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1.2 Être responsable et investi.e du destin de la collection

1.2.5 Une pragmatique du goût

En suivant Thomas, comment ne pas penser à la figure de l’amateur développée par les travaux sur la pragmatique du goût (Hennion, Maisonneuve et Gomart, 2000 ; Maisonneuve, Teil et Hennion, 2002 ; Teil et Hennion, 2003) ? Thomas goûte une à une les pièces dont il a la responsabilité. On voit très clairement qu’il ne s’agit pas d’appliquer des règles ou des codes machinalement et sans réflexivité. C’est même tout le contraire. Il est en permanence dans la mise à l’épreuve de ces propres goûts notamment dans la confrontation créative avec les règles définies par ses supérieurs et les premiers arbitrages formels de ses collègues. Il s’agit d’appliquer les règles pour qu’elles trouvent pleinement leur sens : pour qu’elles permettent à Thomas de construire des objets qu’il appréciera. Le futur est ici important car il insiste sur ce que Thomas attend des pièces qu’il construit progressivement tout en ménageant la « patte » de ces prédécesseurs. Du point de vue de Thomas, chaque pièce et une pièce écrite à plusieurs mains mais, là encore, elle ne deviendra pièce que si elle l’attrape. Et Thomas négocie les frontières de l’objet pour qu’il puisse en retour le prendre. On retrouve ce qu’Hennion dit au sujet de la notion de médiation :

« Les moyens mêmes qu’on se donne pour saisir l’objet – le disque, le chant, la danse, la pratique collective…font partie des effets qu’il peut produire. » (2014, p.12)

On a vu les aménagements que Thomas construit en situation pour que l’objet auquel il doit donner naissance vienne-t-à lui et lui plaise. Il ne taille pas dans un bloc inerte, sur une table rase qu’il pourrait former comme il le souhaite de manière arbitraire en fonction d’un goût ou d’habitudes esthétiques qui tomberaient du haut pour s’imposer. Bien au contraire, ses goûts sont mis à l’épreuve et il goûte les pièces pour les faire siennes, ils les accompagnent jusqu’à leur institution, mais les pièces doivent suivre. Il n’est pas question de penser que Thomas est libre de faire ce qu’il veut et que la situation n’est pas déterminée du dehors. Ces différentes contraintes n’échappent pas à Thomas, il les remobilise comme des contraintes créatives, des ressources pour l’action qu’il arrive à réinscrire dans la mise à l’épreuve de son propre goût pour la musique.

Voilà donc un nouvel éclairage sur l’institution des œuvres. Il y a bien une part de création, les objets que Thomas amène à l’existence, ces pièces musicales enregistrées sur les scènes de Montreux depuis 1967, en les goûtant il les découvre et les stabilise, il les forme et d’une certaine manière il les crée. Thomas comme ses collègues ne sont jamais vraiment sûrs de savoir comment découper les pièces qu’ils éditent avant de l’avoir fait. Si bien qu’en

155 la bonne, celle qui fait dire à la pièce ce qu’on attendait : c’est bon, je suis là.

Il y a ici une manifestation du faire-faire ou de l’agency des objets qui a suscité tant de malentendus. Comment ne pas considérer que l’objet que l’on aurait pu croire passif agit dans le cours d’action conduisant à son institution ? Le goût de Thomas et ses collègues « dépend des « retours » de l’objet goûté, de ce qu’il fait et de ce qu’il fait faire » (Hennion, 2004, p.12). Repensons à toutes les médiations en jeu ici, elles ne sont pas toutes sonores (par exemple les méticuleuses descriptions des objets musicaux ou le tracé de l’onde à l’écran participent également aux conditions de félicité de l’institution de la pièce et à ces effets), mais elles sont bien toutes musicales.

Il n’y a nul besoin de considérer cette entreprise d’institution avec angélisme. Thomas se sent investi d’une responsabilité, celle de l’instaurateur aurait dit Souriau (2009) qui négocie l’institution de l’objet avec « l’œuvre à faire » dans la dynamique d’une « situation

questionnante » :

« Car ne l'oublions pas, l'action de l'œuvre sur l'homme n'a jamais l’aspect d'une révélation. L'œuvre à faire ne nous dit jamais : voilà ce que je suis, voilà ce que je dois être, modèle que tu n'as qu'à copier. Dialogue muet où l'œuvre, énigmatique, ironique presque, semble dire : et maintenant que vas-tu faire ? Par quelle action vas-tu me promouvoir ou me détériorer ? » (Souriau, 2009, p. 208)

Et à en juger par la nature de son activité, on ne remettra pas en cause l’appréciation de Thomas de la situation, ses actions ont des conséquences radicales sur le destin de la collection. On a d’ailleurs vu l’incertitude de l’entreprise d’institution des pièces issues des concerts enregistrés, en particulier lorsque les portions entourant le premier découpage dont il hérite étaient toutes réévaluées, remises en jeu. Il y a un travail très différent de la répétition arbitraire de codes ou de règles sociales. Ce qui composera la pièce fait l’objet de la plus grande attention auditive et visuelle, c’est le corps entier de Thomas qui est pris par la pièce en devenir. Sur les sens et les techniques du corps en jeu, la dimension esthétique de l’action ne trouve son sens qu’au regard de la responsabilité du créateur vis-à-vis de l’œuvre qui littéralement traverse son corps. Des arbitrages visuels et scripturaux sur une œuvre musicale ne sont pas moins engageant que la dimension purement sonore de l’action. C’est bien toujours de la musique représentée sur les écrans. Elle est représentée certes mais toujours prise dans son existence sonore si bien que c’est l’écoute qui arbitre, c’est elle qui peut faire dire à l’œuvre que c’est bon, qu’elle est bien là.

Le devenir songs de la collection

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1.3 La conservation peut-elle être envisagée en dehors des modalités de

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