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Corpus, méthodologie et analyse :

1. Introduction : autour de la (re)traduction

Dans la troisième partie de la présente thèse, nous mettrons en œuvre les divers volets théoriques abordés préalablement, à savoir la traduction, le style, la créativité, la métaphore et le corps, pour déceler les aspects caractéristiques relatifs au processus de métaphorisation dans l’écriture lawrencienne et, plus particulièrement, dans les deux traductions françaises de The Rainbow. L’objectif de notre analyse est d’aboutir à une vue d’ensemble concernant la nature et la logique des choix en traduction : repérer les convergences et les divergences au niveau du style et du discours entre le roman de Lawrence et ses deux traductions et collationner les deux versions françaises pour établir un lien de continuité ou de discontinuité entre la première et la deuxième traduction. Cela débouchera sur des réflexions sur les traductions et les retraductions, plus généralement.

De nombreux chercheurs se sont déjà intéressés au phénomène de la retraduction. En ce sens, dans son ouvrage An Approach to Translation Criticism, Hewson identifie les spécificités d’une retraduction :

A new translation is implicitly a commentary on its predecessors, and translators often justify their work by referring to existing translations [...]. Some translators also refer explicitly to the critical tradition in order to justify their translational choices, while others make no reference either to existing translations or critical writing. (Hewson, 2011 : 31)

Hewson explique qu’une retraduction peut représenter un nouveau façonnage d’une version antérieure : il s’agit de retravailler la première version ou de s’en inspirer pour créer un nouveau texte. Toutefois, tous les traducteurs n’ont pas systématiquement recours aux versions antérieures traduites. En effet, certains produisent leurs textes sans s’être exposés aux premières traductions. Par exemple, Mme Jacqueline Gouirand-Rousselon, communément connue sous le nom de Gouirand en France, nous a reçue chez elle en avril 2014. Elle nous a confirmé qu’elle n’avait pas consulté la première traduction d’Albine Loisy avant de traduire The Rainbow. Elle nous a également précisé qu’elle avait traduit le roman sans aucune instruction particulière de la part de l’éditeur.

Dans son article « La retraduction comme espace de la traduction », Antoine Berman (1990 : 1) détaille le lien entre traduction et retraduction en avançant l’argument selon lequel la retraduction doit être considérée comme un « espace d’accomplissement ». Nous nous demandons pour quelle raison une seule traduction ne serait pas suffisante pour atteindre l’état d’accomplissement mentionné par Berman. Ce dernier explique que « les originaux restent éternellement jeunes (quel que soit le degré d’intérêt que nous leur portons, leur proximité ou leur éloignement culturel), les traductions, elles, ‘vieillissent’ » (Berman, 1990 : 1). Cela justifie qu’un besoin de retraduire se manifeste régulièrement, car « la possibilité et la nécessité de la retraduction » font partie intégrante de la nature du processus traductif. Selon l’argument de Berman, la traduction est perçue comme « une activité qui possède une temporalité propre : celle de la caducité et de l’inachèvement » (Berman, 1990 : 1). Pour Berman, chaque traduction est « défaillante », c’est-à-dire « entropique ». Il s’agit d’un phénomène qui caractérise particulièrement les premières traductions, à savoir une « résistance au traduire ». Or, cette résistance n’est pas absolue ; elle a en effet une « temporalité aussi bien psychologique que culturelle et linguistique » (Berman, 1990 : 6). Du point de vue de Berman, les traductions ne se

réalisent pas pleinement dès leur première exécution. Il faut attendre le kairos, « le moment favorable », à savoir

celui où se trouve brusquement et imprévisiblement (mais non sans raisons) « suspendue » la résistance qui engendre la défaillance, l’incapacité de « bien » traduire une œuvre. Le kairos ne se limite pas aux paramètres socio-culturels qui facilitent, voire permettent, la traduction d’une œuvre. […] Catégorie temporelle, le kairos renvoie à l’Histoire elle-même. À un moment donné, il devient « enfin » possible de traduire une œuvre. Après maintes introductions érudites, scolaires, maintes adaptations, il devient possible d’inscrire la signifiance d’une œuvre dans notre espace langagier. Cela arrive avec un grand traducteur, qui se définit par le règne en lui de la pulsion traduisante, laquelle n’est pas le simple désir de traduire. (Berman, 1990 : 6)

À notre avis, la vision de Berman ne renvoie pas à une certaine fatalité relative à la traduction et la retraduction : dans la mesure où une première traduction n’est jamais entièrement accomplie, retraduire devient donc une sorte d’obligation. Nous pensons plutôt que le besoin de retraduire reflète particulièrement la richesse d’un processus évolutif, celui de l’interprétation. En d’autres termes, il est possible que certaines traductions se réalisent pleinement dès leur première exécution, tandis que d’autres exigent plusieurs tentatives. Pour nous, un texte (original ou (re)traduction) n’est presque jamais un espace définitivement clos.

En ce sens, la multitude de textes (version expurgée d’un original, version complète, traduction et retraductions) constitue un « espace » privilégié pour approcher la notion du style en traduction, car cela permet de souligner les aspects ambigus dans le texte source et de mettre en relief des différences significatives entre les traductions et ce dernier, c’est ce que Kirsten Malmkjær nomme « Translational Stylistics » :

Such areas of ambiguity are often highly significant, but they can be harder to spot in monolingual stylistics. Comparisons can also highlight differences between languages, genres and cultures, which often have serious implications for comparative linguistic, literary and cultural studies. Differences in translators’ styles, and general difficulties in translating (for example technical terms, metaphors, similes, rhyme, distantly vs. closely related languages, etc.) are clearly important for the discipline itself. (Malmkjær, 1993 : 215)

Quoi qu’il en soit, une (re)traduction produit un nouveau discours qui « dit presque la même chose » que le texte source, pour emprunter l’expression d’Eco (2003). Par ailleurs, Jean-Jacques Mayoux en faisant référence à la traduction de Poèmes de D.H. Lawrence affirme qu’il « s’agit d’une totalité hiéroglyphique à laquelle on chercherait en vain à en substituer une autre qui ne soit pas elle mais qui lui soit identique ou au moins équivalente » (Mayoux, 1976 : 98). C’est dans les zones où les discours s’effleurent sans vraiment être interposés que nous tenterons de repérer l’action des deux traductrices, entendre leurs voix et mettre en exergue leurs choix traductifs. Rappelons que Lawrence n’a cessé de réécrire et de réviser ses textes proposant ainsi diverses versions pour une seule œuvre :

The process of creativity is largely an enigma, but when an author revises a written text, glimpses of that process may be possible. Lawrence did not merely revise, but frequently

started a work from the beginning again and rewrote it completely. This unique method

of writing fiction, which often left for posterity two or more differently composed versions of a story or novel, gives an overwhelming amount of material for pondering

Lawrence’s particular creative process. It seems as if different ways of seeing and of

interpreting dominated his thought at successive writing periods, and one can observe these by noticing the ways in which his use of syntax, vocabulary, and imagery varies between versions. (Baron, 2001 : 31, nous soulignons)

On a presque l’impression qu’un seul support ne suffisait pas à Lawrence pour contenir le fond de sa pensée, comme s’il avait un besoin continuel de créer des espaces de communication évolutifs. Son écriture pourrait être assimilée à une écriture en mouvement.

De ce fait, en tant que vecteur de communication par excellence, la métaphore demeure l’une des propriétés essentielles qui caractérisent l’écriture lawrencienne.

Dans cette thèse, notre corpus se compose du roman The Rainbow et de ses deux traductions françaises. Néanmoins, nous ferons également référence, de façon ponctuelle, à d’autres œuvres de Lawrence, pour consolider le cheminement de notre réflexion et l’élargir. Nous analyserons également les extraits censurés du livre pour mieux contextualiser notre recherche. Pour ce faire, deux méthodes d’analyse seront adoptées : la méthode qualitative ainsi que la méthode quantitative. Nous aurons aussi recours à un concordancier afin de mieux approfondir notre analyse combinée.