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Style et équivalence en traduction : la métaphore comme style d’écriture

2. Théories et style, les théories du style

2.2 Lire pour traduire

Nous employons, ici, le titre « Lire pour traduire » qui renvoie à l’ouvrage de Freddie Plassard (2007) et auquel nous ferons référence dans cette sous-partie. Notre réflexion émane d’un simple constat : avant de traduire une œuvre, il faut d’abord passer par l’étape de lecture. En ce sens, le traducteur est d’abord lecteur avant d’être traducteur. Toute traduction demeure impossible sans une lecture qui la précède. La lecture est le pivot qui permet au traducteur de s’imprégner de l’œuvre source et de l’étudier minutieusement. À partir de ce moment-là, ce dernier fait partie intégrante de la chaîne traditionnelle qui lie auteur, texte et lecteur ; en outre, il la reproduit de nouveau : auteur/traducteur, texte/traduction et lecteur source/lecteur cible. Pour traduire, le traducteur ne doit pas uniquement avoir des talents d’écrivain, mais aussi une capacité de lecture pointue pour pouvoir recréer le « vouloir-dire » dans une autre langue. Claude et Jean Demanuelli (1991 : 8), dans Lire et traduire, soulignent l’importance de cette condition sine qua non, à savoir « lire pour traduire ». Le lecteur-traducteur est assujetti à un processus imbriqué mettant en action le conscient et le réflexe, le savoir linguistique et le savoir extralinguistique. Il est à rappeler que la lecture n’est pas un processus linéaire. En

effet, d’après Eco, le texte est « un tissu d’espaces blancs, d’interstices à remplir […] mécanisme paresseux (ou économique) qui vit sur la plus-value des sens qui y est introduite par le destinataire » (Eco, [1985] 1995 : 63). Ce sont ces « espaces blancs » qui permettent aux traducteurs/lecteurs de construire le sens et d’exprimer leurs voix grâce à une lecture personnalisée d’un même texte qui « n’arrête pas de travailler, d’entretenir un processus de production », pour emprunter l’idée de Barthes (1973 : 814-815).

La lecture demeure un apprentissage pour déchiffrer, comprendre et construire un sens. On ne lit pas uniquement ce qui est écrit dans un texte, mais aussi le non dit d’un auteur, c’est-à-dire les silences, la ponctuation, le paratexte et le contexte dans lequel le texte a été écrit, par exemple. Toutefois, il est important de signaler que le traducteur est un lecteur différent, car si le lecteur lit ce qui est écrit pour en saisir le sens, un lecteur-traducteur lit non seulement pour comprendre mais aussi pour écrire et reconstruire un sens. Le traducteur ne serait-il pas ce « lecteur modèle » mentionné par Eco : « […] prévoir son Lecteur Modèle ne signifie pas uniquement ‘espérer’ qu’il existe, cela signifie aussi agir sur le texte de façon à le construire » (Eco, 1995 : 69). Ainsi, le traducteur est à la fois un lecteur dans une langue et un scripteur dans une autre langue. Penser la lecture souligne l’importance du chassé-croisé entre deux activités, à savoir lire et écrire, qui ont tout pour être distinctes, mais qui s’allient pour le parachèvement d’une traduction.

Lecture et écriture tournent autour d’un même objet, qui est le texte. Barthes (1973) explique que voir le texte à travers ce prisme met en place « un nouvel objet épistémologique ». À ce propos, un texte ne représente pas un produit isolé. Il est plutôt une production ou une création inspirée par d’autres œuvres. Cela correspond à la notion d’intertextualité selon laquelle tout texte porte la trace d’un autre texte : « le texte en tant qu’énoncé dans l’échange verbal (dans la chaîne des textes) d’une sphère donnée. Le texte en tant que monade spécifique qui réfracte (à la limite) tous les textes d’une sphère

donnée » (Bakhtine, 1984 : 313). La notion d’intertextualité est importante quand il s’agit de lire une œuvre car il faut être conscient des relations qu’entretient cette œuvre avec d’autres textes. Par exemple, dans le cadre de nos recherches relatives à l’œuvre lawrencienne, nous avons pu détecter la présence de références bibliques récurrentes grâce aux notes de bas de page dans la deuxième traduction.

Par ailleurs, la métaphore de « la mort de l’auteur » a permis d’instaurer un tournant qui marque l’importance de la lecture dans l’acte de traduction. On écrit pour lire et on lit, par la suite, pour écrire à nouveau, c’est-à-dire traduire. Cependant, il faut parcourir tout un processus complexe pour aboutir à un texte traduit. Le traducteur évolue du statut de simple lecteur à celui de interprète, puis à celui de écrivain. Par lecteur-interprète, nous ciblons la capacité du traducteur à lire un texte tout en l’interprétant. Il s’agit d’une activité cognitive qui permet de comprendre et d’analyser une œuvre, comme le rappelle Edmond Cary en faisant référence à la traduction poétique. À notre avis, son idée s’applique à la traduction d’une manière générale : « une œuvre d’art ne se découvre pas d’un premier coup et chaque traduction constitue une nouvelle lecture de l’original et une résurrection pour le poète » (Cary, 1963 : 37). Le génie du traducteur réside donc dans sa capacité à parachever tout texte en le réécrivant pour lui donner une nouvelle vie. Dans « L’écriture qu’on appelle traduction », Jenaro Talens explique que :

[…] traduire est une fonction qui participe de celle de l’écrivain et de celle du critique — sans se réduire ni à l’une ni à l’autre — dans la mesure où la traduction présuppose et réalise une interprétation du texte qui est traduit ; c’est ce que nous avons appelé

ré/écriture. Il convient de préciser cependant que la réécriture, en se constituant comme différente de l’original, ne prétend pas le supplanter. […] La traduction ne fait

qu’actualiser le texte traduit, le rendre valable pour le présent et sa lecture/réalisation. (Talens, 1993 : 633, en italique dans l’original)

La visée de la traduction n’est pas d’écarter l’œuvre source ou de la remplacer. Le traducteur bénéficie au moins d’une double compétence : rédactionnelle et critique. Ainsi la traduction n’est-elle pas capable de mettre au jour les textes originaux, d’éviter leur extinction ? N’est-elle pas l’espace abritant un nouveau texte ni tout à fait original ni tout à fait autre ? Il ne s’agit pas de prétendre à une suprématie du texte traduit, mais plutôt de maîtriser un texte de départ, le déchiffrer, et par la suite mettre en place un nouveau système qui l’accueille. Claude et Jean Demanuelli affirment que

[l]ire et traduire, c’est lire pour traduire ; c’est donc apprendre à déchiffrer un texte, à en cerner la spécificité grâce aux seuls éléments qui le constituent afin de pouvoir le restituer dans une autre langue, à en retenir en somme les traits pertinents à sa traduction. […] Lire pour traduire, c’est mettre l’accent sur le texte-source ; c’est insister d’abord sur la compréhension en profondeur d’un donné linguistique au moyen d’une analyse préalable. (Demanuelli, 1991 : 8)

Les co-auteurs soulignent l’importance de restituer le texte dans la langue d’arrivée en préservant les « traits pertinents » du texte source, à savoir son style. Il est question de rétrocéder le texte de départ. En effet, l’auteur d’une œuvre « cède » son texte au traducteur et ce dernier se charge de le « céder » à nouveau au lecteur. Toutefois, pour que cette rétrocession s’effectue sans accrocs, il est important de se rappeler que le texte est aussi en partie paratexte. En d’autres termes, le paratexte joue un rôle essentiel pour « ancrer le texte dans son nouveau contexte de réception », pour emprunter les termes de Freddie Plassard (2007 : 45). On se demande alors comment le paratexte peut influencer l’acte de lecture et le style traducteur.

Dans Seuils, Gérard Genette (1987) distingue deux catégories de paratexte : le paratexte auctorial et le paratexte éditorial. D’un côté, le paratexte auctorial regroupe des éléments tels que la préface, les notes et les mentions des sections de texte. De l’autre, le paratexte éditorial est constitué d’éléments tels que la présentation de l’auteur et la

quatrième de couverture. Le paratexte est aussi important que le texte dans la réception d’une œuvre, car il guide le lecteur vers une certaine piste de lecture et de compréhension. Il s’agit, en effet, d’une aide à la lecture ou d’un processus qui prépare la lecture, une sorte de « pacte », comme l’indique Jean Milly dans Poétique des textes :

Le pacte se dégage tout autant du paratexte, c’est-à-dire des interventions de l’auteur qui précèdent ou entourent le texte sans en faire partie à proprement parler, et sont lues avant lui : titres, sous-titres, dédicaces, épigraphe, avant-propos, avertissement, préface, notice, quatrième page de couverture, bande-annonce, etc. (Milly, 1992 : 45)

Compte tenu du fait que les éléments paratextuels demeurent incontournables, le traducteur ne doit pas les écarter dans la mesure où ils contribuent à donner une valeur ajoutée à la traduction. En effet, en fonction de l’ « horizon d’attente » (Jauss, 1978 : 112-113), le traducteur juge s’il est utile d’expliciter certains éléments. Selon Sorlin,

[l]e lecteur n’arrive pas au texte complètement démuni : avant même toute lecture (en s’appuyant sur le paratexte par exemple) ou au fur et à mesure qu’il lit (à partir d’indices linguistiques), il reconnaît des traits textuels propres à un genre dont il a intériorisé les conventions culturelles. (Sorlin, 2014 : 40-41)

En adoptant le point de vue de Sorlin (2014 : 41) appliqué en stylistique, nous pensons que les « indices linguistiques » établissent le genre d’un texte et aiguillent « l’interprétation du lecteur ». Dans le cas de la traduction, on peut supposer l’existence d’un triple horizon, à savoir « celui contenu dans le texte », « celui que le lecteur projette sur le texte » et celui de devoir créer à nouveau le texte dans une autre langue. Il va de soi que la lecture du traducteur se distingue de celle d’un simple lecteur, car elle est déjà « une pré-traduction ». Il s’agit en effet d’ « une lecture effectuée dans l’horizon de la traduction ; et tous les traits individuels de l’œuvre […] se découvrent autant dans le mouvement du traduire

qu’avant » (Berman, 1995 : 67). Il arrive que le traducteur soit amené à préciser certaines informations pour que son texte soit bien ancré dans son contexte socioculturel. Dans la même veine que Tord Lasen, nous avançons que les éléments acquièrent leur sens du context, étant donné que ce dernier fonctionne tel un guide :

Elements derive their meaning from context, that concepts are intelligible by virtue of the institution or the practice of which they partake, that we cannot identify an isolated fact without a background paradigm which tells us what we should see and how we should see. (Lasen, 1987 : 4)

Cela implique que l’acte de lecture s’inscrit toujours dans un cadre précis. À vrai dire, il n’est pas possible de « lire dans le vide », comme le précise Geoff Hall : « readers read for someone and for some purpose » (Hall, 2009 : 334).

Si Barthes et Foucault ont joué un rôle indéniable pour mettre le texte au devant de la scène, il existe deux autres noms incontournables qu’il convient de mentionner, à savoir Hans Robert Jauss et Wolfgang Iser, tenants de la théorie de la réception qui a vu le jour en Allemagne dans les années 1960. Selon Robert Charles Holub, cette théorie est un nouveau paradigme qui met l’accent sur le texte et le lecteur plutôt que l’auteur : « ‘reception theory’ refers throughout to general shift in concern from author and the work to the text and the reader » (Holub, [1984] 2003 : xii). Pour Jauss (1970 : 8), s’intéresser à la réception d’une œuvre met l’accent sur le rôle du lecteur en tant qu’acteur principal et indispensable dans l’aboutissement et l’accomplissement du travail d’un auteur. Il existe bien une sorte de chaîne reliant divers acteurs, c’est-à-dire l’auteur, l’œuvre et le lecteur :

In the triangle of author, work, and reading public the latter is no passive part, no chain of mere reactions, but even history-making energy. The historical life of a literary work is unthinkable without the active participation of its audience. For it is only through the process of communication that the work reaches the changing horizon of experience in a continuity in which the continual change occurs from simple reception to critical understanding, from passive to active reception, from recognized aesthetic norms to a new production which surpasses them. (Jauss, 1970 : 8)

Jauss fait référence à un triangle prenant forme grâce à la relation qui lie auteur, texte et lecteur. Il serait impossible d’envisager l’existence d’une œuvre et son évolution sans l’intervention active du lecteur. À notre avis, l’acte de lecture représente le point culminant dans cette chaîne. Autrement dit, l’auteur et le texte sont les constantes du triangle, par opposition au lecteur qui demeure l’unité variable : les caractéristiques du lecteur peuvent varier et se prêtent à différents usages et fonctions. Il existe ce que nous pouvons appeler la lecture comme activité de loisir. Toutefois, la visée peut aller au-delà de cela. Par exemple, la lecture peut avoir comme objectif l’édition d’un texte, sa traduction, son adaptation artistique, etc. Par conséquent, il est nécessaire de compter une multitude de lecteurs au sommet du triangle. À ce titre, le triangle ne doit pas être envisagé comme un dispositif triphasé de base, mais plutôt comme un triangle curviligne ayant des tangentes diverses. Les tangentes abritent toute autre information qui y est étroitement connectée, notamment, le contexte sous ses trois dimensions : le contexte d’écriture de l’œuvre, de sa publication et de sa lecture.

On peut évoquer également une autre tangente, celle du paratexte. En effet, l’étude du paratexte peut se révéler utile dans le cadre de notre travail. Genette définit le paratexte comme un espace relevant de la responsabilité de son auteur :

Cette frange, toujours porteuse d’un commentaire auctorial, ou plus ou moins légitimé par l’auteur, constitue, entre texte et hors-texte, une zone non seulement de transition, mais de

transaction : lieu privilégié d’une pragmatique et d’une stratégie, d’une action sur le

public au service d’un meilleur accueil du texte et d’une lecture plus pertinente — plus pertinente, s’entend, aux yeux de l’auteur et de ses alliés. (Genette, 1987 : 8, en italique dans l’original)

Cette partie marginale au corps du texte est donc le paratexte ; autrement dit, les préfaces, les notes de bas de pages, la quatrième de couverture, les supports visuels, le titre, etc. Il est donc incontournable de prendre en considération tous ces éléments pour étudier et contextualiser une œuvre qu’elle soit littéraire ou artistique. En effet, « c’est l’exécution du poème qui est le poème » (Valéry, [1944] 2002 : 838). À notre avis, l’affirmation de Paul Valéry s’applique à toute œuvre.

Dans le cadre de cette thèse, la comparaison du paratexte de la traduction arabe de The Rainbow et ceux des deux traductions françaises offre quelques disparités : le traducteur Fadel Assadouni a mis tout son soin pour fournir des informations paratextuelles beaucoup plus abondantes que celles dans les versions françaises, particulièrement au niveau des passages à connotation biblique. Assadouni a délimité une certaine voie pour que son lecteur puisse saisir cette dimension biblique dans l’œuvre, notamment au niveau des métaphores. Il a anticipé les écarts socio-culturels qui pourraient entraver la lecture et créer des zones d’ombre. Il a également rédigé une préface de deux pages où il partage son expérience avec le lecteur et affirme que la traduction de cette œuvre lui avait procuré une sorte « d’extase intellectuelle », similaire « au sentiment de tomber amoureux pour la première fois ». Assadouni file la métaphore en affirmant que cette expérience « a redonné vie aux dizaines de dictionnaires qui peuplaient son étagère » (Assadouni, 1995 : 5, notre traduction). Le traducteur retrace également certaines étapes qu’il a dû parcourir pendant un an et demi : discuter avec les spécialistes de la littérature lawrencienne ainsi que plusieurs seniors originaires du nord de l’Angleterre. Consulter divers dictionnaires du

vocabulaire botanique et biblique. Se documenter et transcrire les versets de l’Ancien Testament utilisés par Lawrence. Une fois sa traduction prête, Assadouni découvre l’existence de la version complète de l’œuvre (The Cambridge Edition of the Works of D. H. Lawrence, 1989). Cette découverte « était une source de bonheur et de malheur à la fois ». En effet, il a dû apporter des ajouts et des notes de bas de page pour consolider sa traduction, mais il était satisfait car « son interprétation de l’œuvre » ne s’écartait pas des explications proposées par l’édition de Cambridge. La lecture de cette préface de la traduction arabe souligne dès ses premières lignes l’omniprésence des métaphores dans le style lawrencien et prépare le lecteur à l’aventure qu’il va parcourir. L’intervention du traducteur attire l’attention du lecteur sur les manœuvres adoptées lors de l’acte d’écriture traductive et lui explique clairement ce qu’il a dû ajouter ou abandonner en traduisant.

En ce sens, nous pensons à une autre préface extrêmement pertinente, celle de la traduction française (1938) du roman de William Faulkner The Sound and the Fury (1929). Le traducteur, Maurice-Edgar Coindreau, précise qu’il a été impossible pour lui de traduire le dialecte afro-américain. En ce qui concerne le monologue intérieur de Benjy, personnage autiste du roman, Coindreau a opté pour l’ajout de signes de ponctuations pour rendre la lecture en français plus accessible. Dans ce cas, les passages où ce personnage s’exprime, en français, deviennent moins ambigus que le texte en anglais. Or, ces passages en langue anglaise représentent un espace de création littéraire inédit qui va de pair avec l’incapacité du personnage à communiquer. Cela dit, l’absence d’un tel espace dans la traduction française est atténuée grâce à la préface qui avertit le lecteur français des difficultés rencontrées par le traducteur.