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Dans les cas observés jusqu'ici, le découpage d'un segment suggéré par pro- se

vérifiait sur le plan spatial mais non pas sur le plan aspectuel en raison du recours à l'aspect

imperfectif. Cependant, le contraire existe également, c'est-à-dire que le découpage d'un

segment du procès peut s'opérer au niveau aspectuo-temporel sans qu'il y ait un changement

par rapport au cadre de référence au niveau spatial.

En serbo-croate, ce phénomène peut être observé dans le cas d'un groupe

sémantiquement assez homogène de verbes impliquant un changement obligatoire

d'emplacement (sans changement de cadre de référence) comme šetati se "se promener",

lunjati "flâner", lutati "errer", vrzmati se "vagabonder", cunjati "traînasser", švrljati

"déambuler", etc. D'une façon générale, tous ces verbes signifient : "aller de côté et d'autre, au

hasard, à l'aventure, sans direction précise, sans chemin fixé" (Le Robert Electronique). Les

dérivés en pro- de ces verbes (ex : prošetati se "se promener un peu", prolutati "errer un peu",

etc.) constituent la seule classe de verbes perfectifs qui soit compatible avec un complément

de durée du type nekoliko minuta "quelques minutes". Il est important de noter que ces

dérivés en pro- font preuve d'un comportement tout à fait exceptionnel dans l'ensemble du

système aspectuel en serbo-croate et apparemment en russe et en polonais12.

Par ailleurs, on peut constater que la transformation de ces verbes imperfectifs en

verbes perfectifs par l'adjonction de pro- n'aboutit pas à un changement en termes de cadre de

référence sur le plan spatial. Or, lorsqu'ils sont combinés avec pro-, les verbes šetati se "se

promener", lutati "errer", švrljati " déambuler" devraient se comporter comme d'autres verbes

de changement d'emplacement sans changement vis-à-vis du cadre de référence (ex : trčati

"courir", leteti "voler"; galopirati "galoper" – cf. § 3.2, classe 1.b.). La comparaison des

exemples [73] vs [74] montre que les verbes protrčati "passer en courant" et prošvrljati

"déambuler un peu" se prêtent à deux fonctionnements distincts :

[73] Petar je protrčao ispred crkve.

Pierre est Pfx-couru devant église-Gén

"Pierre est passé devant l'église en courant."

[74] Petar je prošvrljao ispred crkve i otišao kući.

Pierre est Pfx-déambulé devant église-Gén et parti maison-Dat

"Pierre a déambulé quelques instants devant l'église et (ensuite) il est parti à la

maison."

Alors qu'en combinaison avec le verbe trčati "courir", le préfixe pro- introduit l'idée de

passage (localisation provisoire par rapport à un certain repère), associé au verbe švrljati

"déambuler", pro- suggère que le procès dénoté par le verbe de base a eu lieu pendant une

12

Nous tenons à remercier Paul Garde de nous avoir signalé l'existence et le caractère exceptionnel du même

phénomène en russe et en polonais.

(très) courte durée, et ceci sans qu'aucun changement par rapport au cadre de référence se soit

produit. Contrairement au verbe protrčati "passer en courant" qui implique le passage d'une

entité à une autre, l'action dénotée par le verbe prošvrljati "déambuler un peu" reste limitée à

une même entité (en [74], c'est la portion d'espace adjacente à la partie frontale de l'église). La

traduction en français des exemples [73] et [74] est une preuve supplémentaire d'un double

comportement du préfixe pro- selon qu'il s'associe aux verbes de type courir ou ceux de type

errer : dans le premier cas, pro- est traduit au moyen de passer, dans le second cas, au moyen

de l'adverbe un peu.

Le fait que le préfixe pro- ne se comporte pas de la même façon en combinaison avec

les verbes de type courir et ceux de type errer est dû à des différences concernant la forme du

déplacement décrit par les prédicats considérés. En effet, bien que les verbes médians de

déplacement comme courir dénotent la manière de se déplacer, prototypiquement, on

considère qu'ils expriment un déplacement plutôt orienté, généralement conceptualisé sous

forme (idéalisée) d'une ligne plus ou moins droite. En revanche, les verbes comme errer, se

promener, etc., expriment un déplacement a priori non-orienté qui donne l'impression d'un

ensemble de lignes entremêlées couvrant l'entité-site. C'est précisément cette multiplicité des

directions que prend la cible au cours d'un déplacement de type errer qui empêche le préfixe

pro- de découper sur le plan spatial un segment au sein du parcours effectué. A l'opposé, le

découpage d'un segment dans un parcours linéaire (ex : courir) ne pose aucun problème. En

d'autres termes, lorsqu'il s'associe aux verbes de type errer, le préfixe pro- parvient à imposer

au procès des bornes temporelles et par le fait même transforme un verbe imperfectif en verbe

perfectif, mais il ne peut pas introduire de bornes spatiales sur une trajectoire désordonnée et

mal définie. On peut même dire que le préfixe pro- perd ses propriétés spatiales et prend dans

ce type de situation une valeur temporelle. On constate donc qu'à la différence des

imperfectifs secondaires (cf. le présent chapitre, § 3.5), ce sont cette fois-ci les informations

spatiales véhiculées par pro- qui sont reléguées au second plan du fait de la nature des procès

dénotés par les verbes de base avec lesquels le préfixe interagit.

La représentation du déplacement – désordonné et non-directionnel – peut expliquer

également le fait que ces verbes possèdent un statut particulier parmi les verbes médians de

déplacement. Prenons quelques faits linguistique du français. A la différence des verbes

médians comme courir, se traîner, sauter, etc. qui, associés à la préposition dans, peuvent

exprimer un changement vis-à-vis d'un cadre de référence – surtout au passé composé [75],

les verbes comme errer, se promener, flâner, déambuler, etc. en combinaison avec dans ne

peuvent se prêter qu'à une lecture atélique [76] – le déplacement de la cible reste toujours

limité à une même entité.

[75] Il a couru/a sauté dans le jardin. (interprétation télique possible)

[76] Il a erré/s'est promené dans le jardin. (interprétation télique impossible)

Il est évident que le groupe des verbes médians de déplacement (cf. Laur 1991 : 219-221)

n'est pas homogène et qu'il y a lieu de distinguer ceux qui sont médians mais aussi initiaux

et/ou finaux (ex : dégringoler, se précipiter), ceux qui sont seulement médians mais peuvent

se prêter à une interprétation télique (ex : courir, sauter) et ceux qui expriment exclusivement

un changement d'emplacement (ex : errer, se promener). Sans entrer dans les détails d'une

telle sous-classification possible des verbes médians de déplacement, nous voudrions juste

souligner qu'elle ressort également de l'observation de la combinatoire de ces verbes avec à

travers (cf. Ch. 4).

L'examen des dérivés en pro- construits à partir de verbes de déplacement de type

errer montre qu'un procès exprimant le déplacement peut être transitionnel du point de vue

aspectuel sans qu'aucun changement vis-à-vis d'un cadre de référence s'effectue véritablement

sur le plan spatial. Cela est une conséquence directe de l'articulation qui se réalise entre la

sémantique lexicale du verbe et du préfixe d'une part et la valeur aspectuelle des préfixes

et/ou suffixes, d'autre part.

Si nous considérons uniquement le versant aspectuo-temporel des procès exprimant le

parcours, notre analyse a montré l'importance des informations temporelles dans l'expression

des phénomènes spatiaux dynamiques. Chaque élément possédant une valeur

aspectuo-temporelle est susceptible d'imposer ses propriétés au procès décrit ou à décrire. Lorsqu'il y a

combinaison de plusieurs éléments de nature aspectuo-temporelle (temps grammatical, aspect,

préfixe, suffixe imperfectivant, etc.), c'est en général le schéma aspectuo-temporel véhiculé

par l'un de ces éléments qui va prédominer dans la conceptualisation de la configuration

spatiale décrite. Puisque la représentation conceptuelle d'une relation spatiale dynamique tient

compte d'un grand nombre de propriétés spatiales, aspectuelles, temporelles, fonctionnelles,

pragmatiques, etc., il est très difficile de définir les règles à partir desquelles ces différentes

informations se combinent entre elles. Nous essayons, au moins, de ne pas confondre

informations spatiales et informations aspectuo-temporelles au cours de la description de par

et à travers spatiaux et de leurs équivalents serbo-croates.

4 Les informations aspectuo-temporelles véhiculées par les

prépositions par et à travers en français

Ces observations sur le serbo-croate nous permettent de constater que les informations

relevant du niveau temporel jouent un rôle tout à fait central, voire déterminant, dans les

descriptions spatiales dynamiques. La même chose se passe en français, et certainement dans

beaucoup d'autres langues. En effet, il y a un parallèle à faire entre ce qui a été mis en

évidence dans les travaux sur le français (cf. par exemple ceux de C. Vet) concernant

l'articulation entre la sémantique lexicale d'une part, et l'aspect lié aux temps grammaticaux

d'autre part, et nos résultats concernant le serbo-croate (et les langues slaves, en général) où il

y a une articulation analogue entre la sémantique lexicale et le contenu aspectuel des préfixes

et suffixes verbaux.

Cependant, étant donné le fait qu'en français le système aspectuo-temporel est

morphologiquement moins élaboré qu'en serbo-croate (ou dans d'autres langues slaves, par

exemple), les informations temporelles susceptibles d'intervenir dans l'expression de l'espace

sont moins perceptibles. Cela ne veut pas dire pour autant qu'elles sont moins importantes et

moins influentes dans l'expression des phénomènes spatiaux dynamiques en français. Au

contraire, du fait de leur moindre saillance, les informations temporelles présentes dans les

descriptions spatiales dynamiques risquent d'être négligées au cours de l'analyse dans la

mesure où leur apport peut être assigné au versant spatial des concepts sous-tendant la

sémantique des marqueurs étudiés. Il va de soi que cela peut conduire à une mauvaise

caractérisation sémantique des marqueurs spatiaux étudiés.

Ainsi, (Laur 1991) montre comment les propriétés sémantiques des verbes de

déplacement et celles des prépositions spatiales se combinent les unes aux autres dans

l'interprétation des énoncés exprimant le déplacement. Cependant, elle choisit de traiter les

énoncés toujours au passé composé. Ce choix est de nature méthodologique, comme l'auteur

le précise bien à la page 5613, et il nous semble tout à fait justifié par rapport aux objectifs de

l'étude en question. Il est vrai qu'en français l'avantage du passé composé pour l'analyse des

13

"Afin d'uniformiser l'analyse mais aussi pour ne pas risquer de confondre valeur aspectuelle liée à la polarité

des verbes et valeur aspectuelle liée au temps grammatical, il était important de considérer tous les verbes au

même temps grammatical. Nous avons choisi le passé composé car, comme nous venons de le voir, et faisant

abstraction de ces problèmes de double interprétation, ce temps perfectif implique que le déplacement est achevé

et par conséquent rend possible et surtout plus simple l'étude de la localisation de la cible dans les trois phases

temporelles (avant, pendant et après le déplacement)" (Laur 1991 : 56).

marqueurs spatiaux réside dans sa capacité à représenter des procès comme arrivés à leur

terme.

Cependant, autant le caractère perfectif du passé composé peut être un avantage pour

l'analyse, autant un recours systématique à ce temps grammatical peut donner lieu à des

descriptions sémantiques insatisfaisantes des marqueurs spatiaux. Nous pensons que le seul

choix du passé composé peut produire des effets néfastes notamment lorsqu'il s'agit de décrire

les verbes et les prépositions exprimant un déplacement médian (ex : courir, à travers).

En effet, il est évident que le passé composé peut être considéré comme un élément

grammatical structurant : de même que les préfixes en serbo-croate, ce temps introduit, en

général, une borne terminale dans la représentation des procès décrits. Cette borne finale

correspond, en fait, sur le plan aspectuo-temporel à la fin d'une action. Une action peut être

considérée comme terminée pour différentes raisons. Pour ce qui est du déplacement, et selon

le sémantisme du verbe, la fin de l'action peut résulter du fait qu'on ait atteint un site final (cf.

verbes finaux, ex : entrer), qu'on ait quitté un site initial (cf. verbes initiaux, ex : sortir), qu'on

ait été ponctuellement localisé par rapport à un repère (ex : passer), que l'action ait été limitée

dans le temps (ex : on peut courir dans un même cadre de référence et s'arrêter tout

simplement au bout d'un certain temps), etc.

Cela veut dire que le passé composé véhicule un schéma aspectuo-temporel particulier

qui fait qu'en l'absence d'autres éléments possédant des propriétés aspectuo-temporelles

susceptibles de prendre le dessus sur celles du passé composé, celui-ci structure tous les

procès d'une façon similaire – avec une borne terminale (i.e. comme accomplis/perfectifs). Ce

facteur est souvent négligé dans les travaux consacrés à la sémantique des verbes de

déplacement ou des prépositions spatiales. La plupart de ces travaux (cf. Guillet & Leclère

1992 ; Laur 1991) se limitent à des structures syntaxiques minimales et ne prennent pas en

considération des compléments adverbiaux et autres éléments susceptibles d'influencer et/ou

de modifier les propriétés aspectuo-temporelles du temps grammatical retenu dans l'analyse.

En français, par exemple, les informations aspectuo-temporelles véhiculées par un temps

grammatical comme le passé composé doivent être considérées comme un facteur très

important dans l'expression des phénomènes spatiaux dynamiques. Opter uniquement pour le

passé composé dans les exemples au cours de l'étude d'un marqueur spatial, c'est introduire

dans l'analyse une constante de nature temporelle (ex : transition) que l'on peut finir par

considérer comme une information spatiale (ex : changement par rapport à un cadre de

référence) véhiculée par la sémantique du marqueur en question.