A première vue, trouver l'équivalent d'un mot dans une autre langue peut paraître une
tâche banale. Si cela était vrai, il suffirait de consulter un bon dictionnaire bilingue pour
déterminer des mots équivalents d'une langue à l'autre : la traduction serait un travail facile et
les linguistes ne parleraient pas de la relativité linguistique. La réalité linguistique, dans toute
sa diversité, nous apprend, en fait, tout le contraire. Si, dans certains cas, un mot d'une langue
correspond bien dans (presque) tous ses contextes d'emploi à un mot dans une autre langue,
dans d'autres cas un mot peut avoir plusieurs équivalents ou n'en avoir pas du tout. La
recherche des équivalents d'une langue à l'autre atteint toute sa complexité lorsqu'il s'agit des
lexèmes polysémiques et/ou des langues typologiquement très différentes. Tous ces
problèmes relevant de la relativité linguistique soulèvent, depuis des siècles, non seulement de
nombreuses discussions parmi les linguistes, mais aussi d'innombrables difficultés dans
l'apprentissage des langues étrangères.
Etant donné le caractère extrêmement concret des situations auxquelles font référence
les descriptions spatiales, on serait tenté de croire que la mise en évidence des équivalents
pour des marqueurs spatiaux dans une autre langue pose moins de problèmes. Cependant, de
nombreuses études comparatives sur la sémantique de l'espace (cf. Talmy 2000, Svorou 1994,
Slobin 1996a, Bowerman 1996a, 1996b ; Gumperz & Levinson (ed.) 1996 ; Bloom et al. (ed)
1996) ont montré que les langues mettent en oeuvre une grande diversité de concepts et de
procédés en tout genre (morpho-syntaxique, sémantique, etc.) pour exprimer les phénomènes
spatiaux. Bien que le français et le serbo-croate appartiennent à la famille des langues
indo-européennes, les façons dont elles procèdent pour référer à des phénomènes spatiaux diffèrent
considérablement (cf. Ch. 1 et Ch. 6).
1.3.1 Mise en correspondance entre le français et le serbo-croate
Plusieurs questions se sont posées au moment où il nous a fallu choisir les marqueurs
spatiaux en serbo-croate qui correspondent aux prépositions par et à travers dans leurs usages
spatiaux concrets. En essayant de traduire certains des exemples figurant dans nos corpus,
nous nous sommes aperçu que par spatial pouvait se traduire en serbo-croate de plusieurs
façons. Le même phénomène se produit dans le cas de à travers spatial. S’il nous a été facile
de constater que chacune de ces deux prépositions correspondait à plusieurs marqueurs
spatiaux du serbo-croate, il n’était pas évident de dire lequel/lesquels des équivalents
était/étaient le/les plus important(s). Nous appuyer seulement sur l’introspection pour faire la
mise en correspondance entre le français et le serbo-croate ne nous paraissait pas une bonne
solution.
C'est pourquoi nous avons décidé de faire appel à des traductions d'un certain nombre
d'occurrences de par et à travers spatiaux. L’utilisation à la fois des exemples attestés pour
par et à travers et de leurs traductions produites par différents traducteurs devait nous
permettre d’identifier d’une façon objective les structures qui rendent le plus souvent en
serbo-croate les compléments de lieu en par et à travers. Il s’ensuit que les corpus pour par et
à travers sont en partie bilingues parce qu'ils contiennent en même temps les traductions
d'une partie des exemples qui y figurent. Il s'agit bien sûr de traductions "officielles" publiées
en Yougoslavie et non pas de nos propres adaptations des exemples du français (cf. Annexe).
Afin de diminuer la présence d'éventuelles erreurs propres à un traducteur particulier, nous
avons utilisé des traductions faites par différentes personnes (cf. Annexe). Cela nous a permis
de dégager un certain nombre de structures du serbo-croate qui apparaissent le plus souvent
comme les meilleurs équivalents de par et à travers spatiaux. Ces résultats, issus de l'analyse
de (sous-)corpus bilingues, sont très instructifs des points de vue sémantique et cognitif. Ils
seront exposés avec tous les détails nécessaires dans la section 3 du présent chapitre.
Le recours à la traduction nous a donc permis de mettre en évidence les équivalents de
par et à travers spatiaux. L'étape suivante a consisté à constituer des corpus pour chacun de
ces marqueurs dégagés, non seulement pour pouvoir mieux les décrire mais aussi pour la mise
en correspondance allant du serbo-croate vers le français. En effet, nous avons décidé
d’appliquer la même démarche mais en sens inverse pour voir si les marqueurs et les
structures dégagés en serbo-croate sont traduits en français uniquement au moyen de par et à
travers. Pour cela, il nous fallait trouver la traduction d'une partie des exemples constituant le
corpus du serbo-croate, qui est donc, lui aussi, en partie bilingue.
Cette approche bi-directionnelle allant d'abord du français vers le serbo-croate ensuite
du serbo-croate vers le français a mis au jour des phénomènes très intéressants liés au contenu
sémantique des compléments de lieu exprimant le déplacement médian lorsqu'on les transfère
d'une langue à l'autre.
1.3.2 Problèmes posés par le recours à la traduction
Utiliser la traduction comme source des données est toujours un danger potentiel dans
la mesure où la qualité de la traduction peut considérablement influencer les données initiales
et par conséquent l'étude basée sur de telles données. En effet, au cours de notre travail, nous
avons pu nous apercevoir d'une part que les textes sont souvent mal traduits, d'autre part que
les omissions dans les traductions sont très fréquentes. Deux ou trois traductions visiblement
mauvaises ont été rejetées. Ont été considérées comme mauvaises les traductions contenant
des erreurs à la fois évidentes et importantes non seulement au niveau grammatical mais aussi
au niveau lexical – l'un allant toujours avec l'autre. Lorsqu'on observe la traduction d'un
élément aussi précis que, par exemple, par spatial, on peut facilement évaluer la compétence
(ou l'incompétence) du traducteur dans la langue-cible. Notre compétence dans les deux
langues de même que le recours constant à des informateurs nous ont permis de trancher en
faveur ou non d'une traduction chaque fois que cela nous paraissait nécessaire.
représentatifs des mots et des structures utilisés dans le même genre de texte non traduit"
(Pearson 2000 : 54). En effet, certains traductologues pensent que la langue de traduction
(langue qui évolue pendant la traduction) diffère de la langue courante parce qu'elle résulte
d'un "compromis entre les normes ou structures de la langue source et ceux de la langue cible"
(Baker 1998 : 481). Par conséquent, le texte traduit peut être considéré comme influencé,
c'est-à-dire contraint, par un texte écrit dans une autre langue. Ainsi, selon certains chercheurs
en traduction travaillant sur la comparaison entre des textes originaux en anglais et des
traductions en anglais, il y a lieu de distinguer l'anglais courant et l'anglais de traduction parce
que "les traducteurs ont tendance à utiliser, quand ils traduisent, un vocabulaire plus réduit et
une gamme de structures grammaticales plus étroites qu'ils n'utiliseraient en situation
classique de rédaction de texte" (Pearson 2000 : 54) dans leur propre langue.
En résumé, la mise en correspondance du français et du serbo-croate prend appui
principalement sur l'observation de la traduction d'une partie des occurrences figurant dans
nos corpus. Si le recours à la traduction peut, effectivement, permettre de dégager les
équivalents recherchés (cf. section 3), nous avons émis plusieurs réserves vis-à-vis de la
fiabilité d'une telle démarche, d'une part à cause de la qualité de la traduction, d'autre part à
cause du fait que même la langue d'une bonne traduction puisse être "contaminée" par la
langue source. Autant les données issues de corpus, cette fois bilingues, peuvent fournir une
base de travail solide, autant le recours à l'introspection s'impose comme un complément
méthodologique indispensable.
2 Caractérisation des corpus
Nous admettons donc que l'utilisation des corpus est tout à fait pertinente en
sémantique descriptive. Mais, pour que les corpus puissent répondre au mieux aux besoins de
l'analyse, leur constitution doit respecter certaines règles. Il nous semble nécessaire
d'expliciter et d'expliquer les choix qui ont été faits avant et au cours de l'élaboration des
corpus pour par et à travers spatiaux d'une part, et pour le serbo-croate, d'autre part.
2.1 Présentation des corpus pour les prépositions par et à travers en
Dans le document
"par" et "à travers" dans l'expression des relations spatiales : comparaison entre le français et le serbo-croate
(Page 37-40)