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l’infrastructure matérielle de la valeur patrimoniale du Montreux Jazz pour la transférer à des serveurs

2.0.4 Transfert de valeur et factualisation du passé

En tant que dispositif démonstratif, la visite guidée partage de nombreux traits avec les démonstrations étudiées par des travaux sur les pratiques scientifiques et technologiques. La visite guidée mobilisée par le Montreux Jazz Digital Project est à la fois un dispositif de persuasion et un dispositif de mise en valeur, elle vise à produire des témoins de la valeur du projet. Dans la littérature mentionnée précédemment, on relève des traces de la place centrale de la production de la valeur comme enjeu des pratiques démonstratives. C’est par exemple le cas lorsque Rosental affirme que les démo sont principalement destinées à faire la preuve de la valeur d’un projet ou d’un produit de connaissance (2002 ; 2007). Pour autant, on constate que la notion de valeur occupe finalement très peu de place dans l’analyse, alors même que les démo sont posées comme des dispositifs de production de valeur en situation. Aussi, plutôt que critiquer Rosental et son travail (sans équivalent) dans les études sociales des pratiques démonstratives des scientifiques et des technologues, le présent chapitre essaie de le compléter, en donnant une meilleure place à la production de la valeur d’un projet porté par une institution de recherche, en situation et au travers de dispositifs démonstratifs.

Dans le cas du « tour standard » que nous avons commencé à voir (et que nous détaillerons par la suite), l’enjeu de la démonstration est d’abord d’inscrire le projet de digitalisation des enregistrements du festival dans la continuité de l’histoire et du récit sur la grandeur du Montreux Jazz Festival. Il ne s’agit pas pour autant de n’importe quelle version de l’histoire du Montreux Jazz, mais de celle mise en scène localement en prenant appui sur des éléments discursifs et matériels, mobilisés comme des preuves de la « magie de Montreux ». Nous devons nous arrêter un moment sur cette expression particulière et sur l’attractivité de la chose qu’elle désigne, puisque c’est précisément une partie de cette « magie » montreusienne que les ingénieurs de l’EPFL souhaitent capter (et faire capter aux invités du tour standard) et transférer à leur projet de numérisation. La magie de Montreux est une formulation locale, utilisée par les principaux acteurs du festival, de ce que pourrait être la valeur historique et patrimoniale du Montreux Jazz. La formule et ses utilisateurs insistent ainsi sur la dimension exceptionnelle de leur festival et de son histoire. Dans les mots des légataires de Claude et des porteurs du projet de numérisation, la magie de Montreux est un mélange subtil de plusieurs ingrédients. En premier lieu, il s’agit du travail héroïque du directeur historique qui a su mettre sur la carte du monde de la musique cette petite ville suisse, où il a fait jouer les principaux musiciens de Jazz, Blues, Funk et Rock de la deuxième partie du XXème siècle. Vient ensuite la mobilisation des technologies audiovisuelles de pointe (« les meilleures de l’époque ») dans

191 magie, peut-être la preuve la plus tangible de l’importance du Montreux Jazz pour l’histoire de la musique : la collection des 14 000 bandes ramassant l’enregistrement des 50 ans du festival et bénéficiant en 2013 de l’inscription au registre de la Mémoire du monde de l’UNESCO.

La propriété immobilière du directeur historique du festival peut être, à ce titre, envisagée comme une sorte de temple de la magie de Montreux. Un ensemble d’objets tangibles y est exposé d’une manière particulière, mettant l’accent sur leur précédent propriétaire, souvent un illustre musicien (mais pas exclusivement, on y trouve aussi des sportifs de haut-niveau ou des acteurs), à qui appartenait tel objet avant qu’il soit donné à Claude. Ce temple n’est pas accessible à tous mais chaque année des centaines de personnes y pénètrent sur invitation pendant la période du festival, massivement les employés des partenaires commerciaux du festival. En revanche, une fois entré dans l’immense chalet, les objets sont accessibles et mis en scène de manière à attester que des moments structurants de l’histoire contemporaine de la musique amplifiée se sont déroulés dans cette maison. C’est par exemple sur ce piano quart de queue noir, que Freddy Mercury (le leader du groupe anglais Queen) avait offert à Claude, que l’improvisation avec David Bowie débouchant sur le tube Under Pressure s’est déroulée. Les collections personnelles de Claude font également partie de la mise en scène, et c’est d’ailleurs les objets de Claude qui occupent le plus d’espace.

Au travers du tour standard, l’équipe de l’EPFL essaie de connecter son projet à ce récit incarné de la magie de Montreux et à sa mise en scène locale dont la maison de Claude est le lieu privilégié. Il n’y a rien de très surprenant au fait que le tour standard entende prendre pour appui principal de son entreprise de mise en valeur patrimoniale ce même lieu, en ceci qu’il abrite aussi l’archive physique de la collection que le projet numérise. Mais la chorégraphie du tour standard insiste sur le fait que démontrer l’inscription du projet dans la continuité de l’histoire réputée prestigieuse de Montreux n’est pas considéré comme allant de soi par l’équipe du projet. Au contraire, cette inscription, cette articulation, ce transfert de valeur, est un défi et nécessite d’être démontrés, produits et re-produits en situation au gré des tours standards quotidiens. Commençant par la maison du directeur historique puis se poursuivant avec l’archive physique avant d’aller vers le serveur de stockage numérique, le script de la visite guidée insiste en creux sur le travail à fournir pour connecter le projet et l’exemplaire de machine de stockage (une des réalisations les plus tangibles du projet de numérisation) à la

magie de Montreux. En d’autres termes, l’équipe du projet ne semble pas considérer qu’il existe

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« histoire », « patrimoine ») qui permette immédiatement et effectivement de profiter de la

magie de Montreux pour ce qu’ils envisagent d’en faire. Se pose alors une question pratique et

complexe : comment capter une partie de cette magie et la transférer au projet et à ses réalisations, par exemple à ses technologies de stockage numérique ? Cette opération n’est peut- être pas une opération scientifique ordinaire et il n’est nul besoin de croire aveuglément et a

priori à la magie de Montreux pour comprendre que l’enjeu de captation et de transfert de la

valeur historique du Montreux Jazz à son projet scientifique éponyme demeure une épreuve dont l’issue est incertaine. Elle repose en grande partie sur l’apparition (entendu ici comme la production en situation) et la captation de cette magie montreusienne par les invités, destinataires de la démonstration et potentiels véhicules de ce transfert.

Pour analyser ce travail d’appui sur la distribution matérielle de la valeur et ce parcours stratégique dans son infrastructure, le premier point à examiner renvoie donc à la manière avec laquelle les nombreux objets et l’agencement matériel des lieux font effectivement apparaître la magie de Montreux et, d’une certaine manière, à l’efficacité du chalet du directeur historique dans cette opération : comment le passé est-il produit en situation durant la visite guidée ? Le rôle des objets matériels et de la mise en scène est ici primordial. Je reprendrai à Dulong la notion d’« opérateur de facutalité » (1997) car celle-ci permet de considérer les objets dans leur capacité à être mobilisés comme des preuves du récit sur le passé qui, sans l’appui de ceux-là, garderait un mode de véridiction proche de la fiction. Or ce n’est pas le cas, la magie advient et sans l’appui trouvé par les guides de la visite dans l’infrastructure matérielle de cette magie, elle n’opérerait pas avec la même force.

Le second point que nous examinerons renvoie parallèlement à la performance de la réception des invités, qui elle seule peut sanctionner l’apparition ou non de la magie. L’enjeu inclut mais dépasse la perception ou la réception et la dimension encore trop passive soutenue parfois par ces notions. Il s’agit de faire capter (c’est à dire produire ou faire produire39) aux

invités la magie historique de Montreux en espérant que cette captation sera suffisamment durable pour que les invités puissent transférer ce prestige aux réalisations du projet. Les destinataires de la démo sont donc ici les véhicules potentiels du transfert de valeur historique ; c’est à eux que l’on propose d’apprécier le projet au travers du dispositif de démonstration, c’est eux que l’on veut persuader et c’est sur eux que l’on compte pour faire jaillir la valeur historique et patrimoniale au travers de leur implication et de leurs efforts de réception, pour

193 importance particulière.

Ainsi, j’envisage la visite guidée rythmée par des démo et des présentations, et que les ingénieurs de l’EPFL nomment le tour standard, comme un dispositif de mise en valeur de leur projet, c’est à dire comme un dispositif de production de valeur qui passe ici par l’articulation de leur projet au récit incarné de l’histoire du Montreux Jazz. Mon analyse met d’abord l’accent sur le travail des démonstrateurs et sur la manière de conduire les démo, mais mon attention se porte aussi sur les destinataires de la démo, en les dotant de compétences réflexives équivalentes à celles des démonstrateurs. Pas question donc de réduire le pouvoir des « publics invités » ni de sous-estimer la dimension active de leur rôle dans la démo. La participation des invités est décisive car sans ce que l’on peut appeler la performance de la réception aucune valeur ne sera produite et encore moins captée ou transférée. Telle qu’elle a pu être mise en lumière par les travaux précédents (Liccope, 1996 ; Rosental, 2007), la dynamique associative de la démo sera conservée et prolongée afin de rendre compte du travail collectif de production de la valeur d’un projet tant par les démonstrateurs et leurs technologies que par les invités mobilisés pour en être, peut-être plus que les témoins, des acteurs. C’est ensemble que démonstrateurs et

démontrés (pour reprendre le terme de Rosental, 2002) produisent la valeur du projet. Envisager

de cette manière, tous les acteurs de la démo sont engagés dans une performance commune, sur une scène dans laquelle ils partagent concrètement et physiquement les risques d’échec. Il n’est donc pas question de postuler des asymétries de pouvoir, car les uns ont répété en coulisses le script de la démo, mais bien de rendre compte de la dynamique collective et incertaine de cette performance de la valeur.

Pour autant, si valeur et expérience de la valeur semblent indissociables dans l’analyse comme dans la pratique, il y a ici une limite importante de ce chapitre. Mon enquête ne me permet pas d’aller aussi loin qu’on pourrait l’attendre dans l’exploration de l’expérience esthétique faite par les invités du projet. Je ne peux par exemple presque rien dire sur l’écoute (en particulier du Constellation, le système audiovisuel qui fait l’objet d’une des démos principales). Si j’ai suivi les tours standards en prêtant attention à tous les participants des visites guidées, mon entrée principale reste celle des démonstrateurs avec qui j’ai eu de nombreuses occasions de discussions et que j’ai pu observer plusieurs fois de suite dans l’exercice de la conduite de la visite. Je n’ai pas mené d’entretiens complémentaires et systématiques avec les invités du projet pour récolter plus de matériaux sur leur vécu lors de cette expérience. Je ne pourrai par conséquent que relever le point aveugle de l’expérience sans en proposer une véritable analyse.

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Du reste, je ne suis pas engagé dans une analyse phénoménologique et n’ai affiché aucune prétention à pénétrer « dans la tête » des invités. Je peux toutefois redire que l’angle mort de l’expérience invite à l’humilité et à se garder de généraliser trop largement les implications de l’analyse de la scène démonstrative étudiée ici. Aussi, il me parait clair que ce point dépasse largement cette situation et mériterait d’être approfondi par une attention en quelque sorte totalement symétrisée sur les acteurs de la démo. Il faudrait rompre avec une focalisation sur les démonstrateurs et rendre aux publics son pouvoir d’agir. Ce chapitre s’inscrit dans ce mouvement sans pouvoir aller au bout des choses. En symétrisant l’attention de chaque côté de la performance de la démo, les démonstrateurs et les technologies partageraient mieux la scène avec les destinataires (invités, témoins), destinataires à qui serait par ailleurs rendu la capacité d’être réflexifs et touchés, la capacité de faire des expériences dont la valeur ne serait pas détruite par le fait qu’elles se déroulent sur une scène sociale particulière. Le fait que les conditions de déroulement d’une expérience soient configurées ne présument jamais complètement de ce qui va se produire et ne dit que peu de choses sur ce qui est vécu par les protagonistes. L’accent sur les démonstrateurs permet toutefois de rendre compte de l’épaisseur du cadrage et du véritable travail consistant à l’installer en même temps qu’à construire une scène de démonstration.

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