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0.3 Une enquête dans un laboratoire de la mise en pratique du paradigme de la valorisation technologique du patrimoine

0.3.1 Mise en forme de la matière patrimoniale

Le premier chantier de cette thèse concerne les activités du centre Metamedia consistant à transformer le corpus numérisé par des prestataires étrangers22 en véritable matière première

pour l’innovation et la recherche que d’autres centres et laboratoires pourront mobiliser dans leurs activités. Et ils sont nombreux à s’être saisis du corpus préparé par l’équipe du centre. Depuis 2011, 11 laboratoires, 5 start-ups et 150 chercheurs ont retravaillé des parties de cette collection numérisée, donnant lieu notamment au développement de plusieurs applications relevant des technologies de l’information et de la communication. Parmi ces réalisations, on trouve trois cas que nous détaillerons dans cette thèse : une application de recommandation musicale et de génération automatique de playlists (Genezik), une application permettant de parcourir les archives du festival sur une tablette tactile (Archive Discovery Application), ou encore le développement d’une start-up, Audioborn, dont le produit phare est un système de modélisation de l’acoustique de bâtiments à construire permettant de rendre audibles des espaces à venir (auralisation ou sonification).

Le développement de ces applications dépend de la collection numérisée et, en retour, les besoins spécifiques de ces applications (par exemple leur fluidité, qui suppose de traiter des entités numériques de tailles plus réduites qu’un concert) orientent le traitement de l’archive numérique. Les deux premières applications, Genezik et Archive Discovery Application dépendent en particulier d’un système de classement des contenus musicaux utilisés par les lecteurs multimédia contemporains : la playlist. Pour qu’ils servent ces applications, les concerts enregistrés et numérisés doivent être formatés de manière à pouvoir générer une

playlist. Et ce besoin de playslit oriente la manière dont l’équipe du projet envisage la

22 Plusieurs entreprises ont été mobilisées. Vectracom, basée à Paris, a réalisé l’immense majorité du travail de numérisation pris dans le sens de la conversion du signal analogique contenu sur les bandes

magnétiques en signal numérique. Il pourrait alors être objecté que cette thèse ne traite pas de la numérisation du patrimoine. Ce serait en partie vrai. Mais il faut tout de suite accepter que les activités que le terme génétique de « numérisation » prétend englober engagent dans les faits beaucoup d’autres opérations que la conversion du signal et nous en verrons un premier ensemble dès le premier chapitre.

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conservation et réalise l’indexation des contenus de la collection, en privilégiant les morceaux joués, extraits du continuum des concerts. Découpées en leur fixant un début et une fin ad-hoc permettant de les transformer en pièces musicales isolées dans un format standard proche des pratiques de diffusion de la radio ou des nouvelles applications de streaming, ces pièces sont alors nommées des « songs ».

Grâce à ce traitement des fichiers numériques, l’algorithme de suggestion de Genezik devient capable de proposer une “balade musicale”, partant de l’analyse du premier morceau sélectionné par l’utilisateur. L’application, conçue par des chercheurs en traitement du signal, analyse le contenu musical, son « ADN musical » comme ils le présentent, et calcule23 les goûts

supposés de l’utilisateur pour lui proposer un enchaînement fluide de morceaux, en fonction de paramètres exclusivement audio (tempo, timbre, etc). L’application se distinguerait ainsi de la concurrence où les algorithmes de suggestion dépendent presque exclusivement de métadonnées fournies par des experts humains ou des déclarations d’utilisateurs (réputées non fiables selon les chercheurs du projet), qualifiant par exemple le style musical auquel appartient un morceau. Genezik crée ses propres métadonnées en se basant sur des outils conceptuels et du savoir certifié dans le domaine du traitement du signal. Les métadonnées qu’il produit sont censées garantir un meilleur résultat, notamment en termes de calcul de la similarité des morceaux suggérés.

Genezik doit permettre à l’utilisateur de redécouvrir des morceaux de sa bibliothèque qu’il avait oubliés et qu’il devrait pourtant apprécier, en particulier dans l’enchaînement proposé par la machine. Pour offrir un tel résultat, l’application a besoin de fichiers numériques équipés de balises permettant de transformer les concerts en une série de pièces musicales indépendantes, clairement identifiées et marquées par un début et une fin. Du coup, pour cette application, l’enregistrement du concert en tant que tel ne constitue pas une matière appropriée ; il lui faut des morceaux, des « songs » selon la terminologie employée par les acteurs du projet et leurs partenaires.

23 En utilisant une méthode de clustérisation procédant par l’analyse de la similarité des morceaux en fonction des variables audio.

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Figure 1: Présentation de Genezik sur le site du service de communication de l'EPFL (MEDIACOM-EPFL)

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Comme nous le verrons ultérieurement, le besoin de « songs » n’est pas entièrement circonscrit à Genezik, d’autres applications en dépendent. Mais les attentes suscitées par ce qui se présentait alors comme un excellent candidat à l’innovation et au transfert de technologie ont induit des investissements dans des machines de calcul et une infrastructure de données. En d'autres termes, elles ont participé à formuler des hypothèses sur ce qui constitue la matière musicale valorisable par l’innovation. On le voit déjà, et nous y reviendrons abondamment, ces hypothèses comportent une dimension esthétique forte, soutenant une théorie définissant ce qu’est la musique du point de vue de ce que l’équipe du projet envisage d’en faire. Le façonnage des fichiers visant le découpage des enregistrements en « songs » et en playlists est réalisé manuellement par des étudiants ingénieurs de l’EPFL. Cette opération lourde aura mobilisé plus de cinquante personnes pendant plus de deux ans.

L’analyse de cette dynamique singulière, où se mêlent pratiques de conservation numérique et objectifs de valorisation technologique, constitue le premier axe de cette thèse. À partir de ces opérations de conservation-transformation, il s’agit de comprendre les relations entretenues entre les activités de conservation et les activités de valorisation technologique, tant du point de vue des opérateurs de transformation que du point de vue de l’esthétique musicale portée par ces choix.

Cette opération sera premièrement abordée comme une dynamique de production d’objets de connaissance dont il s’agit de stabiliser les contenus. J’aurai recours à un ensemble de travaux issus des STS, en particulier ceux de Latour portant sur la notion de mobiles

immuables (1989), particulièrement bien adaptés à rendre compte de la dynamique de

stabilisation et mobilisation (dans le sens de rendre mobile) des unités de connaissance. Suivra ensuite une analyse des mêmes activités, mais avec l’angle des pratiques de conservation. Mon objectif sera ici de mettre à jour des tensions entre le soin déployé par les opérateurs de la qualification des contenus de la collection et le nécessaire reformatage de la collection en unités mobiles (« songs »). J’analyserai ici l’esthétique pratique à la base d’une véritable éthique du

découpage, mettant en jeu les goûts et une forme de responsabilité patrimoniale qui peuvent

entrer en tension avec le formatage et ses règles nécessairement arbitraires. Des travaux récents sur les pratiques de conservation seront mobilisés et discutés au regard de l’écologie des pratiques de conservation du projet. Je suggérerai qu’il est important de prendre en compte l’orientation de l’action pour replacer les pratiques de conservation dans une économie plus large structurant l’activité : la valorisation technologique demande d’aborder les pratiques de

Introduction

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conservation en tant qu’opérations de production et de maintenance d’objets valorisables (assets). Avec les travaux sur la conservation, en particulier ceux de Dominiguez Rubio (2014, 2016), nous pourrons également aborder une conséquence de l’économie générale de l’activité qui se traduit dans des tensions entre stabilisation et transformation des objets conservés pour finalement qualifier l’esthétique de la valorisation technologique de la collection et ses conceptions de ce qui compte comme patrimoine. Si cette esthétique est particulière au projet, il n’en demeure pas moins que tout projet de valorisation technologique peut être porteur de conceptions esthétiques plus ou moins fortes sur ce qui fait la valeur patrimoiniale et donc induire des transformations plus ou moins radicales dans les actions de conservation et de mise en forme de la matière patrimoniale.

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