• Aucun résultat trouvé

Métaphoriser ou l’art de traduire

4. Traduire et métaphoriser au cœur du processus créatif

Notre hypothèse stipule que la créativité demeure un aspect fondamental pour contourner la difficulté de traduire la métaphore et répondre aux questions suivantes : comment traduire ce qui traduit déjà la pensée et notre perception du monde ? Comment restituer un élément essentiel à la signification et à l’interprétation d’une œuvre ? À ce sujet, James St André explique que la métaphore et la traduction sont fondamentalement similaires :

« Both expresses […] a new dynamic concept focusing on action, transformation and creativity » (St André, [2010] 2014 : 164).

Mettre en exergue le potentiel créatif du traducteur est une entreprise ambitieuse et risquée car il s’agit d’une notion subjective. Est-il possible d’identifier des espaces spécifiques où la créativité s’exprime ? À notre avis, la traduction est un acte créatif qui engendre une création incarnant une nouvelle mise en scène d’une œuvre. Le traducteur joue le rôle du créateur dans ce processus d’interprétation et de transfert linguistique ainsi que culturel. Il s’agit d’habiller l’œuvre source d’un nouvel habit ni tout à fait différent ni tout à fait identique. En d’autres termes, la traduction, en tant que produit, naît grâce à un besoin de traduire une œuvre source. Cependant, la version traduite a une existence distincte telle celle d’un nouveau-né. Ce dernier existe grâce à ses parents ; pourtant, sa vie suivra un cheminement personnel. Telle une naissance, la traduction est un événement inédit, attendu ou inattendu, ayant de la valeur.

La créativité réside en la capacité du traducteur à créer des associations entre non seulement deux langues différentes, mais aussi entre deux cultures et deux récepteurs différents. Le traducteur manie le corps du texte original dans un long travail, jusqu’à la naissance d’une traduction. Ainsi, la traduction n’est-elle pas une sorte d’enfantement ? Le traducteur a cette capacité de créer, de donner la vie et — dans des cas extrêmes —, de réanimer un texte tombé aux oubliettes. Le texte source intègre une nouvelle enveloppe que nous appelons la traduction. La réussite de cette transition vertigineuse et la vitalité de ce nouveau corps peuvent être palpables grâce à la réception du lecteur.

Tenter de définir la créativité soulève la question suivante : une pensée créative est-elle nécessairement divergente ? Avant d’examiner cette question, nous suggérons que, dans le cas de la traduction de la métaphore, il est possible de détecter un double potentiel de créativité. D’une part, peut-on suggérer l’existence d’une condition sine qua non entre

la métaphore et la créativité ? Selon le même raisonnement appliqué à la nature de la traduction, nous pouvons avancer que métaphoriser est synonyme de créativité : le locuteur crée une nouvelle représentation de la réalité grâce à une image inédite adaptée à une situation. Il serait donc possible d’envisager la métaphore comme le résultat d’un processus créatif. De l’autre, le traducteur crée une situation correspondante en transférant cette image inédite pour qu’elle soit adaptée à son nouvel environnement.

Nous souhaitons, tout d’abord, nous pencher sur le lien entre créativité et métaphore. Dans Le Théorème de l’auteur, Thierry Marchaisse explique qu’il est possible de devenir « le véritable auteur de l’idée d’un autre ». Selon Marchaisse, « […] ce paradoxe a de nombreuses conséquences et […] sa transformation en théorème est la clé de la logique de la créativité » (Marchaisse, 2016 : 9). L’idée d’une logique de la créativité est particulièrement intéressante, car elle permet de questionner une notion qui paraît, au premier abord, insaisissable, en tentant de la penser selon un mode de raisonnement cohérent. D’ailleurs, adhérer au principe d’une logique de la créativité est synonyme de la possibilité de mettre en place des moyens ou des outils pour solliciter la créativité. Il s’agit d’une sorte de compétence qui se forge progressivement. Nous pouvons envisager que la logique de la créativité réside en la capacité de chaque être à communiquer ses idées, d’une manière verbale et non-verbale, selon des degrés différents sans que cette capacité soit restreinte à une pseudo-élite. Afin de vérifier cette hypothèse, parcourir les travaux d’autres théoriciens qui ont tenté de définir la créativité peut éclairer notre réflexion.

Du point du vue linguistique, Gunter Kress suggère que la créativité est le processus quotidien impliquant la production du sens : « [it] is the everyday process of semiotic work as making meaning » (Kress, 2003 : 40). Ronald Carter, quant à lui, met en relief l’idée selon laquelle être créatif n’est pas réservé à quelques individus, dans la mesure où la créativité est un élément clé de la communication entre les personnes :

Creativity is a pervasive feature of spoken language exchanges as well as a key component in interpersonal communication, and… it is a property actively possessed by all speakers and listeners; it is not simply the domain of a few creatively gifted individuals. (Carter, 2004 : 6)

Ainsi, la créativité fait partie intégrante de l’acte communicatif et est inhérente à tout individu. Néanmoins, il est important de se souvenir de la dimension sociale de la créativité qui renvoie à l’importance du contexte : « alongside the identification of creative forms in discourse, there has also, importantly, been a focus on the socially embedded nature of language creativity, and on its interactional, interpersonal and affective meanings within specific contexts of use » (Swann, Pope et Carter, 2011 : 15).

À notre avis, la créativité n’est pas une notion absolue même si elle est omniprésente dans la communication. En d’autres termes, le contexte et l’appréciation de l’individu sont également des éléments importants pour évoquer la présence d’une forme de créativité. Dans son livre Linguistic Criticism, Roger Fowler décrit le penseur créatif comme une personne capable de manifester un sens critique :

[…] the creative thinker operating like the critic, revealing a problem which s/he declines to solve, demystifying perception without offering the potentially illusory closure of a replacement theory. In linguistic terms, the processes involve uncoding — disestablishing the received tie between a sign and a cultural unit — and potentially recording — typing a newly invented concept to a sign and so establishing its validity. The ultimate process in linguistic creativity would be the formation of a whole new code, a system of new linguistic arrangements encoding a whole new code, a system of new area of knowledge. (Fowler, [1986] 1996 : 55)

La définition du processus créatif que propose Fowler renvoie à la capacité de notre cerveau à générer un système de connaissances nouvelles. Cette idée est conforme à la nature de la métaphore. En effet, la métaphore contribue à mettre en place une perception

de la réalité régie par un code différent. Nous pensons que tout acte de métaphorisation est fondamentalement créatif. Comme nous l’avons précisé auparavant, la métaphore reflète notre perception du monde à travers l’orchestration de divers liens. Cependant, la notion même de créativité cognitive agit telles des poupées russes. Nous suggérons qu’il existe divers degrés de créativité, car on n’active pas les mêmes compétences pour résoudre un problème ou pour véhiculer une représentation à un moment donné. Il est possible de tisser des liens entre la nature de la créativité et celle de l’intelligence et d’oser même suggérer qu’elles sont étroitement liées. Par intelligence, nous faisons référence à « l’aptitude d’un être humain à s’adapter à une situation, à choisir des moyens d’action en fonction des circonstances », comme le suggère le dictionnaire Larousse. Cette aptitude s’exprime sous diverses formes et demeure donc plurielle. Dresser ce parallèle permet d’envisager la créativité comme l’expression de plusieurs voix. Parcourir un tel champ d’investigation est un travail de longue halaine, car il est impossible d’analyser tous les aspects de la créativité relatifs à la communication humaine, c’est-à-dire l’art, la littérature, la science, la philosophie, par exemple. Toutefois, nous tenterons de cerner les aspects pertinents à notre recherche.

Contrairement aux théoriciens classiques qui définissent le processus créatif selon des phases (Wallas, 1926 ; Taylor, 1959), certains considèrent la créativité comme une solution produite pour résoudre un problème détecté (Isaksen et Treffinger, 1985 ; Amabile, 1996) : « [De] nombreux chercheurs […] décrivent aujourd’hui le processus créatif non plus par phases, mais plutôt en termes de processus concomitants et variables d’un sujet à l’autre » (Dancette, Audet et Jay-Rayon, 2007 : 109). Dans « Axes et critères de la créativité en traduction », les auteurs mettent en exergue les divers « niveaux sur lesquels s’exerce la créativité » (Dancette, Audet et Jay-Rayon, 2007 : 108). Ils proposent un modèle qui cible la créativité au niveau de la compréhension et de la réécriture. Ces

derniers précisent que l’étude qualitative, même si elle aide à étudier la créativité, demeure néanmoins « entachée de subjectivisme quand il s’agit d’apprécier la valeur d’une solution » (Dancette, Audet et Jay-Rayon, 2007 : 112). Ainsi, les mêmes auteurs suggèrent la mise en place d’une méthodologie qui distingue la créativité à deux niveaux : la compréhension et la réécriture. Leur analyse décortique les différentes étapes mentales qui ont amené le traducteur à faire son choix final. Le modèle de la double hélice, proposé par Dancette (1995), souligne l’importance du processus de la compréhension et celui de la reformulation en traduction. En effet,

[l]a traduction suit une courbe hélicoïdale qui va de la forme linguistique initiale (texte original) à une autre forme linguistique (traduction), en passant par des opérations langagières, de compréhension et d’expression, à toutes sortes de niveaux linguistiques et extralinguistiques. La double hélice représente l’interaction entre les textes, les langues et les connaissances, dans un (ou plusieurs) univers de discours. (Dancette, Audet et Jay-Rayon, 2007 : 115)

D’autres chercheurs tels Anderson (1978), Denhière et Baudet (1992) ont étudié la créativité à travers le prisme cognitif, c’est-à-dire l’étude des concepts d’ « images mentales ». L’enthousiasme qu’a sollicité le tournant cognitif dans l’étude de la métaphore n’est pas partagé par tous les théoriciens. Dans l’ouvrage collectif Creativity in Language and Literature, Lynne Cameroun reproche à ce tournant d’avoir réduit « l’esthétique » de la métaphore : « the cognitive turn in metaphor theory downplayed not only the aesthetics of metaphor, but also the role of language and the multiple interacting factors that contribute to the linguistic form of metaphorical utterances » (Cameroun, 2011 : 71). Elle tente de démontrer que les métaphores prosaïques et les métaphores poétiques ne font pas appel au même type de créativité :

The prosaic process is spontaneous and in the moment, with little time for crafting language, and with no finished product as a desired outcome. […] In poetic mode, creativity is not felt to happen constantly. Expert poets and artists experience creativity as

occasional bright moments in the long labour with materials and

ideas. (Cameroun, 2011 : 79)

Cette distinction entre le prosaïque et le poétique ne correspond pas à notre vision de la métaphore, car elle limite la créativité des poètes à des moments de révélation. Or, la créativité ne peut pas se circonscrire à cette dualité. Précédemment, nous avons évoqué l’importance du contexte dans tout processus créatif, notamment la traduction, et nous avons également suggéré qu’il existe divers degrés de créativité. Il convient également de souligner l’influence d’un élément primordial lié au contexte, à savoir les stimuli. Cet élément déclenche un champ de créativité dont l’intensité dépendra de plusieurs facteurs. Le schéma ci-dessous détaille l’acheminement de notre logique dans l’étude de la créativité à travers la métaphore : Métaphore Connaissance matérielle du monde Concepts abstraits ! "Champ de créativité# $ Connaissance Con matérielle du mat

monde " Concepts abstraits its ts

Domaine source (Sensorimoteur) Domaine cible (Subjectivité) Domaine source Dom Dom Domaine source Dom (Sensorimoteur) (Se e Domaine ciblible e

Domaine ciblibl

(Subjectivitvité)

!

Stimuli

Les facteurs qui déterminent le degré de propagation du champ de créativité dépendent en premier lieu du besoin que manifeste l’auteur de la métaphore. Autrement dit, quels rôles l’auteur attribue-t-il à ses métaphores ? Pour quelles raisons n’utilise-t-il pas un terme concret ? Répondre à ces deux questions renvoie au rôle des stimuli responsables du déclenchement d’un besoin de créer une image métaphorique. La réussite du processus de métaphorisation ne dépend pas uniquement du degré de créativité de l’image mentale transmise mais également de sa pertinence. On peut jauger la pertinence de la métaphore grâce à la capacité de l’interlocuteur à l’interpréter d’une manière appropriée qui satisfait la visée du locuteur. D’ailleurs, la limite de la métaphore est détectée quand on y fait référence comme « mixed metaphor », expression que l’on peut traduire par « métaphore incongrue », « métaphore osée », « métaphore incohérente » ou encore par le jeu de mot inédit « métaphoire » emprunté à Jean Allouch ([1990] 1994). Quand la métaphore ne réussit pas à assembler les images d’une façon cohérente, elle échoue.

En traduction, la créativité pourrait correspondre à la capacité du traducteur à jouer la partition initiale du texte de départ selon plusieurs cadences pour rendre l’effet attendu par les récepteurs. La créativité dans la traduction de la métaphore cible différents champs de référentiation. Pour ce faire, la plume du traducteur tente d’établir des convergences entre les perceptions visuelles, tactiles, gustatives, olfactives et motrices que la métaphore source véhicule et celles que la langue d’arrivée peut accueillir. La métaphore de la partition musicale nous renvoie à la notion de style, que nous tâcherons de développer dans la deuxième partie de cette thèse tout en parcourant les divers critères de la créativité en traduction.