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1.2 La préposition à travers et la "dynamique des forces" ("Force dynamics", Talmy

1.2.3 Deux traits sémantiques liés à la notion de guidage

Le parcours guidé que la préposition à travers permet d'exprimer en français se

caractérise par deux propriétés fondamentales : a) il est non-rectiligne et b) il est interne au

site.

1.2.3.1 L'idée de parcours "divagant"

Comme nous venons de le voir, l'entité-site – du fait de ses limites latérales ou de sa

structure interne –, oblige souvent la cible à prendre différentes directions au cours de son

déplacement. Cette interaction entre les forces exercées respectivement par la cible et par le

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Nous reviendrons plus loin (cf. § 1.3.1 ci-dessous) sur le fait que la cible exerce une force orientée à la

différence de la cible de la relation contenant/contenu qui exerce une force dans tous les sens (cf. Vandeloise

1986 : 229).

site – que nous avons appelée guidage –, fait que la cible effectue, en général, un parcours

sélectif qui ne peut pas être rectiligne mais "divagant12", plein de détours, [69]- [73] :

[69] On louvoie à travers un dédale de tranchées vides, étroites, profondes, aux parois

poudrées de flocons : des canaux d'écoulement, creusés depuis notre dernier séjour.

(Genevoix M. 1950, Ceux de 14)

[70] (…) la petite rivière semblait de bout en bout zigzaguer à travers un parc naturel

ensauvagé (…). (Gracq J. 1976, Les eaux étroites)

[71] Il posa "Rikiki" dans les pierres et se faufila à travers les corps endormis. (Duvignaud J.

1957, L'or de la République)

[72] Il suivit un sentier sablonneux qui serpentait à travers un tapis de bruyère, il dévala une

combe, escalada un talus (…). (Tournier M. 1970, Le roi des Aulnes)

[73] Il manoeuvra lentement à travers la gare, klaxonnant pour que la foule s'écarte. (Clézio

J-M-G. 1966, Le déluge)

Par ailleurs, l'examen du corpus montre que à travers se construit avec des verbes qui

introduisent cette idée de déplacement "divagant". Ainsi, nous avons trouvé nombre

d'attestations de à travers en combinaison avec des verbes comme louvoyer, serpenter, sinuer,

voyager, zigzaguer, cheminer, se faufiler, se frayer un chemin, etc. (cf. exemples [69]-[73]) :

Extension du déplacement par rapport au site

Le fait que le déplacement exprimé au moyen de à travers est, en général, "divagant"

implique que le parcours de la cible s'étend sur une partie importante de la surface du site, par

rapport à l'axe latéral, mais parfois aussi par rapport à l'axe frontal (cf. la contrainte du

parcours minimal, § 1.2.4.2 ci-dessous). (Aurnague 2000 : 43) remarque à juste titre que : "Le

contenu sémantique de cette locution implique, en effet, que le déplacement de la cible ait une

extension significative au regard de la structure du site et de la disposition de ses frontières".

Ainsi, il arrive souvent que la cible effectue un déplacement allant d'une frontière latérale à

l'autre. Le rôle de la frontière gauche et de la frontière droite consiste précisément à canaliser

le déplacement de la cible en contrôlant sa position par rapport à l'orientation latérale, comme

le montre l'exemple suivant (décrivant le parcours d'un homme soûl) :

[74] Le regard muet de ces fenêtres le gênait à la fois et l'attirait : il zigzaguait de l'une à

l'autre à travers la rue vide. (Gracq J. 1958, Un balcon en forêt)

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Faute d'un meilleur terme, nous utiliserons ici l'adjectif divagant au sens spatial : plein de détours, tortueux,

dont le tracé est sinueux. Cet adjectif a surtout pris un sens psychologique ("qui divague, qui se perd en propos

confus et abondants; qui se développe sans direction précise" – TLFI), mais on le trouve dans Frantext dans le

sens spatial (archaïque) : Je garde toujours en moi la photographie insolite d'un fleuve de sable, du lit divagant

d'un oued saharien à sec, abandonnant en vrac sa charge diluvialeentre deux rangées de maisons… (Gracq J.

1985, La forme d'une ville). Pour varier, nous utiliserons parfois le terme "plein de détours".

Une extension significative du déplacement par rapport au site apparaît également

lorsque la préposition à travers est associée aux verbes comme errer, marcher, se promener,

rôder, flâner, déambuler, etc. Ce paramètre (l'idée de parcours "divagant") nous permet de

faire un lien entre les emplois où la préposition à travers exprime le parcours et ceux où elle

exprime le balayage (ex : Il court à travers toute la scène. / Les savants se sont répandus à

travers tout le pays – cf. § 3 ci-dessous). Il n'est donc pas étonnant que la préposition à

travers puisse exprimer les configurations spatiales qualifiées de balayage, car la cible, par

son déplacement, couvre la totalité de la surface du site. Cela explique en même temps la

difficulté que l'on a parfois de distinguer d'une manière précise l'un de l'autre ces deux types

d'emploi spatial de à travers.

Cas où le parcours est rectiligne

Le parcours de la cible ne doit cependant pas obligatoirement être "divagant". C'est

surtout le cas dans les descriptions spatiales où le verbe implique l'idée de vitesse, comme

dans la phrase suivante :

[75] Elle surgit, fonce droit sur lui à travers cette foule et lui crie : "hé, blanc, où sont mes

deux dollars ?" (Camus A. 1956, Requiem pour une nonne)

Si, à la place de foncer droit sur, nous mettions un autre verbe n'impliquant pas la vitesse, le

déplacement se présenterait plutôt sous forme d'un parcours divagant, comme le montre le

contraste entre les phrases [75] et [76] :

[76] Elle surgit, se dirige (lentement) vers lui à travers cette foule et lui crie…

Nous introduisons ci-dessous un autre trait qui nous semble intimement lié à la notion

de guidage. En effet, en plus d'être "divagant", le parcours exprimé au moyen de à travers est

toujours interne au site.

1.2.3.2 Parcours interne au site

Une autre propriété caractérisant la relation de parcours exprimée au moyen de à

travers consiste en l'obligation pour la cible de passer par l'intérieur du site. Les phrases [77]

et [78] illustrent le fait que la ligne de parcours doit toujours se situer dans l'espace compris

entre les limites du site :

[77] La lumière filtre à travers les rideaux noirs de notre roulotte. (T'Serstevens A. 1963,

L'itinéraire espagnol)

[78] Après avoir déjeuné, j'ai marché à travers Marseille. (Japrisot S. 1966, La dame dans

l'auto)

Bien que le parcours décrit par à travers corresponde au passage d'un côté à l'autre dans [77],

et au simple cheminement dans [78], nous voyons que l'endroit par où passe la cible est

toujours situé à l'intérieur des limites de l'entité prise comme repère. Ainsi, l'ensemble des

situations que la préposition à travers exprime en français, peut se résumer par les schémas

5A et 5B ci-dessous, qui en même temps illustrent respectivement les phrases [77] et [78] :

A B

Schéma 5à travers : un parcours interne au site

Ce trait sémantique de à travers est étroitement lié à la notion de guidage car, pour

pouvoir être considéré comme guidé, le déplacement de la cible doit être contrôlé latéralement

et localisé dans les limites du site. En effet, tout en effectuant un contrôle latéral de la position

de la cible, la gauche et la droite enferment, en quelque sorte, cette entité et déterminent un

"intérieur" par lequel le parcours doit s'effectuer.

Le caractère interne de la relation de parcours exprimée au moyen de à travers nous

paraît très important pour la sémantique de cette préposition surtout lorsqu'elle exprime le

passage d'un côté à l'autre. Dans ce cas, ce trait sémantique permet de mieux opposer à

travers aux expressions par-dessus, par-dessous, etc., qui peuvent elles aussi exprimer le

passage d'un côté à l'autre (ex : Il a jeté une pierre à travers/par-dessus le grillage). Ce qui

distingue profondément à travers de ces expressions, c'est bien évidemment le fait que, dans

le cas de à travers, le passage d'un côté à l'autre se fait par l'intérieur, alors que dans le cas de

par-dessus, par-dessous, etc., la cible passe de l'autre côté en évitant la matérialité du site.

Diverses stratégies peuvent être adoptées lors du contournement ; il peut s'effectuer par

rapport à la partie supérieure du site (ex : passer par-dessus), par rapport à la partie inférieure

du site (ex : passer par-dessous) ou par rapport aux côtés (ex : passer à côté de).

Mentionnons que l'ensemble des observations que nous faisons ici sur à travers vont

dans le sens de ce qui a été dit à propos de la préposition through en anglais par (Talmy

2000 : t.2 : 27). En effet, selon Talmy, dans les descriptions spatiales comme I walked

through the woods, la préposition through, l'équivalent anglais de à travers, exprime tout

simplement le déplacement le long d'une ligne qui est à l'intérieur d'un site :

In this usage, through specifies, broadly, 'motion along a line that is within a medium'.

The component notions contained here include those in (3).

(a) 'motion'

(b-e) 'which can be thought of as 'one-to-one correspondences' between

'adjacent' points of 'space' and adjacent points of 'time'

(f) motion that describes a 'line' (i.e., a 'linear extent')

(g) the locatedness of a line within a 'medium'

(h,i) a medium – that is, a region of three-dimensional space set apart by

the locatedness within it of 'material' in a 'pattern of distribution' with

proprerties and a range of variation still to be determined. (Talmy

2000 : t.2 : 27)

Enfin, nous pouvons noter qu'à la différence du trait "parcours 'divagant'" qui est

valable pour la plupart des emplois de à travers, le trait "parcours interne" se vérifie chaque

fois que cette préposition intervient dans une description spatiale.

Dans la section suivante, nous présentons deux conditions particulières que la

préposition à travers semble imposer dans certaines configurations précises.