert de visibilité de la collection et du festival vers le projet et ses réalisation technologiques (ce qui résume une bonne part de ce que recouvre la valorisation comme objectif). Cette orientation semble en fait plus un résultat du paradigme de la valorisation technologique qu’un souhait direct et réfléchi des acteurs, tant elle produit des inquiétudes partagées qui, comme nous le verrons, ont trait à la place de la conservation de la collection dans l’édifice de valorisation. En définitive, le constat partagé d’une focalisation des ressources et de l’attention collective sur la mise en visibilité des innovations montre des résultats impressionnants mais reste source d’incertitudes quant à la conservation à long terme de la collection. Car ce constat partagé fait apparaître un ensemble de questions sur la rencontre encore difficile des besoins de la conservation et de la maintenance de la collection qui peinent à entrer dans le paradigme de la valorisation technologique du patrimoine. Il est donc important

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de discuter ces modalités de valorisation du patrimoine, qui semblent bien avoir des conséquences sur nos modes de conservation. Pour atteindre cet objectif, à fort potentiel politique j’en conviens, je ne vois pas d’autre alternative que de documenter la mise en pratique de la valorisation technologique du patrimoine pour identifier précisément les points d’ancrage de ce qui se présente comme un nouvel instrument d’évaluation de la valeur du patrimoine. Finalement, la question centrale de cette thèse revient à se demander quelles sont les transformations induites par l’abord des patrimoines comme une réserve de visibilité que l’on peut transférer à des innovations technologiques ? Sommes-nous là devant un nouveau régime mémoriel qui ne dit pas encore son nom ?

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