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Un sauvetage singulier : assurer la conservation d’une collection audiovisuelle par sa transformation en matière première pour

0.2 Le Montreux Jazz Digital Project comme exemple du déploiement du paradigme de la valorisation technologique du

0.2.3 Un sauvetage singulier : assurer la conservation d’une collection audiovisuelle par sa transformation en matière première pour

l’innovation et la recherche

À l’occasion d’une rencontre entre Patrick Aebischer, le président de l’EPFL, et Claude Nobs, que les acteurs du projet datent à 2007, le premier aurait adressé une question simple au propriétaire des archives du festival : « C’est formidable ce patrimoine mais tu as une copie ? » La réponse négative du directeur du festival aurait entraîné le président de l’EPFL à proposer de « faire une copie » pour « sauvegarder ce trésor unique », qu’il perçoit immédiatement comme une ressource pouvant stimuler la recherche et l’innovation sur le campus de l’EPFL. Le corpus numérisé de la collection des enregistrements du festival représentait alors un outil à fort potentiel que le président de l’EPFL souhaitait saisir.

La sauvegarde de la collection rassemble alors des acteurs dont la collaboration peut surprendre. Issus des mondes de la culture et de l’industrie musicale, de la technologie et de la recherche, ils s’accordent sur une opération de sauvetage des bandes enregistrées. Ainsi, soucieuse de préserver ce patrimoine et consciente de l’importance de l’investissement technique et financier qu’exige la pérennisation de l’archive du festival, la fondation en charge de ce patrimoine lance un partenariat avec l’EPFL, qui, de son côté, cherche à développer ses activités dans le domaine des humanités numériques et des technologies de l’information. Disposer de gros corpus numérisés et se construire un territoire de données est ainsi pensé dès le départ comme une manière de produire une ressource pour le développement de ses laboratoires.

De ces rapprochements et alliances naît un ambitieux projet de numérisation patrimoniale qui mettra plusieurs années à trouver ses financements, exclusivement privés – les institutions d’archives publiques disposant rarement de moyens aussi importants. Il faudra aussi du temps pour formuler le projet de manière à ce que la numérisation de ce corpus musical s’intègre dans la stratégie de développement de l’école polytechnique. Celle-ci n’a en effet pas vocation à se substituer aux institutions de conservation, mais souhaite innover et développer des recherches dans le secteur des technologies numériques. Pour ce faire, elle a besoin de corpus sur lesquels travailler. Du fait de ce financement privé et de l’insertion du projet dans la politique de recherche d’un établissement d’enseignement supérieur technologique, la conservation et la pérennisation de la collection se trouvent associées à un impératif de valorisation technologique

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et d’innovation. L’hypothèse faite par les acteurs est la suivante : c’est la valorisation technologique du patrimoine (c’est-à-dire son exploitation comme ressource pour l’innovation et la recherche) qui rendra possible sa conservation. Entre 2010 et 2016, un peu plus de 15 millions de francs suisses sont réunis pour numériser et valoriser les 14'000 bandes enregistrées couvrant les 50 ans du Festival.

Ainsi, dès le début du projet, la conservation de ce qui est explicitement perçu comme un patrimoine et en passe d’être reconnu internationalement comme tel est liée aux modalités de sa valorisation technologique. Au moment de l’enquête (2014-2018), bien que la quasi-totalité des bandes soient numérisées et disponibles sur le système de stockage comprenant trois unités de près de 5 Péta Bytes (l’équivalent de 5'000 disques durs de 1To), répartis dans trois lieux distants, le destin de l’archive reste toutefois incertain. La conservation physique de la collection ne va pas de soi, notamment parce que les ingénieurs en charge du projet constatent qu’il n’existe aucune solution pérenne si ce n’est le transfert systématique et régulier de l’ensemble de la collection d’un format à l’autre au fur et à mesure de leurs évolutions, couplé à leur copie sur au moins trois supports en des lieux différents.

La conservation et la valorisation de la collection sont dès 2010 confiées à un centre technologique de l’EPFL créé à cet effet. La question des métadonnées était alors en pleine effervescence et le centre est baptisé Metamedia center (ou centre Metamedia, la dénomination française étant également mobilisée). S’agissant d’une entité relevant d’un établissement public d’enseignement supérieur, la valorisation prend une signification distincte de ce que serait la seule exploitation commerciale de l’archive. Ici, la valorisation passe par l’utilisation de la collection numérisée pour des activités de recherche et de développement technologique. Elle est associée au développement de produits de connaissance, à du transfert de technologie et à l’impulsion de start-ups. Selon la formule utilisée par l’équipe du projet dans ses communications publiques comme en interne, la collection constitue une « matière première

pour l’innovation et la recherche » au sein de différents laboratoires de l’école. La valorisation,

d’emblée centrale pour le projet et la pérennisation de la collection, devient un hybride de patrimonialisation, de soutien à la recherche et à l’innovation et de marché des nouvelles technologies. Le pari est aussi que l’association de la collection, devenue masse de données au service de la recherche, à un réseau de chercheurs à la pointe de la recherche technologique devrait réduire les risques liés à des erreurs de choix techniques et à l’obsolescence des formats informatiques. Les laboratoires de recherche de l’école assureraient une veille technologique

Introduction

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Figure 1: photo d'illustration de l'article portant sur Genezik paru sur le site d'information ide l'EPFL le 05.07.2013

Figure 2: Interface de Genezik (centre Metamedia - document de promotion)

pour leurs propres besoins et, du même coup, pour la maintenance de la collection numérisée. Le centre Metamedia en charge du projet réalise ainsi une traduction entre la préservation d’une collection réputée patrimoniale et la vie scientifique d’un réseau de laboratoires de pointes. La conservation des enregistrements est portée par des objectifs de valorisation scientifique et technologique d’un établissement de recherche et formation technologique bien plus que par des objectifs de valorisation commerciale ou des objectifs de valorisation culturelle (comme la mise à disposition publique des fonds). Dans le cas présent, la notion de valorisation connaît une reformulation spécifique liée à la compétition pour le prestige scientifique et la visibilité institutionnelle d’un établissement d’enseignement supérieur prônant aussi l’entrepreneuriat et le transfert technologique.

Ce projet de numérisation doit également être compris dans sa composante stratégique pour l’institution, qui entend se saisir de cette collection comme un levier permettant à des produits de connaissances issus de ses laboratoires de trouver des débouchés sur les marchés. Ainsi, lorsque le projet de numérisation met en place des opérations de valorisation de la collection, il s’agit d’abord de valoriser les produits de connaissance affichant la marque de l’école, au travers du développement d’applications technologiques exploitant la collection numérisée comme matière première, et qui, dans un scénario idéal, déboucheront sur la création de start-ups. Le Montreux Jazz Digital Project montre certainement un décalage dans son abord de la collection patrimoniale par rapport à ce que nous connaissions historiquement dans le domaine de la conservation des patrimoines. La notion de valorisation patrimoniale prend des allures nouvelles par rapport à ce que nous avons exposé plus haut. Suivant cette observation, cette thèse considère ce projet particulier comme un laboratoire de la mise en pratique du paradigme de la valorisation technologique du patrimoine.

0.3

Une enquête dans un laboratoire de la mise en pratique

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