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Traduire la variation linguistique

5. Aspects théoriques

5.3. Traduire le dialogue

5.3.1. Traduire la variation linguistique

La variation n’a généralement pas sa place dans le texte écrit, mais c’est un phénomène très important à l’oral, en particulier dans les conversations informelles (Alsina, 2012). En plus d’offrir aux auteurs et traducteurs un éventail de possibilités pour rendre le dialogue spontané et réaliste (Dargnat, 2012), elle contextualise la narration et contribue à dépeindre les protagonistes et l’univers littéraire de l’auteur, avec ses particularités sociales, politiques, culturelles et idéologiques (Alsina, 2012). Le fait qu’elle existe principalement à l’oral garantit en outre une certaine liberté pour la représenter (Epstein, 2012).

« Fictive dialogue is the type of discourse where the social, historical and personal background of the narrator and of the characters can be constructed through the interplay of standard and non-standard varieties of a language. Variation may signal the social distances separating one character from the others, and the narrator from the characters; it may either foster the reader’s sympathy for a character or completely alienate that character » (Brumme et Espunya, 2012 : p. 20).

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Fonctions de la variation linguistique en littérature

La variation linguistique apparaît surtout en littérature lorsqu’elle a une utilité particulière, laquelle peut être très diverse : parodier, divertir, tromper ou cacher la vérité, expliquer de manière plus simple, donner des informations, instruire, traiter de thèmes tabous ou délicats de manière subtile, attirer l’attention du lecteur, dynamiser le texte, faire de l’humour, travailler sur les limites de la langue, faire participer activement le lecteur, définir le statut ou la position sociale d’un personnage ou encore faire ressentir au public l’atmosphère d’une situation. Contrastant avec la langue standard, elle produira forcément un effet sur le lecteur, ce dont le traducteur doit tenir compte au moment de choisir sa stratégie (Epstein, 2012), gardant à l’esprit que sa fonction dans le texte cible peut être différente de sa fonction dans le texte source.

Dans son ouvrage consacré à la traduction de l’expressive language dans la littérature pour enfants, Brett Jocelyn Epstein (Epstein : 2012) décrit les étapes de base qu’un traducteur devrait idéalement suivre lors de la traduction de dialectes. Premièrement, il doit analyser le texte original afin de comprendre la fonction du dialecte, la place qu’il occupe dans l’œuvre et le but que l’auteur cherchait à atteindre par ce procédé. Deuxièmement, il doit comprendre les implications et les effets produits, tant pour le lecteur source que pour le lecteur cible. Troisièmement, il peut s’intéresser aux traductions de textes similaires afin d’observer les stratégies adoptées par les différents traducteurs. Enfin, il doit choisir quelle stratégie il décide d’adopter afin de rendre le texte original aussi bien que possible en fonction du contexte.

Stratégies de traduction

Brett Jocelyn Epstein (Epstein : 2012) passe ensuite en revue les diverses possibilités qui s’offrentau traducteur lorsque la variation linguistique est présente dans le texte source.

La suppression (deletion) consiste à laisser de côté des phrases, voire des chapitres entiers. C’est une stratégie acceptable s’il s’agit d’un texte abrégé ou adapté, mais discutable dans le cadre d’une traduction à proprement parler, car certains éléments manqueront.

À l’inverse, l’ajout (addition) suppose d’inclure dans les parties dialectales des phrases ou des passages ne figurant pas dans l’original, alors que l’explicitation (explanation) comprend des indications paratextuelles justifiant l’utilisation particulière qui est faite de la langue et ses implications. Ce dernier cas n’implique pas forcément des notes du traducteur, dont l’utilisation est parfois délicate en traduction littéraire, mais elles peuvent par exemple être intégrées dans la partie narrative ou dans une introduction explicative.

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La compensation (compensation) consiste à utiliser un dialecte (temporel ou régional), mais pas aux mêmes endroits ou dans les mêmes proportions que dans le texte source.

Le remplacement (replacement) d’un dialecte en langue source par un dialecte en langue cible est une autre option. On privilégiera généralement un équivalent du point de vue géographique, socioéconomique, culturel, stéréotypique ou émotionnel en fonction de l’objectif à atteindre et on cherchera à recréer un sentiment similaire pour le public cible que pour le public source. Trouver un équivalent peut toutefois se révéler difficile si deux cultures sont très différentes ou comportent des stéréotypes différents. Puisque la variation existe dans toutes les langues (Buckley, 2001), ce peut être un moyen d’habituer les enfants à son existence, même s’ils ne comprennent pas forcément toutes les implications qui en découlent.

Lorsqu’il procède à une neutralisation (standardization), un processus très répandu, le traducteur utilise un vocabulaire, une orthographe et une grammaire standard plutôt que des formes déviant de la norme. Même si cela semble au premier abord être une solution de facilité, elle peut se justifier « puisque l’emploi d’un "dialecte" équivalent dans le texte traduit relève le plus souvent de l’utopie, ou représente une décision dont les effets pourraient friser le ridicule [...] » (Salama-Carr : p. 282).

Difficultés pour le traducteur et choix de stratégies

Il n’y a pas de stratégie dominante et la plupart des traducteurs mélangent les options décrites ci-dessus, chacune présentant un certain nombre d’avantages et d’inconvénients. Certaines manifestations de la variation sont plus faciles que d’autres à représenter.

[…] the omission of the represented phonetic features is not unusual. It has to be taken into account that the use of phonetic writing in literature generally has cultural implications. The effective transposition of phonic elements into the target culture is not an easy task and has to be combined with other translation strategies in order to ensure the adequacy of culture transfer. (Cadera, 2012b : p. 298) Dans de tels cas, les traducteurs utilisent la plupart du temps des procédés de compensation (Demanuelli et Demanuelli, 1990 ; Muller, 1996) pour éviter les pertes. « This means that generally they do not try to render each singular feature; that would be impossible because of the properties of each language. But they compensate this insoluble difficulty by using spelling alterations in other words or phrases » (Cadera, 2012b : p. 293). Ils peuvent aussi insérer des expressions spéciales, des interjections, des mots particuliers de la langue cible ou des commentaires métalinguistiques afin de transmettre l’effet voulu au public cible. Ainsi, si l’on compare un texte original et sa traduction, il est plutôt rare que le procédé d’écriture des dialogues utilisé par l’auteur soit repris tel quel par le traducteur en raison des différences importantes existant entre les langues.

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Linguistic phenomena of a secondary level e.g. rhetoric, typography or punctuation, appear to be relatively independent of individual languages ; lexical items do not always find an exact homologue, but an additional value that cannot be rendered in one element can be transposed to another. (Wirf Naro, 2012a : p. 116)

Lorsque le traducteur choisit de représenter – d’une manière ou d’une autre – la variation présente dans le texte original, il prend un risque : celui de tomber dans la caricature (Muller, 1996 : p. 73), car il n’y a que peu de moyens reconnus et acceptés d’exprimer par écrit la variation qui existe à l’oral.

C’est surtout dans le domaine de la prononciation que le codage est mal défini, car l’écrit manque cruellement d’instruments adéquats pour rendre compte des variations multiples des voix. Le résultat est souvent réducteur, se limitant à quelques graphies immédiatement identifiables pour le lecteur. Le problème est d’autant plus complexe que les traducteurs ont recours à des modèles de recréation littéraire de parlers exotiques n’ayant pas connaissance directe de ces voix. Le risque de déformation et de caricature est donc multiplié. (Génin, 2001 : p. 261)

Le traducteur se trouve confronté, comme pour tout acte de traduction, à la différence de culture et d’usages linguistiques, qui est plus ou moins marquée selon les domaines et les paires de langue.

It seems probable that historical-idiomatic characteristics belonging to only one language do not have a direct correspondence in the target text, unless these features match on the source and the target language because of typological proximity or parallel historical developments. (Brumme et Espunya, 2012 : p. 11)

La transposition est toujours difficile puisqu’il n’y a pas d’équivalents parfaits. Remplacer un dialecte de la culture source par un dialecte de la culture cible devrait certes « permettre de marquer les différences formelles, sinon terme à terme, tout au moins sur un plan d’ensemble, qu’elles soient phonétiques, lexicales ou grammaticales » (Muller, 1996 : p. 71), mais encore faudrait-il pouvoir choisir un dialecte approprié dans la langue cible56. Il serait bien entendu possible de traduire un dialecte de Londres par un dialecte de Paris, mais les implications ne sont jamais les mêmes (Epstein, 2012). Puisque les contextes culturels, historiques et linguistiques diffèrent, il en résulterait un décalage par rapport à l’univers littéraire de l’œuvre (notamment les noms de lieux, de personnages, etc.) pouvant perturber le lecteur.

Dans le contexte de notre travail survient une difficulté supplémentaire. S’agissant de littérature de jeunesse, les lecteurs ont des connaissances plus limitées. Leurs capacités de lecture ne sont pas complètement développées et ils n’ont pas encore forcément été confrontés aux différents dialectes. Cela peut entraîner des problèmes de compréhension, du point de vue du sens, bien entendu, mais surtout de l’implicite (connotations). Il ne faut pas non plus oublier la nature

56 « Mais dans ce cas, quel dialecte de la langue-cible choisir ? Puisque la langue-cible est pour nous le français, le dialecte-cible sera-t-il le picard, l’alsacien, l’auvergnat, ou encore le savoyard ? » (Muller, 1996 : p. 71)

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pédagogique des livres pour la jeunesse, qui pousse certains adultes à désapprouver l’utilisation de langues non standard susceptibles d’avoir une mauvaise influence sur le développement de la langue des enfants (Epstein, 2012).

Ainsi, de nombreux traducteurs préfèrent être prudents et optent pour une neutralisation du texte source. De manière générale, il est cependant nécessaire de traduire la variation comme telle dans les œuvres où il y a « juxtaposition de la langue dialectale et de la langue standard. Le dialecte y apparaît comme une variante, comme un écart par rapport à la norme et le traducteur ne pourra pas traduire en faisant comme si le seul registre utilisé était la langue standard. » (Muller, 1996 : p.

68), en particulier lorsque l’écart par rapport à la norme est un aspect qui apporte un sens spécifique à l’œuvre.

« In the case of literary translation, further analysis of the features used to create the literary world is absolutely necessary. Literary translation cannot remain solely on the level of context; its structure and formal development are an inseparable part. The reader judges the fictional world through the discourse in which it is presented. The act of reading involves a constant stream of connections. If the form is not respected and as far as possible recreated in the translation, the effect the novel will have on the reader and the target culture will be different » (Cadera, 2012b : p. 43).

Buts recherchés par le traducteur

Comme nous l’avons mentionné précédemment, il est difficile, voire impossible, de trouver une correspondance directe pour une variété de la langue source en langue cible. Le traducteur dispose cependant de nombreux moyens de contourner cette difficulté, car « tout est traduisible dans la mesure où tout peut être expliqué, disséqué, décrit. Le seul problème qui reste est celui de l’effet produit sur le lecteur-source, particulièrement pertinent dans le cas d’un discours oral transcrit (et traduit), parfois difficile ou même impossible à faire comprendre au lecteur-cible » (Buckley, 2001 : p. 276). Il ne faut toutefois pas oublier que le lecteur n’a pas besoin de connaître précisément la culture source pour comprendre l’intention de l’auteur quant à la manière de s’exprimer de ses personnages. L’effet produit n’est alors bien évidemment pas exactement le même, mais « [s]ans avoir une image précise de leur façon de parler [...] le lecteur comprend néanmoins qu’elle s’écarte de la norme linguistique » (Buckley, 2001 : p. 268).

Partant du principe qu’il n’est pas possible d’atteindre une équivalence totale entre le texte source et la traduction (ne serait-ce qu’en raison des différences de vécu des lecteurs), l’objectif du traducteur est la cohérence. En effet, une œuvre étant appréhendée dans son ensemble, il est important de trouver un équilibre du début à la fin pour transmettre l’idée du texte original au lecteur du texte cible. Même si l’effet n’est pas tout à fait le même que celui produit sur le lecteur premier, un certain réalisme sera ainsi atteint, ce qui contribuera fortement à la crédibilité du texte

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traduit. « Any form that is in keeping with the reader’s idea of a character and his way of expressing himself will be perceived as potentially ‘authentic’. A text of an important extension like a novel enables the reader to grow familiar with its main characters. The situations in which they evolve repeat themselves or resemble each other to some extent and the recurrence in the behaviour and talk of the protagonists give the reader an opportunity to recognise features and to develop an idea of what seems ‘true’ in their reactions and speech because it is in keeping with the expectations created » (Wirf Naro, 2012a : p. 116).

La question des attentes du public est également centrale pour l’acceptation (et donc le succès) d’une traduction.

If the situation depicted is spontaneous dialogue, character speech is prone to the appearance of traces of the colloquial varieties and of user-related variation, be it geolectal, chronolectal or sociolectal. This exploration of the nonstandard is constrained by the expectations of the target society, which can act as powerful normative source. (Espunya, 2012 : p. 200)

Selon les époques et les cultures, l’acceptation de la langue non standard à l’écrit peut varier fortement57. Le traducteur doit donc tenir compte de la tradition littéraire de la culture cible afin de produire un résultat adéquat et accepté. « S’écarter de la norme représente toujours un danger, car faute de modèle d’interprétation, les interlocuteurs ou les lecteurs peuvent facilement attribuer à cet écart un sens qu’il ne possède pas en réalité » (Buckley, 2001 : p. 268).

Sa marge de manœuvre se retrouve donc quelque peu réduite. « En somme, le traducteur ne peut pas prendre plus de risques que les auteurs qui écrivent directement dans la langue cible, ce qui l’empêche parfois de rester fidèle au génie linguistique du texte-source » (Buckley, 2001 : p. 272).

Même s’il s’efforce de trouver un équilibre entre les attentes de tous les acteurs qui interviennent, activement ou passivement, dans la traduction, on peut observer que, « d’une manière générale, les traductions souffrent de conservatisme linguistique par rapport aux œuvres originales, et [que]

cette tendance frappe de plein fouet les textes qui s’aventurent dangereusement sur le terrain oral, qu’il s’agisse d’argot, de dialectes ou d’écriture phonétique artisanale » (Buckley, 2001 : p. 276).

Malgré les nombreuses stratégies de traduction applicables à la variation linguistique, les choix du traducteur dépendent donc, en plus de son expérience et de ses préférences personnelles, de facteurs très variés, comme l’écart existant entre ses langues (et donc ses cultures) de travail, le laps de temps qui s’est écoulé entre la publication du texte source et celle du texte cible, les attentes du public et les normes éditoriales, ainsi que les traditions littéraires de la culture cible. C’est à lui de

57 « [D]ifferent degrees to which the representation of non-standard language, especially regarding the accent, has been conventionalised in different literary traditions. » (Alsina, 2012 : p. 140)

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trouver un compromis pour rester fidèle à l’essence du texte original tout en tenant compte des impératifs imposés par la culture cible.

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