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Métaphoriser ou l’art de traduire

5. La métaphore du corps, le corps en tant que métaphore

6.1 Vers une rencontre avec D.H. Lawrence

David Herbert Lawrence (1885-1930) est un écrivain anglais auteur de romans, poèmes, pièces de théâtre, essais et lettres. Il est également peintre et traducteur, principalement de Giovanni Verga. Son œuvre artistique, à la marge des attentes de ses contemporains, et sa vie de couple avec la baronne allemande Frieda von Richthofen ont souvent contribué à le situer au centre de polémiques, de son vivant comme à titre posthume. Plusieurs de ses œuvres ont été censurées dès leur publication. Certains écrivains de son époque, notamment T.S. Eliot, l’ont critiqué ; d’autres, comme Ford Madox Ford et E.M. Forster, ont salué son génie. L’appréciation de ses créations a oscillé entre enthousiasme et rejet au

années 1960, il a été reconnu comme l’un des plus grands auteurs anglais : « The sixties saw a wave of enthusiam for Lawrence. The Times christened 1960 ‘The Year of D.H. Lawrence’. He was championed by leading critics such as F.R. Leavis as one of the ‘Great Tradition’ of English novelists » (Bailey et Nottingham, 2013 : 2).

Cependant, cette gloire a été de courte durée, car les décennies suivantes ont été marquées par la deuxième vague du féminisme et par une montée du nouveau radicalisme. Lawrence a été accusé de sexisme, de fascisme et de racisme. En accordant une place centrale à la figure féminine et à sa sexualité dans ses écrits, Lawrence s’attire les foudres des féministes qui le perçoivent comme une figure patriarcale :

But in the following decades, as the forces of second-wave feminism and the new radicalism gathered, Lawrence’s halo began to slip. Despite (or because of) his bold pioneering attempts to portray female sexuality, he was indicted as a sexist patriarchal figure. A closer inspection of Lawrence’s work, particularly the later books, revealed flirtations with eugenics and futuristic creeds that later became associated with racism and fascism and inevitably raised questions which were uncomfortable for his supporters. (Bailey et Nottingham, 2013 : 2)

Même si Lawrence a mis sa plume au service d’une littérature qui accorde une place importance à la figure féminine, ses affirmations souvent paradoxales au sujet des femmes peuvent expliquer l’acharnement féministe contre l’auteur. À notre avis, la femme dans la vie de Lawrence et dans son œuvre représente la moelle de son projet. Or, ce projet était expérimental et profondément inspiré de sa vie privée (une mère envahissante et une épouse connue pour être impulsive). Cela peut expliquer son rejet de l’égo surdimensionné chez certaines femmes, car un tel égo reflétait sa propre impuissance. Mais au-delà des représentations conflictuelles entre l’homme et la femme, Lawrence incite la femme à éprouver son corps autrement : cette dernière est encouragée à explorer de nouvelles façons d’être, par exemple, à travers les relations extraconjugales et les relations

lesbiennes. D’ailleurs, Jodie Medd, dans Lesbian Scandal and the Culture of Modernism, explique que Lawrence bouleverse les conventions sociales établies, notamment dans The Rainbow :

By the war years, however, in novels such as Lawrence’s The Rainbow (1915) […] although heterosexuality still wins out, eroticized female friendships —[…] — are coded by their narrators as distinctly alluring but also perverse and dangerous, and are regarded by legal authorities as worthy censorship, in the case of Lawrence. [...] Furthermore, in Lawrence’s case, highly eroticized female same-sex passions were provocatively represented within a modernist novel that aimed to disrupt all established conventions, from conventional morality to conventional plot and readerly expectations. The bathing scene between Ursula and her schoolmistress in the chapter “Shame” was singled out in reviews and the obscenity trial of the novel, but it was only part of the novel’s blasphemous, overtly sexual, and implicitly anti-war stance that resulted in its suppression. (Medd, 2012 : 17, en italique dans l’original)

Notre objectif n’est pas de dire si les scènes à caractère homosexuel aspiraient à promouvoir de telles relations, mais Lawrence avait sans doute une vision libre de la sexualité. En effet, ce dernier a tenté de peindre une société qui défie les mœurs traditionnelles pour offrir une expérience de vie plus épanouie. De surcroît, le fait qu’il exprime explicitement un sentiment hostile envers la guerre a contribué à le placer à la marge de ce qui était accepté à son époque. À ce propos, dans une lettre à Arthur McLeod, Lawrence reproche à son ancien professeur et collègue d’avoir accepté de participer à la guerre :

What do you mean by saying you’d go to war? No, the war is for those who are not needed for a new life. I hate and detest the war, it is all wrong, all foolish, all a wicked mistake. (Zytaruk et Boulton, [1981] 2002 : 255)

Le 3 novembre 1915, toutes les copies de The Rainbow ont été saisies chez l’éditeur Methuen. Aux yeux de certains, Lawrence était un ennemi dangereux à cause de son

immoralité. Par exemple, Tim Middleton explique que T.S. Eliot voyait en lui un auteur dont les personnages n’avaient aucun sens moral :

[W]that strikes me in all of the relations of Lawrence’s men and women [is] the absence of any moral or social sense [...] the characters themselves who are supposed to be recognisably human beings, betray no respect for, or even awareness of, moral obligations, and seem to be unfurnished with even the most commonplace kind of conscience. (Middleton, 2003 : 16)

T.S. Eliot qualifie Lawrence d’hérétique et s’attaque à sa vision : « The man’s vision is spiritual, but spiritually sick » (Eliot, 1934 : 65). La notion de maladie spirituelle ne cible pas uniquement l’auteur, mais également ses lecteurs : « Lawrence’s work may appeal, not to those who are well and able to discriminate, but to the sick and debile and confused; and will appeal not to what remains of health in them but to their sickness » (Eliot, 1934 : 66). Malgré cette impopularité, Lawrence demeure l’un des auteurs les plus célèbres et controversés dans la littérature anglaise moderne :

There can be few other novelists who have had work so extensively praised and banned, lauded and derided. The fact Lawrence can still provoke strong feelings, more than eighty years after his death in 1930, is a tribute to the singularity of his vision, his determination to record experience truthfully without regard for any upset it might provoke, and the brilliance of his best writing. (Bailey et Nottingham, 2013 : 5)

Si certains de ses contemporains, comme T.S. Eliot, ont critiqué sa vision ténébreuse, d’autres l’ont défendu et ont souligné la particularité de sa personne et de ses travaux, que ce soient ses romans ou ses peintures. Ainsi, après le décès de Lawrence, E.M. Forster le décrit, dans le Nation and Athenaeum, comme un romancier magistralement créatif :

Now he is dead, and the low-brows whom he scandalized have united with the high-brows whom he bored to ignore his greatness. This cannot be helped: no one who alienates Mrs. Grundy and Aspasia can hope for a good obituary Press. All we can do [...] is to say straight out that he was the greatest imaginative novelist of our generation.(Forster, 1930 : 508-509)

Même si les réactions à l’égard de D.H. Lawrence et de son art ont varié, il n’en demeure pas moins qu’il a été le point de mire de la critique. Cela prouve qu’il a réussi son pari, car son art n’a cessé de faire couler beaucoup d’encre. Il sera intéressant au cours de ce travail de recherche de lire Lawrence à la fois dans le contexte spatio-temporel de son époque et au-delà : « Lawrence aspired to address a universal audience, to operate at the frontier of insight and sensibility » (Bailey et Nottingham, 2013 : 13). Le projet d’adresser un lecteur « universel » est tout sauf évident, car la plume lawrencienne apporte un aspect « innovateur » qui rend souvent son écriture inaccessible :

There is perhaps a suspicion that a writer who attracts so much professional critical attention must be ‘difficult’ for the general reader. Yet while Lawrence was an innovator in terms of what he wrote about and how he wrote about it, the best of his work remains immediate and appealing. (Bailey et Nottingham, 2013 : 16)

Sans aucun doute, lire Lawrence n’est pas une tâche facile. La raison en est simple : l’auteur met au défi ses lecteurs et peut, par moment, être provocateur. En effet, il précise clairement que seuls les plus tenaces d’entre eux poursuivront la lecture. Pour emprunter l’expression de Marie-Pierre Mounié et de Nathalie Vincent-Arnaud (2009 : 1), il y a dans l’écriture lawrencienne une « forme de rétention d’information opiniâtre ». Lire Lawrence devient presque un acte de survie à la lecture. Autrement dit, l’œuvre lawrencienne exige de certains lecteurs une prise de décision bien pesée pour continuer à lire. À cet égard, dans l’avant-propos de son essai Fantasia of the Unconscious, Lawrence annonce la couleur aux

lecteurs et aux critiques littéraires en les invitant à mettre de côté l’ouvrage et à le « laisser en paix » :

The present book is a continuation from “Psychoanalysis and the Unconscious”. The generality of readers had better just leave it alone. The generality of critics likewise. I really don’t want to convince anybody. It is quite in opposition to my whole nature. I don’t intend my books for the generality of readers. I count it a mistake of our mistaken democracy, that every man who can read print is allowed to believe that he can read all that is printed. I count it a misfortune that serious books are exposed in the public market, like slaves exposed naked for sale. But there we are, since we live in an age of mistaken democracy, we must go through with it.

I warn the generality of readers, that this present book will seem to them only a rather more revolting mass of wordy nonsense than the last. I would warn the generality of critics to throw it in the waste paper basket without more ado. (Lawrence, 1922 : 7)

L’avertissement de Lawrence est clair et témoigne d’une attitude assez hostile qui résulte probablement de tout le rejet qu’il a déjà subi. Cependant, la provocation est souvent révélatrice de stimuli, d’un besoin de modifier la réaction et l’attitude du lecteur. Cette provocation est aussi pour Lawrence une façon de créer une relation nouvelle avec le lecteur. C’est une relation qui se caractérise par une interaction vive faisant de l’acte de lecture un processus dynamique. Si Lawrence écrit pour changer la nature des relations humaines à travers ses personnages, il tente également de mettre en place un échange plus fertile entre son public et lui. Il est intéressant de noter que Lawrence admet avoir recours à la métaphore pour troubler le lecteur :

I know it is not so fireworky as the sudden evolving of life, somewhere, somewhen and somehow, out of force and matter with a pop. But that pop never popped, dear reader. The boot was on the other leg. And I wish I could mix a few more metaphors, like pops and legs and boots, just to annoy you. (Lawrence, 1922 : 117)

Ce passage confirme l’importance de la métaphore comme outil d’écriture chez Lawrence. En effet, ce dernier l’affirme explicitement : son souhait est d’exagérer et d’abuser de la

métaphore pour que le lecteur réagisse. Cela ouvre la voie à un questionnement sur l’impact d’une telle stratégie stylistique dans le roman The Rainbow.