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Style et équivalence en traduction : la métaphore comme style d’écriture

5. Traduire : un processus créatif ?

Nul ne peut contester que le traducteur crée un texte dans une langue différente, peu importe que cette création soit considérée comme « seconde » ou « dérivée ». Jean-Yves Masson (2017 : 642) insiste sur le besoin de reconnaître que la traduction demeure une « forme de création », mais, puisque c’est « une réécriture sous contrainte constante », on peine à la définir ainsi. Or, la traduction appartient à son traducteur, comme l’affirme Jaume Pérez Muntaner en faisant référence à ses traductions :

[…] ce sont mes créations et je peux les placer sur le même plan que le reste de mes poèmes. Elles m’appartiennent en catalan presque autant qu’elles appartiennent — à E.E. Cummings ou à Anne Sexton en leur version originale anglaise. […] En outre, la difficulté a été probablement plus grande pour moi, au moment de la recréation, que pour les auteurs au moment de la création. (Pérez Muntaner, 1993 : 638)

Pérez Muntaner met à égalité la version originale et sa traduction. Il souligne que ses (re)créations ont probablement représenté un défi plus important que les œuvres sources. Ces travaux sont à la fois des créations et des recréations. À ce propos, Le Trésor de la langue française informatisé définit la création comme « l’acte, le fait de créer », « acte consistant à produire et à former un être ou une chose qui n’existait pas auparavant » et « acte qui consiste à produire quelque chose de nouveau, d’original, à partir de données préexistantes ». Or, la traduction crée justement un texte à partir d’une œuvre préexistante. Il s’agit d’un acte d’appropriation du texte de départ tel que défini par George Steiner :

The Translator performs for others, at the price of dispersal and relative devaluation, as task no longer necessary or immediate to himself. But there is also a proprietary impulse. It is only when he ‘brings home’ the simulacrum of the original, when he recrosses the divide of language and community, that he feels himself in authentic possession of his source. (Steiner, 1998 : 400)

La création prend forme grâce à deux actes, c’est-à-dire lire et écrire. En effet, « l’acte de lecture profonde » est « le lieu de la réalisation d’une authentique création — ou recréation — du texte poétique » (Pérez Muntaner, 1993 : 640). Toutefois, Pérez Muntaner fait uniquement référence à la traduction poétique. En effet, ce dernier avance que son attitude est différente quand il traduit la prose du fait qu’elle demeure, en règle générale, moins difficile au niveau de la compréhension. À notre avis, malgré la présence de genres littéraires différents, la traduction est régie par les mêmes difficultés. Pour y faire face, le traducteur fait appel à certaines compétences, dont la créativité.

La notion de créativité est présente dans divers domaines, notamment en sciences (les sciences humaines, les sciences de la nature et les sciences formelles), en commerce, en finance, en marketing, etc. La créativité est définie en sciences cognitives comme la

« capacité à produire une idée exprimable sous une forme observable ». C’est aussi la capacité « à réaliser une production (composition picturale, sculpturale, musicale, texte littéraire ou scientifique, publicité […]), qui soit à la fois novatrice (et inattendue), adaptée à la situation et considérée comme ayant de la valeur » (Dictionnaire des sciences cognitives, 2002 : 95, nous soulignons). Cette définition se rapproche sensiblement de celle proposée par Kussmaul : « [t]he creative product must be both novel and useful, it must contain an element of surprise, but must also fulfil certain needs, it must be singular or at least unusual, but at the same time must fit in with reality » (Kussmaul, 1991 : 92, nous soulignons).

Dans l’article « Axes et critères de la créativité en traduction », Dancette, Audet et Jay-Rayon affirment que la créativité est une notion qui résiste à la définition. En réalité,

[o]n contourne souvent la difficulté de la définition en assimilant la créativité à la fécondité des variantes envisagées (certains parlent de « générativité »), à l’ingéniosité des solutions retenues ; elle est même parfois expliquée par le comportement de l’expert dont le travail repose en partie sur la répétition, ce qui semblerait contredire l’idée de la créativité comme étant une solution unique à un problème nouveau. (Dancette, Audet et Jay-Rayon, 2007 : 108)

À notre avis, la créativité ne se limite pas au fait de trouver une « solution unique à un problème nouveau ». La créativité peut se manifester autrement, par exemple en proposant une idée inédite et en renouvelant un ancien modèle. La contrainte résultant d’un problème n’est pas toujours l’élément déclencheur de la créativité. À ce sujet, Hewson exprime les mêmes réserves. En effet, on ne peut pas supposer un lien indissociable entre « l’existence d’un problème, […] et l’adoption d’une démarche créative par le traducteur » (Hewson, 2017 : 504). La dynamique du processus traductif est non linéaire ; il est donc difficile d’inventer un algorithme qui identifie les facteurs déclenchants la créativité. Cela dépend de plusieurs éléments, notamment la personnalité du traducteur, ses

compétences (elles-mêmes évolutives), du contexte et des attentes du commanditaire de la traduction. Malgré cette difficulté, traducteur et traductologue gagneraient à comprendre le mécanisme créatif et à observer comment il se manifeste.

La double hélice de Dancette (1995) explicite l’interaction entre les textes, les langues, et les cultures. Selon ce modèle, la créativité en traduction/du traducteur s’exprime selon différents axes : la traduction suit une trajectoire qui part de la forme linguistique initiale (texte source) vers une nouvelle forme (la traduction). Au cours de cette trajectoire, le texte subit des « opérations langagières, de compréhension et d’expression, à toutes sortes de niveaux linguistiques et extralinguistiques » (Dancette, Audet et Jay-Rayon, 2007 : 108). D’abord, les auteurs (2007) définissent un premier axe, à savoir l’axe formel qui met en exergue « l’évolution de la forme des équivalents recherchés », notamment les « adjectifs », les « périphrases » et les « métaphores ». Un deuxième axe, l’axe narratif, incite le traducteur à s’interroger sur le point de vue et l’effet du texte source grâce aux « allusions, inférences, sous-entendus ». Quant à l’axe sémantique, il fait appel aux « connotations des lexies, connotations de registre et de niveau, tropes ». L’avant-dernier axe, dans la classification proposée, c’est-à-dire l’axe traductif, représente l’espace dans lequel les traducteurs essayent d’instaurer un terrain d’entente entre les exigences du texte source et le respect de la langue cible. En d’autres termes, « comment exprimer une idée avec ses nombreuses évocations et ses connotations sans paraphraser » (Dancette, Audet et Jay-Rayon, 2007 : 118). Le dernier axe, à savoir l’axe intraréférentiel, représente « un travail sur les chaînes anaphoriques », notamment les chaînes pronominales, isotopiques et intertextuelles. Selon Dancette, Audet et Jay-Rayon, ces cinq axes démontrent que la créativité du traducteur s’exprime de différentes façons afin de résoudre les difficultés que pose l’acte de traduction.

Si chaque texte écrit est unique, c’est parce qu’il est le fruit de la création de son propre auteur. Dans The Routledge Dictionary of Literary Terms, Peter Childs et Roger Fowler affirment que le traducteur est à la fois un critique méticuleux et un écrivain créatif : « the process is controlled by the translator, who must be a scrupulous critic and a creative writer to locate the ‘seed’ and make it grow » (Childs et Fowler, [1973] 2006 : 243). Le critique a la capacité d’identifier un problème et de le résoudre ; l’écrivain créatif se charge de « cultiver » le texte en y parsemant des semences que l’on espère fertiles. C’est ainsi que le traducteur intervient et fait preuve de créativité pour résoudre certains aspects qui résultent des nombreuses situations qu’il est amené à gérer. La traduction apporte, « comme toute interprétation », « un excès de clarté », pour emprunter les termes de Gadamer — ou plus précisément ceux de ses traducteurs vers le français :

[Le traducteur] ne peut évidemment rien laisser en suspens de ce qui lui semble obscur. Il doit abattre ses cartes. Il y a, certes, des cas limites, dans lesquels l’original contient quelque chose d’obscur (même pour le premier lecteur). Mais c’est justement dans de tels cas limites d’interprétation qu’apparaît clairement la contrainte qui pèse toujours sur le traducteur. Il lui faut ici en prendre son parti et dire clairement comment il comprend […] Toute traduction qui prend sa tâche au sérieux est plus claire et aussi plus plate que l’original. (Gadamer, 1976 : 408)

Selon Gadamer, le traducteur doit agir tel un médiateur qui éclaircit ce qui a été dit par un autre, c’est pour cette raison que sa responsabilité est constamment mise à l’épreuve. Il n’en demeure pas moins que le traducteur est également responsable d’identifier le rôle de l’ambiguïté dans un texte. De notre point de vue, la clarification ne doit pas devenir une quête systématique. En effet, il faut l’évaluer à sa juste valeur ou nécessité en assimilant les fonctions remplies par l’ambiguïté dans un texte. C’est exactement ici que le sens critique du traducteur entre en jeu, comme le note Hewson :

L’accès ou le non-accès au(x) sens est, […], une thématique essentielle du roman ;

celle-ci fait naturellement partie du cadre interprétatif élaboré par l’expert, qui s’attend à ce que le lecteur de la traduction puisse accéder aux mêmes richesses d’interprétation. Pour le traducteur, il me semble que le seul moyen d’y parvenir est d’adopter une démarche créative. (Hewson, 2017 : 517, nous soulignons)

En réalité, si l’ambiguïté est mise en place dans le texte source pour lui donner un certain style qui façonne l’expérience de lecture, il est alors nécessaire d’envisager de garder le même effet. En d’autres termes, une clarification excessive peut engendrer une infantilisation du lecteur. Tout compte fait, le plus important est d’aborder l’action de traduire comme une activité critique qui met en place certains phénomènes sollicitant l’examen raisonné du traducteur et sa créativité pour pallier les difficultés qui se présentent. Il devient donc légitime de se demander comment se manifeste la créativité.