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1.0 Introduction : La valorisation de la collection passe par l’institution de pièces musicales

1.0.1 Matières de l’information

L’essor de la numérisation dans la fin des années 1990 a vu se développer un enthousiasme sans précédent annonçant la fin d’une société basée sur la lutte pour les ressources matérielles, résolument plus ouverte et dans laquelle « […] all may enter without no privilege

or prejudice accorded by race, economic power, military force, or station of birth. » (Barlow,

1996). Un des points essentiels permettant ce basculement vers la « société de l’information » serait celui de « la libération de l’information ». Pour paraphraser le célèbre ouvrage de Negroponte publié en 1995, avec la numérisation l’information pourrait (enfin) voyager à la vitesse de la lumière, se libérant ainsi de ses supports matériels historiques. La nouvelle unité minimale de l’information n’était plus le signe, le mot ou la page, elle était devenue le bit, et celui-ci n’avait ni poids ni matière propre, il ne demandait qu’à circuler. Dans le même élan que « Being Digital » de Negroponte (1995), « A declaration of Independance of the

Cyberspace » de Barlow (1996) ajoutait avec le même enthousiasme aux dimensions radicales

que : « Your legal concepts of property, expression, identity, movement, and context do not

apply to us. They are all based on matter, and there is no matter here. » (Barlow, 1996).

Dans le domaine des patrimoines, la numérisation ainsi envisagée promettait de libérer l’essence de l’information et de la conserver pour l’éternité, débarrassée des contraintes matérielles des supports physiques qui avaient suscité tant de problèmes pratiques de conservation. Cette conception de l’absence de matière de l’information renvoie à une conception philosophique de la connaissance qui n’est pas sans poser de problèmes. Plusieurs travaux issus des Science and technologies Studies (STS) ont pris pour tâche de critiquer cette acception de l’information, en montrant notamment ces implications politiques. En effet, cette acception essentialiste de l’information conduit à faire disparaitre des compte-rendu comme de l’espace du public des masses de travail et de travailleurs œuvrant à la production et à la maintenance d’infrastructures informationnelles paradoxalement de plus en plus grandes et nombreuses (Denis et Pontille, 2012 ; Denis 2018). Ainsi, l’étude de la « mise en forme des connaissances » (une définition de ce que peut être l’information) a permis aux STS de donner une importance renouvelée à la matérialité de l’information, révélant par exemple les machines

87 sous-tiennent la production et la circulation de l’information (Bowker et al, 2010). L’abord de la matérialité de l’information (digitale ou non) en termes d’infrastructure matérielle et de réseaux d’artefacts assemblés à donner des résultats intéressants et conduit à la naissance d’un sous-champ de recherche que Bowker et al (2010) nomment « Information Infrastructure

Studies » (IIS). De manière décisive, et dans le prolongement des Infrastructures Studies

initiées dans les années 1990, les IIS sont passées derrières les écrans pour montrer les « infrastructures invisibles » (Star et Strauss, 1999) qui produisent et organisent l’information, opérant l’« inversion infrastructurelle » préconisée par Bowker (1994, p.10) consistant à aborder les infrastructures informationnelles du point de vue de celles et ceux qui les travaillent chaque jours pour « faire remontrer à la surface » (Star, 1999) le travail en coulisses de ces infrastructures essentielles et qui ne se donnent que très partiellement à voir lorsque celles-ci fonctionnent et sont abordées du point de vue des utilisateurs. L’infrastructure est un espace- temps dont l’intelligibilité n’est possible que si elle est abordée dans son quotidien propre.

Ces différents travaux conduisent à penser l’information, qu’elle soit ou non digitale, comme un assemblage complexe et hétérogène qui remet en cause sa conception comme contenu intrinsèquement fluide et ontologiquement distinct et supérieur à la matérialité. Les IIS conceptualisent l’information comme le résultat d’un ensemble d’opérations concrètes dont elle ne se dissocie pas. Différents travaux ont étudié des univers larges comme par exemple les systèmes de recherche collaborative (Star et Ruhleder, 1996), les bases de données transnationales (Bowker, 2000 ; Millerand, 2012 ; Heaton et Proulx, 2012 ; Heaton et Millerand, 2013 ; Van Horn et al, 2001), les systèmes d’information en santé (Hanseth et Monteiro, 1997) ou les bibliothèques numériques (Gal, Yoo et Boland, 2004). Le matériau informationnel peut être difficile à saisir et, dans cette perspective, son étude consiste bien souvent dans la qualification des tuyaux, machines, « petites mains » mais également protocoles, classifications et standards au travers desquels l’information (digitale) sera mise en forme tout en circulant, avec, de plus, une attention partagée portée sur les processus collectifs de mise en forme des données. La question « de quoi est faite l’information (digitale) ? », issue de la quête d’une essence informationnelle supposée supérieure voire étrangère à son instanciation matérielle, peut alors être reformulée par une autre question : « comment

l’information (digitale) est-elle produite ? ». Les éléments de réponse rassemblés par ces études

renvoient aux réseaux sociotechniques qui participent à la production et à la mise en forme de l’information et constituent son être éminemment matériel (Pontille et Denis, 2012).

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Une attention renouvelée à la question de la matérialité du monde est ainsi proposée, en contraste fort avec une tradition des sciences humaines et sociales considérant la matérialité comme essentiellement passive dans la vie sociale. Ce renouvellement s’inscrit dans la droite ligne de l’approche fondée dans la fin des années 1970 par les études de laboratoires et les fondements des STS qui auront durablement réorienté l’abord des questions matérielles. Un balayage rapide des sciences humaines et sociales traditionnellement attentives aux artefacts culturels et à la matérialité du monde social comme l’anthropologie ou l’archéologie montre qu’elles ont, de longue date, contribué à conceptualiser une matérialité qu'elles pensent comme patrimoine matériel ou traces matérielles de l'activité sociale dont, finalement, la dimension matérielle est secondaire. Si l’analyse de la matérialité vise à comprendre ce qu’il y a dans les artéfacts, elle les construit comme des objets sociaux qui perdent leurs propriétés matérielles pour devenir des objets de sens et d’interprétation. Ainsi, la littérature traitant explicitement de la matérialité des choses du monde social (Godelier, 1984 ; Miller, 1998 ; Toren, 1999 ; Graves- Brown, 2000) a donné aux objets matériels le statut de tabula rasa, de fondement sans importance sur lequel se construit le monde social et la culture. Les objets matériels ne participent alors que passivement à la vie sociale en prêtant, au mieux, leur forme matérielle à la construction d’une couche sémantique, activité réputée supérieure et propre aux sociétés humaines (Godelier, 1984). Cette conception de la matérialité repose sur une hiérarchisation généralement évidente et implicite entre les humains (supériorité de l’intentionnalité et du sens par exemple) et des non-humains (inertes voire transparents). Ce Grand Partage (Latour, 1991) soutient une conception de la matérialité prise dans une acception essentiellement sémantique et conduit à une impasse relevée clairement par Ingold : « To understand materiality, it seems,

we need to get as far away from materials as possible » (2007, p.2).

Ouvrant la route aux études des infrastructures informationnelles, les STS ont apporté une contribution décisive pour sortir la question de la matérialité de l’ornière d’une absolue extériorité au monde social. Les travaux s’inscrivant dans le programme initié par les ethnographies de laboratoire du tournant des années 1970 (Latour et Woolgar, 1988 [1979], Knorr Cetina, 1981, Lynch, 1985 ; Pinch, 1986) auront remarquablement réussi à décrire et à renouveler les concepts autour des faits scientifiques et des artefacts techniques. Grâce à leur travail, il est notamment devenu clair que les faits sont stabilisés par un ensemble d’opérations (impliquant des instruments et des technologies d’écritures) et d’associations dont ils ne peuvent être dissociés sous peine de se dissoudre (Latour et Woolgar, 1988). L’attention de la sociologie et de la philosophie des sciences, qui s’étaient jusqu’alors focalisées sur les idées et

89 situations concrètes qui les façonnent, s’en trouve critiquée et déplacée. À la question « comment les connaissances se construisent ?», les STS répondent par des enquêtes ethnographiques menées dans les laboratoires et attentives au travail des scientifiques. Un travail de description fine des opérations concourant à la stabilisation et à la circulation des connaissances est ainsi entrepris.

Dans Le topofil de Boavista (1993) Latour examine les procédures par lesquelles des échantillons de terres prélevés par un petit groupe de chercheurs en Amazonie brésilienne sont équipés et reliés à un équipement conceptuel et instrumental permettant de les instituer en représentant de l’entité plus générale (le sol) et de les faire parler en son nom. L’équipement de ces fragments pour devenir l’objet de connaissance au travers d’une chaîne de médiations continue n’est pas la chose en elle-même mais une production, à la fois locale et globale, qui représente la chose et peut parler en son nom dans des lieux éloignés de celui dont ils proviennent. Cette production représente si bien la chose qu’elle peut la remplacer et s’abstraire du contexte de sa production. C’est que Latour appelle « l’effacement des modalités » (Latour, 1989 ; Latour et Woolgar, 1988) pour à la fois montrer sur quoi repose l’activité d’abstraction que l’on envisageait encore trop exclusivement intellectuelle (dans le sens purement cognitif du terme) ainsi que, dans un deuxième mouvement, pour insister sur la construction de la mobilité de l’information et des connaissances mises en forme. L’échantillon de sol ainsi équipé pour s’abstraire de son lieu d’origine tout en gardant un lien fort avec lui au travers notamment des multiples « inscriptions » (Latour, 1989, Latour et Woolgar, 1988) dont il est maintenant équipé permet de déplacer le sol d’une parcelle d’Amazonie dans un espace de circulation aussi vaste que celui de la science. L’idée n’est en aucun cas de balayer la robustesse des faits scientifiques en les qualifiant de « relatifs » et mais bien d’interroger les processus permettant aux objets scientifiques d’être si solidement reliés aux objets naturels qu’ils finissent par pouvoir les remplacer. Ainsi, la stabilisation de ces représentants, leur institution, est une condition de leur circulation. Pour qualifier ces unités de connaissances stabilisées, Latour emploie la notion de « mobiles immuables » (Latour, 1985, p. 85), lui permettant d’insister sur l’équipement et la stabilisation des unités de connaissance qui peuvent circuler sans perdre le lien avec la matérialité de la chose qu’elles représentent et emportent avec elles.

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