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Quelques notions-clés

5. Aspects théoriques

5.1. Traduire la littérature de jeunesse

5.1.2. Quelques notions-clés

Adaptation ou traduction ?

Dans le domaine théorique, on fait généralement une distinction claire entre la traduction et l’adaptation. Cette dernière est souvent vue d’un mauvais œil, car elle est perçue comme une imitation et n’existe qu’en comparaison avec son original. Elle est généralement caractérisée par de nombreuses coupes ou simplifications, ainsi que par une traduction très libre du texte source (Lathey, 2010). Lorsqu’elle est trop marquée, l’adaptation « viole l’essence littéraire du texte » (Pederzoli, 2010 : p. 176) et risque de réduire la traduction littéraire à un acte de communication.

La traduction est généralement comprise comme le passage d’un texte d’une langue à l’autre, avec tout ce que cela implique. Pourtant, tous les traducteurs doivent d’une certaine manière adapter le

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texte en fonction du public cible s’ils veulent produire une traduction réussie37, même s’ils ne peuvent jamais être sûrs de l’interprétation qui sera donnée à leur travail. Pour cette raison, il n’est pas pertinent de dissocier tout à fait la traduction et l’adaptation, cette dernière étant strictement liée à des questions relatives à l’époque, la société, la culture ou aux normes dominantes (Oittinen, 2010a). L’adaptation serait donc plutôt un processus parallèle à la traduction ou, pour reprendre la vision de Christiane Nord, un degré.

En effet, lorsque l’on traduit, on adapte forcément les textes en fonction de certains buts ou certains lecteurs, que ceux-ci soient adultes ou enfants (Oittinen, 2010a). Ainsi, « les traducteurs et les éditeurs pour la jeunesse trouvent parfaitement normal d’intervenir sur l’énoncé d’une œuvre originale en arguant d’une nécessaire adaptation du texte [...] aux attentes de leur jeune public » (Nières-Chevrel, 2008 : p. 26). Dans le domaine des Translation Studies, la traduction est d’ailleurs considérée comme une réécriture (Oittinen, 2006). Riitta Oittinen explique que, dans une traduction, le traducteur participe à un dialogue : les personnages parlent au traducteur, qui poursuit le dialogue avec eux. Un texte n’est pas immuable ; il contient ce que l’auteur a vu ou lu, et quelque chose de nouveau est créé lorsqu’il est traduit :

I see translation as revoicing: authors and illustrators give voices to their characters, and through the translation the characters are revoiced. (Oittinen, 2010b : p. 149)

Il ne faut par ailleurs pas oublier qu’un texte est influencé par son contexte de production, soit une série de conditions temporelles, géographiques, sociales, historiques et culturelles, et que son sens change dès que l’une de ces conditions est modifiée (Oittinen, 2006). Lors de la traduction, au moins l’une de ces conditions change (puisqu’il y a dans tous les cas un transfert de culture, même si l’œuvre est traduite immédiatement après sa publication, dans une langue cible culturellement proche de la langue source), et on peut donc considérer que quelque chose de nouveau est produit à chaque fois (Oittinen, 2010b). Dans une traduction, une certaine part d’adaptation est nécessaire, mais il faut trouver le bon équilibre pour convaincre le public cible, et choisir quelles stratégies employer pour résoudre les problèmes survenus au cours du processus (Oittinen, 2010b) de manière à ne trahir ni l’auteur du texte source, ni le public cible.

Target-oriented or source-oriented?

Si l’on s’intéresse à l’histoire de la traduction littéraire, qu’elle soit destinée aux enfants ou aux adultes, on peut observer, comme nous l’avons mentionné précédemment, une tendance sourcière,

37 « All translators, if they want to be successful, need to adapt their texts according to the presumptive readers » (Oittinen, 2010a : p.78)

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ou source-oriented, qui s’oppose à la tendance cibliste, ou target-oriented. Roberta Pederzoli résume bien les éléments-clés de ces deux tendances antagonistes, à savoir :

une approche plus littéraire centrée sur le respect du texte de départ en tant que dépositaire d’une valeur esthético-littéraire, et une approche fonctionnaliste et target-oriented, qui prévaut aujourd’hui, plus orientée en faveur du destinataire et donc favorable à l’adaptation du texte en fonction du lecteur (Pederzoli, 2012 : p. 25).

Dans le cadre de cette dernière, très courante en traduction de la littérature de jeunesse, le traducteur manipule le texte pour qu’il corresponde aux compétences de lecture de l’enfant et à sa connaissance du monde. Il s’assure également de l’adéquation morale de l’histoire, ainsi que du respect des normes sociales, culturelles, littéraires et éditoriales du texte d’arrivée (Pederzoli, 2012), qui prime toujours sur le texte de départ.

Bien qu’un certain niveau d’adaptation soit nécessaire, comme nous l’avons vu au point précédent, trop de changements nuisent au texte, car ils « finissent ainsi par dénaturer de façon profonde la physionomie littéraire de l’œuvre, en ignorant par ailleurs le fait que le texte de départ est normalement adressé à la même classe d’âge et que l’auteur ne s’est pas préoccupé de ménager ses lecteurs comme le fait, parfois, le traducteur » (Pederzoli, 2010 : p. 182).

Il serait donc trop simpliste de dissocier totalement ces approches, car la plupart des traducteurs, même s’ils privilégient l’une ou l’autre d’entre elles, chercheront un équilibre entre les deux afin de produire un texte que les enfants comprendront et apprécieront, tout en gardant autant que possible les caractéristiques de l’original.

Domestication et foreignization

Dans le même ordre d’idées, de nombreux théoriciens et traducteurs du domaine distinguent la domestication (naturalisation ou domestication) de la foreignization (aliénation ou préservation). Riitta Ottinen définit ces notions en fonction du lecteur : ainsi, lorsque le lecteur est emmené vers le texte étranger, on parle de foreignization et lorsque le texte est emmené vers le lecteur, on parle de domestication38.

Chacune de ces stratégies a des avantages et des inconvénients. En effet, les éléments laissés tels quels dans le texte cible lui donnent une couleur locale, mais peuvent entraver la compréhension s’ils sont trop nombreux. À l’inverse, les éléments adaptés à la culture cible sont plus compréhensibles, mais peuvent avoir une influence sur le contexte de l’histoire, qui sera perçue comme complètement autre par les lecteurs cibles. Dans le cas des noms des personnages, par

38 « when a reader is taken to the foreign text, the translation strategy in question is called foreignization, whereas when the text is accommodated to the reader, it is domesticated. » (Oittinen, 2006 : p. 42)

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exemple, les noms traduits ou domestiqués permettent une meilleure identification (et parfois la compréhension de certains jeux de mots ou allusions), alors que les noms laissés tels quels donnent une idée du contexte culturel du texte source, mais peuvent se révéler difficiles à prononcer. En fonction des buts de la traduction, le traducteur optera pour l’une ou l’autre des options, ou pour un mélange des deux. Les traductions française, portugaise et norvégienne d’Harry Potter sont de bons exemples de ce dernier cas de figure.

La domestication est très fréquente, surtout en littérature de jeunesse, pour traduire des noms, des lieux, des évènements historiques, des pratiques religieuses et culturelles ou des croyances, etc. Elle n’est pas toujours liée à des contraintes de compréhension, et peut être due notamment à la censure, à des valeurs morales différentes ou à un changement de medium. Ce type de domestication idéologique est souvent critiqué, car il réduit la littérature de jeunesse à un but purement pédagogique. Actuellement, de plus en plus d’auteurs, traducteurs et éditeurs reconnaissent qu’une domestication excessive n’est pas désirable, car les enfants devraient prendre conscience de la différence et apprendre à la tolérer (Oittinen, 2006).

L’âge des enfants du public cible joue souvent un rôle à l’heure de décider s’il faut garder ou non des éléments étrangers. Le traducteur (et l’éditeur) fait des hypothèses quant aux capacités de l’enfant et cherche ensuite un équilibre entre la loyauté envers ses lecteurs et la fidélité au texte source (Pascua-Febles, 2006).

Adequacy and acceptability

Gideon Toury a défini deux principes importants dans le cadre de ses recherches : l’adequacy et l’acceptability. Le premier terme décrit la production d’un texte dans une langue ou une culture donnée afin que ce dernier occupe une place définie dans la culture-hôte39, alors que le deuxième décrit une représentation, dans cette langue, d’un texte déjà existant dans une autre culture et y occupant une place définie40 (Toury : 2012).

La notion d’acceptability a été reprise par de nombreux théoriciens du domaine de la littérature de jeunesse, et y joue aujourd’hui un rôle très important. Tiina Puurtinen la définit comme la

« conformité d’une traduction aux normes du système d’arrivée » (Di Giovanni, Elefante, Pederzoli, 2010). Il existe trois paramètres d’acceptabilité pour un texte : premièrement, son niveau

39 « the production of a text in a particular culture/language which is designed to occupy a certain position, or fill a certain slot, in the host culture. » (Toury, 2012 : p. 69)

40« constituting a representation in that language/culture of a text already existing in some other language, belonging to a different culture and occupying a definable position within it. » (Toury, 2012 : p. 69)

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d’acceptabilité (y compris lorsqu’il est lu à haute voix), deuxièmement sa conformité aux normes linguistiques du genre littéraire correspondant en langue cible et, troisièmement, sa conformité aux attentes du lecteur cible (Pederzoli, 2012). Ces critères, toutefois volatiles et changeants, peuvent être contradictoires.

Tiina Puurtinen souligne, de plus, le fait qu’acceptability n’est pas un synonyme d’acceptance (Puurtinen, 1998), car les lecteurs peuvent choisir d’accepter ou de rejeter un texte sur la base de critères personnels (préférences, expérience de la lecture, etc.), qui sont très différents des critères mentionnés ci-dessus.

Readability, comprehensibility et speakability

La readability, ou lisibilité, est une composante de l’acceptability et fait référence au caractère plus ou moins accessible d’un texte ou d’une traduction. En effet, un texte, surtout s’il appartient à la littérature de jeunesse, doit être suffisamment facile à comprendre pour les enfants et écrit dans un style naturel (Pederzoli, 2012 ; Puurtinen, 1998) pour qu’ils puissent en saisir tout le sens (Oittinen, 2010a).

Il n’existe pas de critères précis déterminant le degré de lisibilité d’un texte, mais certaines variables ont sans aucun doute une influence. Du point de vue linguistique, on peut citer la difficulté des mots, leur familiarité, leur fréquence d’emploi (rare ou courante), leur longueur ou leur catégorie grammaticale ; du point de vue syntaxique, la longueur des phrases (Pederzoli, 2012). Ces variables sont toutefois problématiques, car de nombreux autres facteurs influencent la compréhension du public.

Pour dépasser ces limites, un passage de la notion de readability à celle de comprehensibility (ou compréhensibilité), s’est opéré, prenant une orientation plus psycholinguistique. Dans ce cadre, trois facteurs sont pris en compte : le texte, le lecteur et la situation (Pederzoli, 2012). L’auteur ou le traducteur n’a pas de pouvoir sur les deux derniers facteurs, mais peut influencer les facteurs relatifs au texte, où de nombreux critères entrent en ligne de compte, notamment linguistiques (syntaxe, lexique, répartition des catégories grammaticales, etc.), textuels (cohérence, cohésion, typographie) et narratologiques (architecture du récit, complexité des personnages, etc.).

La comprehensibility est donc en partie déterminée par le niveau de difficulté linguistique du texte, mais les critères peuvent varier d’un lecteur à l’autre. Ainsi l’image de l’enfant que se fait l’auteur ou le traducteur est très importante, car le contenu et le langage devront être adaptés aux capacités de lecture et de compréhension du public. Dans les livres pour jeunes enfants, la speakability (Puurtinen, 1998), soit la facilité avec laquelle un texte peut être lu à haute voix, est

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particulièrement importante, car les enfants découvrent généralement les histoires lorsqu’un adulte les leur lit.

Loyauté

Le terme loyauté est très important en traduction. Introduit par Christiane Nord, il peut avoir de nombreux sens différents et il nous paraît donc important de préciser la manière dont il est compris dans le domaine de la traduction pour la jeunesse. Il peut être rattaché à la fois au lecteur (et au texte cible) et à l’auteur (et au texte source) ; en effet, Riitta Oittinen considère que le fait de prendre en considération le point de vue, la langue et la culture du public cible est un signe de loyauté envers l’auteur :

Loyalty implies respect for more than a text in words as such or a certain form or content ; it implies respect for an entire storytelling situation where a text is interpreted for new readers, who take the story as it is, who accept and reject, who react and respond (Oittinen, 2010a : p. 84).

Le terme est pris dans un sens élargi qui convient particulièrement bien à la littérature de jeunesse.

5.1.1. L A TRADUCTION DE LA LITTÉRATURE DE