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0.4 Quelques mots sur l’accès et la « non-sortie » du terrain

0.4.4 Expérience et pertinence plutôt que neutralité

La neutralité est donc bien étrangère à ma démarche et il n’est pas question de s’en cacher. Je suis bien conscient qu’il y a là une posture fragile que des positions plus rigoristes ne sauraient tolérer. Mais l’engagement est le lieu d’apprentissages auxquels une posture plus distante ne peut donner accès. Je ne cherche pas à donner l’impression qu’il s’agit là de quelque chose de parfaitement maîtrisé de ma part. Mon engagement, mon embarquement, s’est déroulé de manière progressive, et j’ai commencé à prendre conscience que mon engagement dépassait l’observation participante lors du festival 2015, et plus encore au moment du compte rendu de mai 2016, dans toutes les questions que ce si petit texte m’adressait et qui me faisaient parfois peur, près de deux ans après être entré sur le terrain.

Avoir des problèmes communs et les assumer autant que possible permettait d’accroître les forces mobilisées dans l’enquête : nous étions plusieurs à enquêter, j’avais des co- enquêteurs avec lesquels je partageais des questions. Les problèmes communs étaient donc le moyen choisi (mais je ne saurai pas vraiment dire par qui) pour comprendre les enjeux pratiques du quotidien et les interprétations de chacun. Après la deuxième année, j’étais décidé à assumer ma position, quitte à proposer des situations qui n’auraient peut-être pas eu lieu sans ma présence. Pour moi c’était une nécessité. Comment arriver dans un univers et prétendre qu’en observant par-dessus l’épaule j’allais comprendre ce qu’affrontaient mes collègues ? Collègues est peut-être encore plus juste que co-enquêteurs. Rétrospectivement, je les ai toujours considérés comme tels, avant même qu’ils ne le deviennent formellement. Nous travaillions

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ensemble à résoudre des problèmes pratiques. La réciproque n’est pas vraie – et c’est toute l’ambiguïté de ma position : j’ai expérimenté une projection de rôles qui me plaçait tour à tour en philosophe lorsque nos échanges portaient sur la matérialité numérique, psychologue lorsque les questions devenaient plutôt d’ordre organisationnel, voire historien lorsqu’il était question de la mémoire et de la trajectoire des documents numérisés et conservés au centre. J’ai dû également mobiliser certains efforts pour dissiper les doutes sur ma qualité d’espion envoyé par le chef, avec qui la relation s’était nouée dès les premiers pas sur le terrain et avec qui nous partagions souvent de longues conversations.

Ce que peut être la sociologie et ce qu’elle peut bien faire sur le terrain de la numérisation et de la valorisation technologique du patrimoine est une question qui n’aura peut-être jamais été évidente pour mes collègues. Je dois dire que cette question ne m’a pas quitté non plus. Après tout, la majorité de ces rôles qui m’étaient attribués avait une forme de réalité à certains moments. Et si j’ai par exemple refusé la coordination de l’exposition du projet, j’y ai participé très activement, proposant autant d’idées que possible, associant même ma compagne, Victoria, elle aussi graphiste, et me suis trouvé à devoir tout de même parfois valider des étapes de la préparation des visuels avec l’équipe. Que faire avec tout ça ? Plus tard, j’ai découvert que certaines chercheuses sont confrontées depuis longtemps à ces questionnements qui me paraissaient alors très nouveaux. Commentant le travail des premières femmes primatologues, Stengers écrit :

« Elles ont accepté de se laisser affecter par ces êtres auxquels elles avaient affaire, de chercher avec eux les relations qui conviennent, de faire primer l’aventure de la pertinence sur l’autorité du jugement. » (2013, p.45)

Quitter, une bonne fois pour toutes, la place forte d’un impossible rigorisme de l’impartialité, censé permettre le jugement juste, pouvait selon cette auteure favoriser la pertinence. C’était le chemin dans lequel j’étais déjà largement engagé. Peu de temps plus tard, c’est Despret, collègue proche de Stengers de passage en conférence à Lausanne qui prononçait ces mots : « Donne à ce qui te touche le pouvoir de te faire penser » sans que je comprenne d’où ils provenaient.27 Je pouvais assumer d’être touché et concerné par mon terrain. Sentir une

27 La conférence de Vinciane Despret. Intitulée « Fabuler avec les yeux fermés (récits de ceux qui restent) » a été prononcée le 1er juin 2016 dans la salle 2207 du bâtiment Géopolis de l’Université de Lausanne. Je ne peux garantir qu’elle en est l’auteure et si je me trompe, en aucun cas Vinciane Despret ne serait

Introduction

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forme de responsabilité vis-à-vis de son objet d’étude n’a rien de nouveau (Favret-Saada, 1977) mais cela me touchait directement.

L’engagement renvoie à la dimension politique de la recherche et au rôle du chercheur, qui peut légitimement se sentir concerné par le « monde qu’il étudie, qui est aussi le monde qu’il construit et le monde qu’il habite » (Martin, Myers et Viseu, 2015, p.626). Cette posture a des implications jusque dans l’écriture de cette thèse, qui doit être lisible et utile pour mes collègues de l’EPFL en même temps que jugée intéressante par mes pairs et évaluée selon les critères académiques de ma discipline. Il n’est pas impossible que les critiques formulées dans le texte portent une forme de maladresse en dépit de tous mes efforts pour faire disparaître toute gêne ou propos non assumés explicitement jusque dans leurs conséquences potentielles. Certains lecteurs pourraient y voir un excès de prudence ou d’auto-censure ou, au contraire, des généralisations hâtives. Ce serait alors à mettre en rapport avec ma trajectoire sur le terrain qui se prolonge encore aujourd’hui pour devenir non seulement un monde auquel j’ai pu participer mais le monde dans lequel j’évolue encore quotidiennement. Ma socialisation prolongée à ce monde ne rend pas forcément plus facile la distance exigée pour un regard juste sur les deux plans pratique et académique. Pourtant ces exigences font partie de la manière avec laquelle est pensée la narration de cette thèse et certains de ses compromis. Par exemple, les personnages quasi fictionnels qui y sont mis en scène plutôt que des personnes ou encore les longues descriptions de l’activité avec un regard parfois au plus près des gestes et parfois plus distant des protagonistes pour protéger un certain « clair-obscur » que j’anticipe attendu par mes collègues. J’ai essayé de tenir compte de ce que je ressentais. Comment aurais-je pu faire autrement ? Je suis sans doute moins libre qu’un ethnographe rédigeant sa thèse loin de son terrain ou qu’un autre qui garde anonymes les lieux d’enquête et les protagonistes. Pour autant, ces contraintes sont le résultat d’un attachement durable avec mon terrain que je souhaite cultiver et mobiliser pour rester touché et transformer cela en une réflexion qui soit encore plus pertinente et assumée.

responsable de mon inattention lors de sa conférence. Et malheureusement, malgré mes recherches je n’ai pas trouvé de sources permettant d’attester avec certitude de la provenance de ce qui peut faire penser à une citation.

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