• Aucun résultat trouvé

Métaphoriser ou l’art de traduire

5. La métaphore du corps, le corps en tant que métaphore

6.2 The Rainbow ou la métaphore du changement

Au printemps 1913, lors de son séjour en Italie, Lawrence a entamé l’écriture d’un manuscrit. Après plusieurs modifications et révisions, le texte original a donné naissance à deux œuvres distinctes mais qui forment un « tout organique », selon les propos de l’auteur : The Rainbow et Women in Love. Le premier roman, The Rainbow, a été censuré dès sa parution en 1915 et cela a perduré pendant onze ans en Angleterre, sous l’influence de l’Obscene Publications Act de 1857. Suite à cet épisode, Lawrence a annoncé dans l’une de ses lettres (Moore, 1962 : 498) qu’il ne pouvait plus écrire pour l’Angleterre, que sa motivation était réduite à néant, mais qu’un petit espoir persistait dans son cœur : il devait continuer son travail ailleurs, notamment en Amérique.

Lawrence avait conçu ce que nous connaissons actuellement comme deux œuvres différentes, The Rainbow et Woment in Love, en diptyque, dont le titre original était The Wedding Ring. Dans une lettre du 5 décembre 1914, Lawrence explique à J.B. Pinker que le nouveau titre est plus pertinent : « The Rainbow is a better title than The Wedding Ring, particularly in these times » (Boulton, 2000 : 81, sans italique dans l’original). Or, l’auteur n’explique guère la raison d’une telle modification au niveau du titre. Selon Jacqueline Gouirand (1998 : 151), le nouveau titre a été suggéré par son épouse Frieda. Dans son article « From Genesis to the Ring: Richard Wagner and D. H. Lawrence’s Rainbow », Hugh Stevens tisse un lien étroit entre l’œuvre lawrencienne et celle de Wagner, Ring, au niveau de l’interprétation des symboles :

The Wagnerian connections complicate interpretations of the novel’s main image, the rainbow itself. Whereas the rainbow, in the Old Testament, symbolizes God’s covenant with humanity, in The Rhinegold it is a symbol of the gods’ delusion and folly, their desire to turn their backs on the shameful acts which have enabled them to take possession of Valhalla. Rather than making the novel easier to interpret, paying attention to Wagnerian connections intensifies the novel’s ambiguities, as the novel shares the

Ring’s uncertainty about the questions it poses so dramatically, most importantly the

question of whether a realm of love can redeem a corrupted order of law and power. (Stevens, 2013 : 611)

La métaphore de l’anneau nuptial renvoie immédiatement à une circularité qui ferait écho aux maux de la société, alors que l’arc-en-ciel représente la métaphore de l’optimisme, d’une nouvelle trajectoire à explorer de sorte que le corps se libère. En effet, le titre The Rainbow a non seulement une connotation religieuse significative, mais il offre également au lecteur de nombreuses possibilités d’interprétations. Dans la tradition biblique, l’arc-en-ciel représente le symbole d’une alliance entre Dieu et ses créatures. Il s’agit de la promesse divine de ne plus détruire le monde par les flots du déluge. Les images de l’arc-en-ciel, des déluges, du feu sont explicitement associées dans Fantasia of the Unconscious :

Floods and fire and convulsions and ice-arrest intervene between the great glamorous civilizations of mankind. But nothing will ever quench humanity and the human potentiality to evolve something magnificent out of a renewed chaos.

I do not believe in evolution, but in the strangeness and rainbow-change of ever-renewed creative civilizations. (Lawrence, 1922 : 6)

Ce passage est remarquablement riche en images et témoigne à nouveau de l’abondance des métaphores dans l’écriture lawrencienne. L’auteur y explique que les événements naturels destructeurs séparent les moments les plus somptueux de la civilisation, comme si l’humanité renaissait de ses cendres. Il y détaille également les piliers de sa philosophie : il rejette toute forme d’évolution qui implique la cyclicité, la stérilité et la stagnation de

magnificence d’un chaos renouvelé » (Mauron, 1932 : 13). Il est clair qu’il existe un lien intertextuel entre le roman The Rainbow et l’essai Fantasia of the Unconscious. Associer les deux œuvres ne peut qu’éclairer le lecteur de Lawrence. En ce sens, il convient de préciser que le traducteur de Fantaisie de l’Inconscient, Charles Mauron, substitue à la référence explicite à l’arc-en-ciel une métaphore produisant sensiblement le même effet dans la traduction de ce passage. Toutefois, la mention n’est qu’implicite et l’intertextualité est difficilement palpable :

Déluges, feux, glaces et convulsions séparent les éclatantes civilisations humaines, mais rien n’étouffera jamais l’humanité, et cette puissance de l’humain à faire surgir une magnificence d’un chaos renouvelé.

Je ne crois pas à l’évolution, mais à l’étrangeté, au chatoiement irisé de civilisations créatrices toujours renouvelées. (Mauron, 1932 : 13)

De manière générale, l’emploi du terme « chatoiement » met l’accent sur le jeu de lumière dû aux reflets d’une pierre minérale telle que le quartz. En somme, la plume de Lawrence est peut-être une arme à double tranchant. Saisir son style implique une certaine créativité et une volonté d’expérimenter une nouvelle attitude de lecture. À notre avis, pour lire Lawrence, il est nécessaire que le lecteur entame une sorte de fouille archéologique. L’objectif serait d’identifier les strates qui structurent la pensée de l’auteur, à savoir les thèmes qu’il traite dans ses œuvres, en particulier dans ses premiers romans : les relations entre homme et femme, le paysage qui subit des modifications à cause de l’industrialisation et le vide spirituel causé par la modernité.

Dans le roman The Rainbow, Lawrence juxtapose des images d’un environnement stérile ; la description de paysages naturels est omniprésente et les références à un désir d’épanouissement de l’être ne manquent pas. La vie des personnages, à travers plusieurs générations, est détaillée et évolue au rythme des saisons. La germination des plantes symbolise le changement social auquel l’auteur aspirait. Les références à l’arc-en-ciel

peuvent être interprétées comme la promesse d’un changement. Le cadre spatial décrit est un espace dans lequel Lawrence a vécu étant jeune. Il s’agit d’un espace qui a aiguisé sa sensibilité :

[…] his extreme sensitivity to the ‘physical context’. This sensitivity played a dominant part in Lawrence’s life, leading him on a search for the ideal place, initially conceived as a utopian community of like-minded souls in some remote regions, but which later dwindled to an individuality quest, which became increasingly desperate [...]. (Bailey et Nottingham, 2013 : 10)

Mais la sensibilité de Lawrence n’a pas fait l’unanimité : rejet de sa pensée et de son style d’écriture. Par exemple, dans une lettre qui date de l’automne 1915, le romancier John Galsworthy exprime son hostilité envers The Rainbow à son agent littéraire J.B. Pinker, également agent de Lawrence. Galsworthy écrit ceci : « Frankly — I think it’s aesthetically detestable. Its perfervid futuristic style revolts me. Its reiterations bore me to death » (Draper, 1997 : 108). Galsworthy dénonce chez Lawrence une créativité fallacieuse et un style répétitif. Dans son article « D.H. Lawrence’s ‘Perfervid Futuristic Style’ and the Writing of the body in The Rainbow », Andrew Harrison affirme que l’attaque de Galsworthy aspire à décourager l’agent de promouvoir toute forme d’écriture qui s’écarte de la forme traditionnelle :

Galsworthy’s reference to Lawrence’s ‘perfervid futuristic style’ is meant as a simple term of abuse, possibly invoked in order to appeal to Pinker’s admiration for more traditional forms of writing. The term of abuse, however, provides a suggestive framework for considering Lawrence’s striking stylistic innovations in tracing Ursula Brangwen’s movement toward self-responsibility in the third generation of The Rainbow. In certain scenes from the third generation added in the final draft of the novel and its revisions, Lawrence’s prose style significantly echoes the literary and pictorial styles promoted by the Italian futurist writers and artists whom he had consulted in his reading of two futurist volumes in the summer of 1914. (Harrison, 2001 : 45-46)

Harrison souligne l’importance du style futuriste pour mieux cerner l’innovation dans l’écriture du corps dans The Rainbow. Dans « Manifesto tecnico della letteratura futurista », Marinetti, que Lawrence a lu et a également traduit, met en avant le besoin urgent d’aller au-delà de la structure ancienne de la phrase. Pour ce faire, Marinetti suggère ce qui suit : détruire la syntaxe, utiliser les noms d’une manière aléatoire, supprimer les adjectifs, détruire les adverbes et même la ponctuation (Marinetti, [1912] 2006 : 107-108). Dans le même article, Harrison dresse un tableau explicatif relatif à l’influence de Marinetti sur Lawrence. Il conclut que la nature des relations entre les amants est semblable à celle entre le métal et l’aimant, comme en témoigne le passage suivant :

[…] the lovers weigh upon each other in struggles analogous to those between metal and magnet. The importance of the moon as the controller of ebb and flow is now given an impersonal and scientific twist; this new language was developed rapidly around the time of Lawrence’s exposure to Marinetti, but it articulates forces which Lawrence had already intuited. (Harrison, 2001 : 50)

Il n’est pas possible de préciser avec exactitude l’influence du futurisme italien sur Lawrence, car ce mouvement littéraire et artistique européen qui a marqué la période entre 1909 et 1920 est fondé sur une politique de la table rase, le rejet de la tradition esthétique et l’exaltation du monde mécanisé et de la guerre. Certes, Lawrence souhaite mettre en place une nouvelle esthétique, mais sa vision de la modernité, de l’urbanisation, de la machine et de la guerre est plus qu’ambiguë. Par exemple, il est connu que Lawrence rejette la guerre, même si, dans l’une de ses lettres, il avance que la guerre pourrait être le moyen d’une nouvelle germination après le chaos, idée qui rejoint celle exprimée par Marinetti et qui fut à l’origine des accusations d’eugénisme que Lawrence a subies.

La métaphore de l’arc-en-ciel, dans le roman et au niveau titre, ouvre la voie à plusieurs interprétations possibles. Selon Earl G. Ingersoll, en faisant référence au dernier passage du roman, la métaphore est autoréférentielle :

In any case, the willingness to allow the title to name the unidentified rainbow here – suggestive of the suppression of the word clay in Joyce’s story of that title – encourages us to speculate that what the passage is really about is metaphoricity, or the power of metaphor to represent representation itself, as the rainbow metaphor is allowed to function without its signifier. (Ingersoll, 2001 : 74)

Cette polysémie explique la difficulté que peut rencontrer le lecteur de The Rainbow. Comme nous l’avons déjà mentionné, Lawrence est un écrivain qui aime provoquer son lectorat. Ainsi, des pièges métaphoriques sont à envisager. À ce propos, notre propre lecture de ce roman a suivi diverses étapes. Nous n’avons pas pu accéder au sens dès le premier contact. En effet, nous avons réussi à mieux identifier le projet lawrencien uniquement en confrontant le texte anglais à ses deux traductions françaises. Il a été extrêmement intéressant de repérer les espaces « minés » grâce aux deux traductions, qui produisent un effet de mise en relief. Nous nous sommes en cela inspirée de la « lecture stéréoscopique » proposée par Marilyn Gaddis Rose (1997 : 74). Selon Rose, la lecture d’une œuvre littéraire et de ses traductions ne peut que consolider la compréhension que l’on a du texte source et retracer l’expérience traductive. En effet, une lecture critique de la littérature gagne à être effectuée selon une approche théorique et analytique de la traduction. Lawrence encourage le lecteur à adopter une nouvelle posture de lecture. En ce sens, notre expérience en tant que lectrice n’a pas suivi les sentiers battus. Il fallait d’abord s’égarer, avant de quitter le labyrinthe que Lawrence a mis en place dans The Rainbow.

Partie II