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0.4 Quelques mots sur l’accès et la « non-sortie » du terrain

0.4.2 Digérer une indignation

En dépit de l’accueil chaleureux d’Alain et de ses explications précises, je reste surpris par les lieux, même si je ne savais pas au juste à quoi m’attendre. Peu de temps après commence une formation à l’indexation à laquelle je prends part, qui marque mes premiers pas dans les modalités d’observation participante convenues. J’ai aussi hâte d’écouter de la musique ! Les rediffusions des concerts enregistrés à Montreux avaient participé à me faire découvrir et apprécier le jazz que je pratiquais depuis une dizaine d’années dans des formations amateurs en tant que batteur percussionniste. J’avais donc une idée particulière de ce que contenait la collection : des concerts importants pour l’histoire du jazz dont certains faisaient partie de ma collection personnelle et/ou de ma trajectoire d’amateur de musique. Mais, pour l’équipe du centre Metamedia, les concerts sont d’abord faits de « songs » qu’il faut identifier, stabiliser et extraire des concerts enregistrés. Ainsi, lorsque je crois commencer à comprendre en quoi consistent les opérations de conservation numériques et d’indexation, je suis d’abord choqué. Les parties les plus live comme les applaudissements ou les interactions verbales entre le public et la scène ne font pas partie des « songs » qui sont en fait des morceaux dans une acception de la musique comme composée exclusivement par des notes jouées. Indexer implique donc d’écarter les portions qui ne sont pas des notes jouées tout en gardant un minimum d’applaudissements après la dernière note jouée de la pièce en question pour « garder un côté live ». C’est pour permettre l’écoute de chacune des pièces dans des playlists, m’explique-t-on. Voilà comment j’ai reçu, ou plutôt perçu, « l’éclatement des concerts » en une série de

songs-matière-à-playlist : j’ai d’abord été choqué. Comment pouvait-on traiter ainsi un concert

du festival ayant marqué l’histoire du jazz ? En deçà même des choix toujours discutables d’édition de chacun des morceaux, pourquoi diable faire disparaître de la version équipée pour sa lecture les parties du concert qui ne correspondent pas à ce que les playlists vues ailleurs permettent d’écouter ? Comment comprendre que la dynamique de conservation en jeu reformulait la valeur des œuvres ? Et que venait faire la notion de playlist dans un projet de numérisation patrimoniale ?

Je pourrais multiplier les questions qui m’ont traversé lors des premières semaines de terrain alors que je participais à l’indexation, mais les lecteurs ont déjà compris la teneur de mon état d’esprit du moment : une véritable indignation. Au printemps 2014, ce quasi- vandalisme me semblait encore devoir être attribué au fait que les conservateurs à l’œuvre étaient formés par un mélange d’ingénieurs, de développeurs informatique et d’étudiants

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ingénieurs issus d’une variété de disciplines de l’EPFL comme la physique, l’architecture ou la mécanique, et qui, par conséquent n’étaient pas initialement formés à la musique. Le fait que des ingénieurs étaient aux commandes d’un projet de numérisation d’une collection audiovisuelle inscrite à l’UNESCO avait en grande partie éveillé ma curiosité et motivé mon envie d’aller voir comment cette tribu s’occupait de ces nouveaux objets patrimoniaux numériques. En cours de formation à l’anthropologie des sciences et des techniques, il n’était

a priori pas question de les juger mais bien de comprendre ce qui se passait et de renseigner la

manière avec laquelle les ingénieurs du projet s’y prenaient pour numériser, conserver et mettre en valeur cette collection. Mais je n’y arrivais pas, j’étais en désaccord avec l’activité. Je ne comprenais pas pourquoi ils reformataient les enregistrements de concerts de cette manière et, comme fixé sur le registre normatif, j’étais encore incapable de me mettre dans les dispositions nécessaires à cette compréhension.

Il m’aura fallu plus d’une année, et quelques bonnes lectures placées sur ma route par mes pairs (en particulier par mes collègues ayant rejoint entre temps l’encadrement de ma thèse au centre de sociologie de l’innovation), pour digérer mon indignation et commencer, enfin, à faire mon travail d’analyse. Les premières arènes dans lesquelles je présentais mes découvertes ne m’aidaient que très peu. Bien souvent, mes pairs souscrivaient avec moi à la dénonciation des ingénieurs récemment entrés sur le terrain des patrimoines par la porte de la numérisation ; entendez de manière cavalière. Au mieux, ils ne savaient pas vraiment ce qu’ils faisaient, et, au pire, ils menaçaient de détruire nos collections patrimoniales sur l’autel des data et des promesses de développements technologiques et économiques qui avaient déjà pris une ampleur sans précédent. Outre la socialisation à l’équipe du projet et nos rapports fréquents et amicaux qui m’amenaient progressivement à comprendre le soin mis en œuvre par les ingénieurs et les techniciens, j’ai beaucoup profité des travaux fondateurs de Gamboni sur la Destruction de l’art (2015) et de Dominguez Rubio sur les pratiques de conservation contemporaines (2014, 2016). Ces travaux m’ont permis d’entamer une sortie de l’ornière normative, dans laquelle je me trouvais comme bloqué, en m’aidant à dépasser le dualisme installé entre conservation et destruction et sur lequel j’ai donné un premier éclairage dans cette introduction lorsqu’il était question de resituer les rapports historiques entre patrimoine et valorisation. Nous avons vu que la destruction et le « vandalisme embellisseur » (Gamboni, 2015, p. 307) avait pu constituer des modalités d’appui sur les patrimoines pour nourrir la création de valeurs hétérogènes. Mais surtout, grâce aux travaux sur la conservation, il devenait clair que se demander si la numérisation, et ce projet en particulier, conservait bien ou mal revenait à ne pas comprendre

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que conservation et destruction ne sont pas des opérations opposées mais inscrites dans le même mouvement, que l’ont fait pencher de manière arbitraire du côté du bien ou du mal (Gamboni, 2015). Ma position morale initiale ignorait également que les objets n’existent pas en soi mais que leur qualité demande un travail de maintenance et de conservation qui implique forcément des transformations (Dominguez Rubio, 2014, 2016). Mes nouveaux collègues n’étaient pas des vandales mais des mainteneurs qui découvraient leurs objets en même temps qu’ils allaient les modifier. Et je comprendrai plus tard que les tensions que j’allais identifier entre les pratiques de conservation et les pratiques de valorisation, non seulement ils en étaient conscients, mais ils devaient les articuler en situation, les pacifier, par leurs choix esthétiques méticuleux. Je reviendrai sur ce point en détail dans le chapitre 1.

Ce renversement de perspective n’est pas le seul fait de lectures bien ciblées mais doit également énormément à l’engagement dans l’activité. J’ai pu par exemple partager les dilemmes qui me traversaient lorsque je devais établir les bornes de début et de fin des pièces enregistrées avec ceux qui étaient de fait mes collègues et réalisaient la même activité. Tout le monde avait des doutes et les mêmes règles à interpréter. La seule observation( directe) n’aurait certainement pas permis de prendre part à des discussions essentielles de ce type pour comprendre la nature de l’activité et des dilemmes de l’éditeur. Ces problèmes étaient communs dans la pratique et c’est grâce à cela que j’ai pu comprendre la nature du soin engagé dans les activités de conservation. Fort de ce constat, j’ai saisi toutes les occasions de m’engager dans les activités du centre, sans retenue, et j’ai enchaîné des opérations ponctuelles, de data cleaning visant par exemple à uniformiser l’orthographe des milliers artistes dans la base de données, des inventaires dans l’archive physique qui se trouvait dans le « bunker » de la propriété du directeur historique, la présentation du projet dans le contexte du festival, l’accompagnement d’invités du projet et, rapidement, en qualité d’hôte et non seulement d’observateur. À chaque fois, la qualité des échanges, permise par le fait que nous partagions des problèmes pratiques, m’a conforté dans ce choix méthodologique.

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0.4.3 Engagement

L’engagement ne se résume pas à la participation. Dans mon cas, il se traduit également par des prises de position. La deuxième année, la période du festival revient et ramène la question de l’exposition et de la présentation du projet. La première fois que j’ai présenté le projet, en face-à-face avec un festivalier qui ne connaissait rien de la question, le premier jour du festival 2015, j’ai ressenti un certain trouble. Quelle était ma position sur le terrain ? J’avais participé aux préparatifs, à l’installation du matériel et aux décisions de dispositions, j’avais rempli les cases du planning et maintenant je devais présenter le projet que j’étudiais, comme une suite logique de la séquence. En pourtant, j’ai éprouvé un certain trouble. Pas seulement celui de l’ethnographe qui prend petit à petit conscience de son embarquement, mais plutôt le doute sur mes capacités à le faire bien, aussi bien que mes collègues. Étais-je devenu compétent ? Si oui, cela faisait-il de moi un véritable membre de l’équipe ? Je me suis engagé entièrement dans le festival, non seulement dans les activités de travail mais également dans les temps collectifs qui se terminent bien souvent avec le premier train de 5h15. Pendant cette même édition du festival, je suis également entré dans le groupe de messagerie instantanée de l’équipe qui n’inclut pas le directeur opérationnel du projet. Je n’étais donc enfin plus perçu comme l’espion du chef ? Cette question, liée également aux modalités de mon entrée sur le terrain, me taraudait en effet depuis quelques mois et prend un jour nouveau depuis janvier 2018 : c’était mon propre chef qui m’avait présenté au prochain. Mais j’avais déployé beaucoup d’efforts pour intégrer le collectif et me défaire de cette image, et j’étais content de ce que je percevais comme des avancées. J’éprouvais aussi un certain plaisir à présenter le projet durant les premiers jours. J’allais par exemple avec entrain à la rencontre du public pour distribuer des flyers et profitais bien volontiers des échanges pour inviter les festivaliers à se promener dans les archives sur les iPad. J’étais content de contribuer directement aux besoins collectifs et aussi un peu fier de faire partie du projet qui s’occupait de cette collection que je continue de percevoir comme importante pour l’histoire de la musique.

Mes collègues ne partageaient pas toujours mon enthousiasme. Pour certains d’entre eux, aller à la rencontre des publics était générateur d’un grand stress. Le contraste avec les activités de conservation et de maintenance de la collection pouvait effectivement être déroutant, et le contact avec les inconnus, voire leur démarchage, pouvait être intimidant. C’était là mon explication intuitive. Je n’éprouvais pas ces gênes, difficile d’être timide sur le terrain. Mais une autre différence, plus forte encore, séparait nos expériences. Je ne me sentais pas dans la

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position d’avoir à assumer les dysfonctionnements des dispositifs techniques alors qu’ils montraient des signes de faiblesse dès les premiers jours. Je me disais que ce n’était finalement pas si grave, qu’on pouvait toujours présenter oralement le projet. J’étais en fait assez détaché. De plus, le regard STS apprécie la richesse des dysfonctionnements technique. En réalité, cela montrait également que je ne percevais tout simplement pas les enjeux de la situation pour les personnes réellement prises dedans (et pour lesquelles l’esthétique du regard STS ne proposait pas de prise de distance). Je ne percevais pas directement le risque inhérent à l’exposition et à l’accueil parfois tiède de son travail personnel (et pas celui de ses co-enquêteurs) et deuxièmement, je ne percevais pas ce que veut dire assumer avec son corps, dans l’espace public, les défaillances des dispositifs techniques. Car bien qu’elles soient d’origine collective, ces défaillances techniques restent endossées individuellement et entièrement lors des interactions de face-à-face. Cela n’avait donc rien à voir avec la timidité, c’était de l’attachement et de la verticalité. Cette expérience m’a permis d’être touché de plus près par le terrain et de finir par percevoir une distance que j’entretenais sans m’en rendre compte, et même en pensant le contraire. Pourrai-je devenir sensiblement un véritable membre du projet ?

Comme nous le verrons dans le chapitre 3, l’exposition au festival de l’année 2015 se passe plutôt mal. Les dispositifs techniques, dont l’application donnant accès à la collection numérisée, ne fonctionnent pas bien ; les posters académiques présentant les projets partenaires ainsi que les prototypes ne trouvent pas leur place dans l’univers du festival, très soigné et entièrement contrôlé par des pratiques de design professionnelles. Je traverse cette épreuve collective peut-être plus facilement que mes collègues car mon attachement au projet, de plus en plus grand, est tout de même maintenu à distance par ma position dedans-dehors et l’ailleurs de mon horizon, c’est-à-dire cette thèse. Quoi qu’il en soit, je suis suffisamment impliqué sur le terrain et dans l’activité collective pour percevoir la tension et le stress que génèrent les préparatifs de l’exposition du projet pour le festival 2016, qui s’annonce encore plus importante que l’année précédente du fait du 50ème anniversaire du festival.

Début mai 2016, je prends l’initiative de rédiger un compte-rendu sur mon expérience de l’année précédente, à destination de l’équipe du centre. Le temps passant, et en l’absence d’un débriefing collectif de l’expérience de 2015, il me semble que l’appréhension de l’épreuve à venir est palpable. Ma position, toujours plus dedans pour ce qui est de la connaissance des enjeux mais toujours dehors pour ce qui est de l’expérience de leur verticalité, me permet d’avoir perçu des expériences différenciées en fonction des rôles tenus dans le dispositif de

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mise en visibilité. J’espère ainsi participer à initier une mutualisation des expériences, tout en alertant sur des éléments que je pense être importants, notamment les contraintes qui pèsent sur les prototypes et la question de la communication visuelle homemade ou académique dans un environnement aussi professionnel et commercial que celui du festival. Mon intention du moment était de participer plus activement encore au projet, en prenant mes responsabilités pourrait-on dire. C’est en tous cas comme ça que l’ai vécu. Et puisque j’allais certainement encore faire partie de l’équipe de présentation du projet pendant le festival à venir, j’étais directement concerné. J’avais déjà passé près de deux ans à chercher, d’abord, puis partager, ensuite, des problèmes communs avec mes nouveaux collègues, et, là, il me semblait y en avoir un. Comment faire en sorte que nous ne passions pas la même épreuve désagréable pendant le festival qui s’annonçait ? Me fallait-il garder mes distances, et faire une « expérience » préservant une prétendue neutralité du chercheur en choisissant de ne pas intervenir consciemment et de risquer de laisser les choses non dites et l’apprentissage que nous pouvions faire entièrement implicite ? Les conséquences de mon compte-rendu ont dépassé mes attentes. Je me méfiais des potentielles conséquences de ce texte que personne ne m’avait commandé. La moitié du terrain prévu alors était à peine passée et je craignais qu’une mauvaise réception de mon texte ne précipite ma sortie. Au-delà de cela, je voulais que personne ne se sente mis en cause, ce n’étais pas le but du texte. J’avais pris des précautions pour ne pointer personne du doigt en mettant l’accent sur la dimension collective de la dynamique qui aboutissait à ce que nous avions tous vécu, bien que de manières différentes, comme un échec. J’avais également fait relire le texte à plusieurs personnes de l’équipe du projet des plus directement concernées.

La réception de ce texte a lancé une discussion au sein du centre. L’échange collectif sur l’épreuve de 2015 a permis de prendre des décisions et notamment de prendre au sérieux l’épreuve qui s’annonçait en dégageant du temps et en consacrant un budget propre à la préparation du dispositif de présence du projet au festival, notamment en produisant des supports visuels avec le concours d’une graphiste professionnelle. Plus largement, et d’avis général, il fallait repenser tout le dispositif. Le directeur m’a alors proposé de coordonner la conception du dispositif en qualité de « project manager », ce que j’ai refusé. Les ressources étaient à mon avis présentes dans l’équipe, en particulier depuis l’arrivée de Béatrix et Mathilde dont les compétences dépassaient de loin les miennes en termes de conception et d’expérience de ce type de dispositifs. Ces compétences n’étaient peut-être pas aussi bien perçues par l’encadrement du projet pour repenser entièrement le dispositif. Caryl, qui plaidait avec Sarah et le reste de l’équipe présente depuis plusieurs années pour que la « comm’ » soit prise plus au

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sérieux, a pris en charge la coordination de la conception du dispositif. Aurais-je dû « assumer » jusqu’au bout et assurer le management de ce qui était devenu maintenant un projet à part entière ? En réalité, je ne me sentais pas en position de manager mes collègues (c’est comme ça que je le percevais). Ma place au sein du projet était plutôt établie, mais toujours à réactualiser. J’avais également servi de porte-voix, sans en avoir été chargé explicitement, avec mon petit compte-rendu, et permis que des compétences présentes dans l’équipe soient revalorisées. Cela me semblait suffisant. Ce qui me tenait à cœur était d’abord que nous puissions apprendre de notre expérience de 2015 pour éviter les mêmes déconvenues. Ces objectifs semblaient en passe d’être atteints. J’ai tout de même pris une part active dans la conception du dispositif.

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