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Métaphoriser ou l’art de traduire

2. La métaphore comme outil de communication

décennies de nombreuses études portant sur les œuvres de fiction de Lawrence. Cependant, nous avons constaté une (quasi) absence de travaux consacrés à la fois à la métaphore corporelle et à sa traduction. Or, la métaphore, chez Lawrence, joue un rôle essentiel dans la construction du sens. Il est donc indispensable de connaître les rôles stratégiques de cette figure. En s’appuyant sur son expérience avec ses étudiants, John B. Humma, dans la préface de Metaphor and Meaning in D. H. Lawrence’s Later Novels, souligne l’importance de la métaphore dans l’appréciation de l’œuvre de Lawrence :

They have not, on first reading, thought very much about metaphor or noticed very much about it. But when I begin to draw out some of Lawrence’s strategies with language, they nearly always come to express an even greater appreciation of these works ». (Humma, 1990 : x)

Le constat de Humma demeure un élément clé dans notre propre expérience de lecture de l’œuvre lawrencienne. À ce sujet, nous souhaitons préciser qu’avoir recours à la métaphore chez Lawrence ne se limite pas à ses romans. Plusieurs lettres témoignent de la nouveauté du projet d’écriture lawrencien. Dans la célèbre lettre envoyée à Edward Garnett, le 5 juin 1914, Lawrence défend son roman The Rainbow, dont le titre original était The Wedding Ring :

I don’t agree with you about the Wedding Ring. You will find that in a while you will like the book as a whole. I don’t think the psychology is wrong: it is only that I have a different attitude to my characters, and that necessitates a different attitude in you, which you are not as yet prepared to give […].

Again I say, don’t look for the development of the novel to follow the lines of certain characters: the characters fall into the form of some other rhythmic form, like when one draws a fiddle-bow across a fine tray delicately sanded, the sand takes lines unknown. (Boulton, 2000 : 77-79)

D.H. Lawrence explique que le récit suit des trajectoires novatrices voire inconnues. L’attitude de l’auteur est différente et cela sollicite un positionnement nouveau du lecteur.

Ce constat peut être également vérifié dans d’autres lettres, par exemple celle envoyée à E.M. Forster, le 28 juin 1915 : « It is time for us now to look all round, round the whole ring of the horizon—not just out of a room with a view; it is time to gather again a conception of the Whole » (Boulton, 2000: 85). Il y a chez Lawrence une tendance à dessiner et à peindre des trajectoires que le lecteur doit suivre pour être capable de décoder les images proposées. Ainsi, le choix de la métaphore s’impose, si l’on souhaite explorer le projet d’écriture lawrencienne. Toutefois, ce choix n’est pas sans conséquences. Afin de pouvoir bien manier la métaphore, il est nécessaire de se munir de divers outils théoriques appropriés. L’absence d’une telle maîtrise compromettrait la mise en relief des enjeux de la métaphore, de ses implications et de son apport dans l’œuvre étudiée. En effet, de par sa cinétique, la métaphore est rebelle ; elle permet de manipuler les mots pour qu’ils s’expriment autrement. La métaphore dit les choses autrement et aiguise ainsi l’attention de l’interlocuteur ou du lecteur.

En premier lieu, il nous paraît important de dresser un parallèle entre la nature de la métaphore et celle de la traduction. L’étymologie des deux termes est étroitement liée. Le premier fait référence au fait de « transporter ». En effet, le préfixe « méta » vient d’une préposition grecque qui signifie le changement et la transformation. Le verbe « traduire » vient du latin « traducere » qui renvoie à l’action de faire passer, transférer, conduire au-delà. Ayant comme dénominateur commun la capacité d’exprimer sous une forme nouvelle et dans un espace de création nouveau, les deux actes font voyager les mots et le sens vers d’autres horizons. Traduire peut être considéré comme un processus de métaphorisation de par sa capacité à agencer une pensée selon un certain style. À notre avis, l’étude du style d’un traducteur peut être effectuée à travers l’analyse de la pensée métaphorique. Cette hypothèse sera longuement détaillée dans la deuxième partie de cette thèse (Partie II : « Style et équivalence en traduction : la métaphore comme style d’écriture »).

Avant de cibler en détail la métaphore lawrencienne et sa traduction, nous analyserons en amont la fonction de la métaphore dans le discours de manière générale afin de nous munir des outils théoriques nécessaires. La fonction de la métaphore oscille entre deux axes diamétralement opposés. Le premier axe est lié à l’approche traditionnelle qui associe la métaphore aux mots : elle est perçue comme un outil qui embellit le discours. Selon Anatol Stefanowitsch, quand la métaphore sert d’ornement au texte, elle a une fonction rhétorique et artistique :

[Metaphor as] an extraordinary use of language, an embroidering figure of speech that is intentionally employed in order to achieve particular aesthetic effects, and thus found mainly in poetry, literary language, public oratory and various other registers prone to ‘ornamental’ uses of language. (Stefanowitsch, 2005 : 163)

Cependant, même si nous acceptons, éventuellement, le postulat selon lequel la métaphore est d’ordre décoratif, nous pensons que le rôle de la décoration peut être réévalué. À notre avis, les choix « décoratifs » sont révélateurs de sens, de style et de voix personnelle. Charles Forceville (2002 : 211) explique que la métaphore n’est pas « une caractéristique de la langue », mais appartient plutôt au « domaine de la pensée ». Il s’agit d’un système conceptuel, comme le revendiquent Lakoff et Johnson : la métaphore est un élément intrinsèque à la pensée humaine. La conception que l’on se fait de la réalité peut être établie selon des mécanismes de pensée qui sont de nature métaphorique. Il s’agit d’un processus mental qui établit divers types d’associations entre différentes entités abstraites et concrètes. Nous citons, à titre d’exemple, les métaphores liées à des concepts tels l’amour, le bonheur, le temps et l’argent. Il y aussi des formes d’interactions qui s’établissent entre l’être humain et son environnement, sa culture et son corps, comme nous l’avons déjà mentionné. Selon Deignan, la théorie de la métaphore conceptuelle est fondée sur cinq points importants : « metaphors structure thinking, metaphors structure

knowledge, metaphor is central to abstract language, metaphor is grounded in physical experience, metaphor is ideological » (Deignan, 2005 : 13). Si la métaphore est à caractère idéologique, elle permet alors de comprendre l’identité de la société où elle s’inscrit tout en contribuant à la construction de cette même identité.

À cet égard, la présence de la métaphore dans les différents types de discours, à savoir philosophiques, religieux, politiques, économiques et sociaux, témoigne de sa capacité illimitée à créer du sens. Elle est capable de rapprocher deux domaines, a priori distincts, en établissant plusieurs cartographies novatrices. Dans la même veine, Semino (2008) met en évidence cette capacité novatrice et créative de la métaphore. En effet, si la métaphore est ancrée dans une certaine société, elle évoluera donc en même temps que les mœurs de cette société. De manière générale, l’évolution implique souvent l’apparition de nouvelles entités métaphoriques, mais également la disparition de certaines. La métaphore s’adapte aux besoins communicatifs d’un groupe de personnes vivant dans un cadre spatio-temporel donné. Cela veut dire qu’elle joue un rôle indéniable dans l’acte langagier. En effet, les locuteurs optent pour la métaphore dans le discours pour différentes raisons. Pour mieux comprendre cette idée, il est important de faire référence à l’héritage de Karl Bühler (1934) qui recense trois fonctions du langage, à savoir la fonction « expressive », la fonction « appellative » et la fonction « représentationnelle ». La première fonction exprime l’état psychologique de celui qui parle ; la deuxième incite l’interlocuteur à réagir et la troisième décrit un état situationnel. Sandrine Persyn-Vialard explique que Bühler a mis en place « une conception fonctionnelle du langage, illustrée par la comparaison du langage avec un instrument » (Persyn-Vialard, 2011 : 153). En effet, elle file la métaphore et affirme que « de même que les hommes préhistoriques donnaient aux pierres une forme différente selon l’usage auquel elles étaient destinées dans la vie quotidienne, de même la forme syntaxique des phrases est conditionnée selon Bühler par

leur fonction ». Pour Bühler, le langage est à la fois action et représentation : « La phrase ne représente pas sous forme d’une image, mais demande une activité de la part du locuteur et de l’auditeur » (Bühler, 2009 : 54). Le philosophe soviétique Reznikov met l’accent sur la fonction communicative du langage tout en précisant qu’

[il] remplit des fonctions variées : la fonction intellectuelle ou logico-rationnelle (moyens de la pensée, constitution des concepts et leur maniement) ; la fonction expressive (moyens d’expression des émotions se rapportant à un élément énoncé) ; la fonction esthétique (procédés de l’expression artistique) ; la fonction volontaire (procédés de commandement, d’appel, de prière, etc.). Toutes ces fonctions sont liées à la fonction communicative et se développent en prenant celle-ci pour base. (Reznikov, 1949 : 163)

Dans son article « Les fonctions du langage », George Mounin fait référence à Reznikov et souligne la nouveauté qu’apporte cette synthèse « où se trouve effectué le bilan d’apports multiples, psychologiques, sociologiques, philosophiques aussi bien que linguistes » (Mounin, 1967 : 400). Dans la mesure où la métaphore fait partie intégrante du discours, son rôle varie également en fonction de plusieurs paramètres. Elle est donc capable d’ « exprimer », d’« inciter » et de « représenter », pour emprunter l’idée de Bühler. Elle reflète non seulement le monde, au sens de le communiquer, mais elle contribue à le conceptualiser en y instaurant de nouvelles interactions, à forger ses contours et à l’élargir grâce à son pouvoir créatif. Pour cette raison, la métaphore est une arme discursive puissante qui touche directement le public/lecteur et influence ainsi la réception d’un énoncé. Tel est le cas des métaphores utilisées dans les discours médiatiques, religieux et politiques, pour n’en citer que certaines. La fonction communicative suggère que la métaphore ne peut pas être considérée comme un simple décor insignifiant du langage puisqu’elle remplit plusieurs fonctions dont l’étendue ne doit pas être négligée.

Toujours est-il que les métaphores n’agissent pas de la même façon dans deux espaces socio-culturels distincts, car la représentation que l’on se fait d’un environnement

est quelque part influencée par divers éléments à la fois contextuels et personnels. Ainsi, l’interprétation d’une image métaphorique varie selon le lieu et l’époque. Tel est le cas des métaphores liées à certaines activités conditionnées par la zone géographique dans laquelle elles s’inscrivent. À titre d’exemple, l’expression métaphorique « une mer de manifestants avait envahi la rue » ne peut pas être employée par les habitants du désert qui pourraient plutôt opter pour une image différente, à savoir « une tempête de sable », ou bien expliciter en employant « une mer de sable ». Les métaphores liées à la guerre perdraient, par exemple, toute leur puissance dans une société qui n’a jamais connu les périples d’une telle situation, si une telle société existait. De nombreux exemples démontrent que la métaphore est un moyen de communication révélateur de sens, miroir d’une société. Le sens qui se dégage de la métaphore peut renseigner à la fois sur l’altérité et la similitude qui régissent notre existence. Quel effet produirait la métaphore « tu es une vache ! » sur l’interlocuteur ? Avant de répondre et d’interpréter l’image perçue, nous devons la contextualiser. Un homme indien décrivant sa femme enceinte de la sorte produirait un compliment extrêmement valorisant. En effet, la dimension sacrée de l’animal dans cette culture attribue à la femme une image distinguée ; elle est aussi belle qu’une vache. À présent, examinons ce que la même métaphore risque de produire dans un discours familier en français. Il est évident que l’utilisation d’une telle métaphore est de l’ordre de l’impolitesse et du mauvais goût, car l’image perçue est péjorative, c’est celle d’une femme obèse. La même expression utilisée en dialecte tunisien décrirait une personne qui manque d’intelligence. De telles différences peuvent créer des conflits communicationnels, une situation de malaise, si les interlocuteurs ne sont pas éclairés. C’est pour cette raison que nous pensons que la métaphore doit être définie et analysée selon certains paramètres, notamment le contexte dans lequel elle s’inscrit. Toutefois, quelques métaphores peuvent prétendre à un caractère universel puisqu’elles reflètent une réalité commune à l’être

humain, telle la métaphore L’EAU EST LA VIE. Cela dit, cette métaphore n’est pas statique. En effet, dans un contexte d’inondation ou de tsunami, l’eau cause la mort. L’aspect relatif à la diversité des contextes, des langues, des cultures et des interprétations potentielles nous permet de cibler l’espace qui fait l’objet de notre étude, c’est-à-dire la traduction de la métaphore et les stratégies à adopter.