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l’infrastructure matérielle de la valeur patrimoniale du Montreux Jazz pour la transférer à des serveurs

2.0.2 Des démo visuelles et démo sonores

Insistons sur un autre aspect permettant de rassembler de nombreux (si ce n’est l’ensemble des) travaux portant sur les pratiques démonstratives scientifiques et technologiques. Il s’agit du poids accordé à la dimension visuelle dans l’analyse des démonstrations. Il nous faudra faire un détour par la notion centrale de témoin. On se rappelle par exemple le titre du deuxième chapitre de l’ouvrage de référence de Shapin et Shaeffer : « Voire et croire » (1993, p. 29-80). Plus largement, le visuel occupe une position singulière dans l’analyse de la démonstration, si bien que les autres sens semblent absents ou, au mieux, subalternes. Le visuel est à ce point dominant que la notion de témoin, centrale dans l’analyse de la démonstration, et en fait celle d’un témoin oculaire qui peut sembler partiellement privé de ses autres sens. Il n’est pas question pour moi de nier la force du témoin oculaire ni même du témoin tout court. Le dispositif à l’œuvre dans le tour standard vise également à produire des témoins et si la noblesse ne peut plus fournir les témoins de choix pour attester de la valeur du Montreux Jazz Digital Project, il y a bien une sélection dans les invités. Cette sélection compose avec cet ingrédient mis en évidence par les travaux précédents : les témoins (ou les « invités » pour coller à la terminologie du projet à l’étude) sont également choisis pour leur statut et leur capacité future à attester dans leurs domaines et/ou cercles respectifs de la valeur du Montreux Jazz Digital Project. Ainsi, la sélection des témoins en devenir, issus

185 dans lesquelles le projet cherche à exister et à être reconnu. La production de témoins est même tout à fait centrale dans le dispositif du tour standard car il n’y a pas d’autres « objets produits ». Par exemple, aucune transaction commerciale directe n’est en jeu, la démo du tour standard est donc différente d’une démo d’une technologie à la recherche d’un marché (et qui pourrait trouver un financeur suite à la bonne démo). En ce sens, la dynamique transactionnelle est donc plus proche des grandes conférences scientifiques en logique analysées par Rosental (2008), où la production de témoins susceptibles d’attester de la valeur d’un formalisme, d’une technologie particulière ou d’un projet est un ingrédient majeur. Le tour standard se distingue par là des lancements de produits technologiques (Simakova, 2010) ou de la présentation de logiciel IT devant des grandes organisations (Smith, 2009), situations dans lesquelles la production de témoins se double d’un enjeu commercial direct.

Ainsi, les dispositifs démonstratifs visent à produire des témoins capables de produire à leur tour des attestations concernant la valeur de l’objet de la démo. Mais ces témoins sont essentiellement envisagés par la littérsture comme des témoins oculaires : ils attesteront de ce qu’ils ont vu. Cette propriété importante des témoins, aux côtés du statut social et de la capacité à témoigner, doit retenir notre attention. L’argument que je voudrais défendre ici est que le poids du visuel n’est pas étranger à l’abord de la démonstration comme une mise en scène ou encore comme une scène essentiellement visuelle. En effet, ce primat du visuel dans l’abord de la démo demande des ajustements pour le terrain d’enquête qui soutient mon analyse. Il me semble même que le poids quelque peu écrasant de la dimension visuelle a des conséquences importantes et participe de ce que j’appellerai (en dépit du manque d’élégance du terme) une tendance mis-en-scèniste. Les comptes-rendus analytiques portent bien souvent sur la mise en scène et sur les conditions visuelles du surgissement de la preuve ou de la persuasion, négligeant assez du même coup la performance perceptive et sensorielle de la réception, soit le travail à fournir par le public pour produire la preuve ou éprouver la vérité. Plus largement, de nombreux comptes-rendus omettent une partie importante de la participation du public aux démonstrations : la co-production en situation de la valeur de l’objet en jeu, ici le projet de numérisation. Le recours abondant à l’esthétique de la mise en scène se retrouve dans les expressions ayant marqué ce domaine de recherche. C’est par exemple le cas du « théâtre de la preuve » chez Latour (1985) au sujet de Pasteur ou chez Collins dans son célèbre article « Dispalys of virtuosity » (1988). Cette esthétique de la mise en scène n’est pas circonscrite aux débuts des Science Studies, comme le montre le titre de l’article récent de Simakova « RFID

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« Theatre of the Proof » » (2010). Le recours à la citation du motif latourien atteste de la

permanence de la métaphore tout autant que de son installation dans le répertoire analytique. Mon propos ne vise pas à disqualifier cette métaphore théâtrale tant il est clair qu’elle a montré sa fécondité. C’est d’ailleurs dans un mouvement proche, bien qu’antérieur, que Goffman, un maître de l’utilisation de la métaphore théâtrale en sciences sociales, consacre quelques passages à la notion de démonstration dans son ouvrage majeur de 1974 : « Frame

Analysis : An Essay on the Organization of Experience ». L’auteur prend notamment appui sur

l’analyse d’une scène de démonstration qui implique un vendeur de porte-à-porte réalisant des démonstrations d’un aspirateur (1991, p. 159-160). La puissance de la notion de « scène » élaborée par Goffman a également montré toute sa fécondité sans pour autant impliquer une réduction visuelle de l’expérience. Du reste, cette métaphore théâtrale ne justifie en rien la focalisation sur la scène visuelle et l’élimination du son et de l’audition : au théâtre, c’est un texte que l’on déclame, de sorte que le « sonore » y a tout autant d’importance que le « visuel ». La première modalité d’animation d’une pièce de théâtre, n’est-elle pas la voix, via la lecture du texte ? Quoi qu’il en soit, il nous faudra tout de même discuter le poids quelque peu écrasant (et réducteur) du visuel dans les compte-rendu analytiques consacrés à la démonstration par les études sociales des sciences et des techniques. Cette discussion visera à essayer de redonner leurs sens aux invités, à les rétablir dans leurs capacités sensorielles et perceptives, en prenant la mesure du son et de l’audition au sein de cette dynamique démonstrative très particulière. Le tour standard produit ainsi des témoins complets, c’est à dire des témoins qui sont autant oculaires qu’auriculaires. Car la grandeur du passé de Montreux a un son, un son qu’il faut faire percevoir et apprécier aux invités du projet par une démo particulière. Ce dernier élément renvoie à ce que Shapin et Shaffer nomment la « discipline des sens » (1993, p. 41) au sujet du rôle des instruments scientifiques mis en scène dans les démonstrations de la pompe à air, où il s’agit de faire percevoir à l’œil, l’organe « souverain », « des choses restées jusque-là invisibles » (1993, p. 40). Ainsi, on l’aperçoit déjà, la notion de discipline des sens devra être aménagée, notamment en s’interrogeant sur l’équipement de l’audition et du son, et non plus seulement sur celui de la vision et de la raison.

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scientifique et technologique

Les travaux portant sur les pratiques démonstratives dans une perspective STS ne prennent pas en compte la forme particulière de démonstration que ce chapitre entend traiter. Quid de la visite guidée ? N’est-elle pas elle aussi une forme démonstrative mobilisée dans le monde scientifique et technologique ? La visite guidée est pourtant une activité ordinaire des laboratoires et centres technologiques.

Le virage fondateur des ethnographies des pratiques scientifiques et techniques des années 1980 revendiquait une attention à la fabrique concrète et située des faits scientifiques. Ce virage peut être réinscrit dans un mouvement plus général nommé « practice turn ». Ainsi, les formes de mise en récits de la science, dont les « démo » et les visites de laboratoires, ne représentaient pas aux yeux des ethnographes de laboratoire des activités pratiques impliquées directement dans la construction des faits, mais renvoyaient au « talking about science » et non au « talking science » (Lynch, 1985), le second renvoyant aux pratiques discursives (mais pas exclusivement) des scientifiques lorsqu’ils sont en train de travailler, c’est à dire en train de produire des faits ou des énoncés certifiés. Dans son ouvrage « Art and Artifact. A study of Shop

Work and Shop Talk in a Research Laboratory » (1985), Lynch aborde rapidement la question

des visites guidées de laboratoire en les qualifiant de « show and tell session » (1985, p.147), reconnaissant qu’elles sont une pratique fréquente des scientifiques. Il explique pourtant que cette pratique ordinaire de laboratoire relève des « literary versions of science » (1985, p.143), tout comme les « literary by-products » (1985, p.144) ; soit des rationalisations a posteriori de l’activité dont les ingrédients mêmes ont disparu. Quelques années plus tard et avec la même distance, Suchman traitera également de ce type de productions sur un mode proche, en affirmant que ces « normative accounts represent idealization of typifications. As such, they

depend for their writing on the deletion of contingencies and differences” (1995, p. 61).

Mon propos ne vise pas à disqualifier l’argument des ethnographes de laboratoires et encore moins le « practice turn » dans son ensemble. La distinction entre pratiques et produits littéraires et/ou rationalisations a posteriori de la pratique demeure tout à fait essentielle. Elle trouvait par ailleurs sa pleine cohérence dans le contexte des Science Studies de la fin des années 1970, dominée par l’épistémologie et par son écrasante focalisation sur les productions écrites des scientifiques au détriment des pratiques ordinaires et concrètes du quotidien des laboratoires qui participaient à produire ses écrits. Cette distinction a cependant eu un effet qui va bien au-

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delà des intentions des premières ethnographies de laboratoire. Ces dernières ont ouvert un chemin résolument centré sur l’étude des pratiques, en se méfiant, certainement à juste titre, des versions littéraires et discursives qui seraient nécessairement distantes de la pratique ; étant entendu qu’il ne reste effectivement plus grand chose des ingrédients situés de la pratique (en particulier la contingence des situations dans lesquelles se déroulent les actions) une fois le texte ou les scripts de la démonstration produits et stabilisés. Une conséquence dommageable demeure, les démo sont placées en périphérie de l’analyse située des pratiques scientifiques et technologiques si bien que nous ne disposons que de peu de travaux ethnographiques sur les pratiques démonstratives des scientifiques, encore moins sur celles des porteurs de technologies comme le rappelait Smith (2009) et, à ma connaissance, pas encore sur les visites guidées.

Pourtant on peut se demander si les pratiques démonstratives telles les « démo » ou les visites guidées ne constituent pas des pratiques ordinaires dignes d’intérêt pour les STS ? Cette question redouble d’importance dans un contexte contemporain caractérisé par le « management par projet » (Boltanski & Chiapello, 1999) et le « régime d’entrepreneuriat scientifique » (Rosental, 2007 : 93 et seq.). Un tel régime placerait la démo non pas en périphérie mais bien au centre de l’activité scientifique et technique et résolument au cœur des pratiques de management de la technologie (Bloomfield et Vurdubakis, 2002). Comme nous le rappelle Rosental (2002), la « démo » est un instrument de mise en valeur des projets scientifiques mobilisé tant par les porteurs de projets soucieux de financer leur recherche que par les financeurs (publics et privés) pour évaluer l’opportunité d’un financement ou le retour sur investissement. Et si le rapprochement des sciences et des marchés se poursuit, notamment au travers de produits de connaissances à destination des marchés, de l’intensification des partenariats avec des acteurs économiques privés, ou encore du développement de start-ups au sein des pépinières académiques (Doganova, 2012), cette dynamique de valorisation de la science ne montrerait-elle pas une tendance à instituer la figure de la démo dans un rôle de plus en plus central ?

Dans le cas du Montreux Jazz Digital Project, les visites du Metamedia center sur le campus de l’EPFL peuvent être assurées quotidiennement pendant plusieurs semaines et rares sont les semaines sans visites organisées. Leurs objectifs peuvent viser l’enrôlement de nouveaux partenaires de recherche, des financeurs potentiels issus des mondes du patrimoine, de la recherche et des entreprises technologiques. Plus généralement, les instruments de démonstration publique représentent un souci majeur du projet et de son entreprise de mise en visibilité. L’exemple du bâtiment Art Lab situé au cœur du campus et long de 250 mètres dans

189 un célèbre architecte japonais le Art Lab est aussi une vitrine du projet (à l’année par contraste avec le temps du festival). Ce bâtiment a été inclus dès son ouverture dans les parcours de visites destinés aux invités du projet comme à ceux de l’école polytechnique.

Plus largement, la pratique de la visite guidée est une pratique démonstrative ordinaire dans nombre de laboratoires ou de centres de recherche. Pensons au CERN, certainement un exemple limite car il n’a pas d’équivalent, dont la visite est une attraction très prisée. Les grandes entreprises voisines y amènent leurs employés, les laboratoires de recherche de la région s’y déplacent en équipe pour des opérations de team building, les écoles, les universités, etc. Le CERN reçoit environ 100 000 visiteurs par an38 et c’est peu dire que la visite guidée de

ce “monument sacré”, pour reprendre l’expression de Houdart (2015, p. 6), mobilise l’organisation du CERN de manière forte avec ses guides, ses consignes et règles de visite, les différentes formules de visites en fonction du type de groupe, la préparation d’expositions, etc. Les coulisses de la visite pourraient constituer une autre clé de lecture de l’activité quotidienne de ce centre de recherche et certainement de bien d’autres.

De leur côté, les travaux issus des sciences de la communication et leur spécialisation en « communication scientifique » (science communication) prennent bien pour objet les visites guidées, mais plus volontiers celles des musées scientifiques (Bitgood et al, 1994 ; Garnett, 2003, Persson, 2000) ou des grands centres de recherche de physiques comme le CERN à Genève, DESY à Hamburg, DEMOKRITOS à Athènes et le LNGS de L’Alquila en Italie (Nerisini et al, 2009). Leur attention porte sur l’efficacité des dispositifs de visite guidée pour l’apprentissage de contenus scientifiques ou l’intéressement du public à la science. Pas un mot n’est dit sur la conception et la préparation en coulisses des visites guidées, ni sur ce que cela implique concrètement de conduire une visite pour des scientifiques, alors même que ces mêmes recherches peuvent pointer que l’apprentissage du guidage des visites fait aujourd’hui partie des étapes du parcours doctoral dans les grands centres de recherche européens en physique (Neresini et al, 2009, p. 508). Il y a par conséquent un vide à l’endroit de la visite guidée, un vide qui ne correspond pas à l’importance de cette pratique démonstrative dans l’activité scientifique et technique contemporaine.

38 https://visit.cern/fr/tours

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