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Du traitement symptomatique à l’étiologie, de l’ingénierie du trafic à la sociologie des synchronisations

Introduction au Chapitre 1

3. Impasse opérationnelle et problème scientifique

3.1. Du traitement symptomatique à l’étiologie, de l’ingénierie du trafic à la sociologie des synchronisations

Le paradoxe qui s’exprime ici reflète avant tout une contradiction entre deux façons d’expliquer la synchronisation des horaires de travail des salariés D’un côté, selon une conception classique, ce sont les horaires collectifs et fixés par l’employeur qui dictent la synchronisation des horaires de travail. Selon cette image, la flexibilisation des horaires de travail devrait entraîner une désynchronisation des horaires (Thoemmes, 2013) et une atténuation de la pointe (Figure 1.11). De l’autre côté, selon une image rénovée, nous voyons que les horaires individuellement choisis par les salariés accentuent la synchronisation des horaires de travail et le phénomène de pointe dans les transports.

FIGURE 1.11 - Représentation classique des moteurs des périodes de pointe

et des leviers de son étalement

Source : Auteur

FIGURE 1.12 - Décalage entre la représentation classique des effets de la flexibilisation des horaires et ses effets observés

Source : Auteur

Horaires collectifs

et fixés Synchronisation des horaires Intensité du pic de déplacement

Diversification

des horaires Ecrêtement du pic Horaires individuels choisis Synchronisation des horaires de travail Diversification des horaires

de travail Ecrêtement du pic

Persistance du pic Horaires individuels

choisis

Horaires individuels choisis

Cette opposition entre ce qui est attendu et ce qui est observé (Figure 1.12) nous invite au questionnement. Qu’est-ce qui a pu objectivement nous faire penser que la flexibilisation des horaires de travail allait entraîner un échelonnement des horaires d’embauche ? Peut-être avons-nous omis trop rapidement l’idée selon laquelle, une fois la contrainte de l’horaire réglementaire éliminée, il resterait d’autres contraintes de la vie quotidienne qui pousseraient encore les individus à arriver durant la période de pointe.

En soulevant ce type d’interrogation et de pistes explicatives, on se rend compte que ces considérations dépassent le cadre d’analyse de la recherche sur les politiques de gestion de la demande de transport en période de pointe. Pour nous, ceci soulève un point saillant de notre problématique car cela démontre que les politiques de transport promouvant la flexibilisation des horaires de travail s’insèrent surtout dans un cadre conceptuel proche de l’ingénierie du trafic (Dablanc, 2012).

Les motivations de ces interventions, aussi fondées soient-elles, ne se focalisent que sur l’optimisation des fonctions économiques et collectives des déplacements en période de pointe. L’idée étant que la dilution des pics de déplacements - par la flexibilisation des horaires de travail - se ferait à bas coût et pour des résultats équivalents à des investissements faramineux en offre supplémentaire de transport. Mais en se concentrant sur la portée économique et collective de la chronologie des activités et des déplacements, les « aménageurs de temps » ont omis de considérer que le temps, avant d’être une denrée rare que l’on peut manager, est avant tout un « bien » privé que chaque individu - employeur ou salarié - s’approprie pour répondre à des objectifs personnels (Munch, 2014).

Ce cadre d’analyse niant la dimension subjective du temps, son appropriation et ses représentations à une échelle individuelle, repose sur la lecture de mouvements de pions sur l’échiquier des flux quotidiens. C’est un cadre à l’échelle de la ville et de ses régularités collectives. L’idée n’étant pas de considérer un déplacement, un horaire, un individu mais bien ce qui conditionne de la façon la plus massive et la plus directe les déplacements (vers le travail) et leur concentration dans le temps (horaires fixés par les employeurs). Selon ce modèle, à partir du moment où les individus sont libérés des chaînes collectives et temporelles du salariat, il n’y a plus aucune raison qu’ils continuent de s’accumuler dans des goulots d’étranglement aux heures de pointe (Vickrey, 1969).

D’autre part, on peut également noter que ces politiques de gestion de la demande de transport en période de pointe, se réfèrent aux méthodes de l’ingénierie dans le sens où elles situent le cœur du problème au niveau des solutions à proposer. À titre illustratif, mentionnons deux autres types de politiques de gestion de la demande de transport en heures de pointe.

Tout d’abord dès la fin des années 1950 et avant l’apparition des horaires flexibles, ce sont en France des politiques de planification différentielle des horaires de travail qui vont être mises en avant pour atténuer les congestions dans les pôles urbains. Les travaux du CNAT et du CATRAL1 visaient à planifier et à instaurer une différenciation des horaires de travail entre plusieurs entreprises regroupées autour de nœuds de transports collectifs où la congestion était très prégnante en heures de pointe. Malheureusement ces interventions se révélant trop contraignantes pour les employeurs tout comme pour les salariés, elles n’ont jamais rencontré le succès escompté.

Un peu plus tard, ce sont des projets de péages variables ou de tarification différenciée des titres de transport urbains en fonction des périodes de la journée qui voient le jour dans des pays anglo-saxons et tout particulièrement à Singapour (Du, Chan, Jang, 2013 ; Gneezy, Meier, Rey-Biel, 2001). Cette fois-ci, l’idée n’est plus qu’il faut contraindre ou simplement offrir la possibilité aux salariés d’arriver en dehors des périodes de pointe, mais de les inciter à se déplacer aux moments où les réseaux de transport sont les moins fréquentés. Seulement, ces réductions de tarifs en vigueur pour les déplacements en dehors des périodes de pointe semblent souvent trop minimes pour vraiment induire des changements significatifs de pratiques (Ygnace, 2013). On reproche de plus à de telles politiques d’être souvent injustes socialement puisqu’elles rémunèrent ceux qui sont déjà les plus avantagés, c’est-à-dire ceux qui peuvent choisir leur horaire de travail (Walker, 2010 ; Eriksson &

al., 2006 ; Giuliano, 1994).

Ces trois grandes méthodes de politiques de gestion des pics de déplacements ont toutes en commun d’adopter une vision mécaniste du problème de la synchronisation des horaires de travail et de la congestion aux heures de pointe. Pour résoudre le problème collectif et économique de la congestion, elles se concentrent sur les outils et les actions à mettre en œuvre (Figure 1.13) : contraindre les salariés à pratiquer de nouveaux horaires, libérer de la contrainte de l’horaire imposé par l’employeur ou encore inciter financièrement les salariés à se déplacer en dehors des périodes de pointe. Tout cela ne mena généralement qu’à des résultats insatisfaisants.

1. Comité National pour l’Aménagement des horaires de Travail (CNAT) et Comité pour l’étude et l’Aménagement des horaires de Travail et de Loisirs (CATRAL).

Pour une historiographie exhaustive des travaux du CNAT et du CATRAL on pourra se référer à :BEAUCE J., 2015, L’aménagement des temps en France de 1958 à 2014 : le cas de la Région Parisienne, Mémoire d’Histoire. Université Paris 1 – Panthéon – Sorbonne. Centre d’Histoire Sociale du XXe siècle.

FIGURE 1.13 - Résoudre le problème des périodes de pointe en testant différents outils

Source : Auteur

Le principal écueil de l’ensemble de ces politiques de gestion des horaires de déplacements pour se rendre au travail est qu’elles ont certainement abordé le phénomène des heures de pointe par la mauvaise porte d’entrée, c’est-à-dire comme un problème à résoudre rapidement.

À l’image d’un médecin confronté à une pathologie dont il ne peut identifier aisément la cause, les ingénieurs des transports et les économistes se sont attaqués au problème opérationnel des périodes de pointe en proposant aux patients un traitement symptomatique des heures de pointe et de ses manifestations superficielles. Mais les remèdes classiques ne semblent pas suffisants pour combattre ce mal profond. En parlant des réponses déjà apportées pour faire face aux encombrements, André de Palma, Serge Pahaut et Emile Quinet annoncent que :

« De nombreux outils ont été envisagés, essayés ou mis en œuvre de façon systématique. L’expérience comme la réflexion ont montré qu’aucun d’eux n’est une panacée. Tous ont un coût et leur efficacité dépend beaucoup des situations locales. Mais tous les outils actuellement utilisés ont une caractéristique commune : ils sont trop uniformes dans leurs effets et trop grossiers pour distinguer avec un pouvoir séparateur suffisant les situations à corriger ; on se trouve avec eux dans la situation d’un chirurgien qui devrait faire de la microchirurgie avec un couteau de cuisine. » (de Palma, Pahaut, Quinet., 2005, p. 43).

Si la métaphore mentionnée par les économistes des transports trouve ici une certaine résonance, elle révèle encore un positionnement du cadre d’analyse qui se situe d’ores et déjà dans la salle d’opération. Ces échecs ont un lien avec ces manières de faire orientées vers un traitement symptomatique, superficiel, mécaniste et « expérimental » des heures de pointe. Ils nous invitent aujourd’hui à proposer une

Horaires collectifs et fixés Phénomène sociologique de synchronisation Problème collectif d'ingénierie du trafic Porte d'entrée Synchronisation des horaires de travail Pic de déplacement contraindre, inc

iter, tolérer

la désynch

approche radicalement opposée pour analyser le phénomène de la synchronisation des horaires de travail. Nous pensons qu’avant de vouloir agir à tout prix sur le problème des heures de pointe par le biais de la désynchronisation des horaires de travail, il faut avant toute chose essayer de comprendre le plus finement possible les fondements de ce phénomène. Autrement dit, il faut passer du temps dans la salle d’observation à étudier sous tous les angles les différentes causes probables du problème. Nous plaidons pour une étiologie du phénomène d’heures de pointe et pensons qu’il est devenu nécessaire de se détacher du problème à résoudre pour étudier « naïvement » mais en profondeur les causes du phénomène. Il s’agit de comprendre le plus précisément possible ce qui justifie la synchronie des horaires d’arrivée au travail chez les salariés qui ont pourtant le choix de leur horaire. Car tant que le marché du travail était contraint et massif, le phénomène d’heures de pointe ne faisait pas trop de mystère : il s’expliquait par la synchronie imposée des horaires de travail.

3.2. Objectif de recherche : mieux comprendre ce qui explique

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