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Chapitre III Le sous-titrage en Chine : un choix quotidien

3.4 Sous-titrage ou sabotage?

Comme nous l’avons signalé plus haut, la qualité peu satisfaisante des sous-titres réalisés par les fansubs serait souvent due à la poursuite de la rapidité pour que le décalage entre la projection d’un épisode de la série télévisée dans son pays d’origine et sa distribution en version sous-titrée en chinois soit réduit le plus que possible. Or, loin d’être réservée uniquement aux amateurs, l’option pour l’une aux dépens de l’autre se fait également souvent, à l’heure actuelle, dans le domaine professionnel, où la qualité de leur travail n’est pas toujours plébiscitée, même parfois loin de là.

Les progrès techniques et la généralisation de l’informatique évoqués précédemment (voir surtout 3.1), améliorent considérablement les conditions de travail du sous-titreur qui a beaucoup plus de moyens à sa disposition, ce qui contribue certainement à l’amélioration de la qualité des sous-titres. D’ailleurs, la présentation de ces derniers sur l’écran s’accompagne d’un perfectionnement incessant de leur lisibilité, en faveur de leur discrétion. Néanmoins, les améliorations technologiques ont leur lot de défauts.

Dans le contexte où les échanges au niveau audiovisuel sont extrêmement dynamiques, la diversité des supports et les multiples choix dans les formes variées du sous-titrage (visible ou caché, multilingue, etc.) demandent des productions audiovisuelles sous-titrées sans précédent1. Afin de satisfaire les demandes en forte

croissance, l’importateur des films destinés à être exploités dans les salles, les responsables des chaînes de télévision par câble et satellite ou les éditeurs de DVD réduisent considérablement le temps qu’ils accordaient aux sous-titreurs. Ce faisant, on prendrait inévitablement, au cours de l’opération du sous-titrage, un plus grand risque de commettre des erreurs, parfois bien naïves.

Dans Raid dingue de Dany Boon2, Pasquali (Alice Pol) voudrait être en binôme

1Jean-François Cornu, 2008, “Pratiques du sous-titrage en France des années 1930 à nos jours”, pp. 9-16 dans J.-M.

Lavaur et A. Serban, 2008, La traduction audiovisuelle-approche interdisciplinaire du sous-titrage, Bruxelles, de Boeck, p. 14.

2Ce film est sorti dans les salles chinoises le 8 décembre 2017 et projeté en version originale sous-titrée sur la

avec Froissard (Dany Boon) qu’elle appelle, par lapsus, par “Poissard”. Elle s’en corrige aussitôt et ajoute à l’intention de Froissard : “Excusez-moi poissard Froissard c’est...”. Froissard la coupe sans détour, et déclare : “C’est hors de question.” Ici, on ne relève aucune ambiguïté dans la compréhension de ce que Froissard veut dire par là. Néanmoins, au lieu de le traduire par“绝 对 不 行”,“门 都 没 有”,etc. pour réexprimer

en chinois le refus péremptoire de Froissard, on lit sur l’écran “别 跑 题” (Ne vous

écartez pas du sujet). Pour ce faire, le sous-titreur serait resté au niveau superficiel des significations linguistiques d’une part, et trompé par la digression faite par Pasquali, immédiatement suivie par l’énoncé de Froissard d’autre part. Tandis qu’il suffit de prêter un peu plus d’attention au ton de Froissard pour qu’un tel contresens puisse être évité.

Malheureusement, ce genre d’erreurs assez maladroites n’est pas rare. Dans Un Plan parfait (de Pascal Chaumeil)1, autour de la table, la mère de Corinne dit

qu’Isabelle (Diane Kruger) décide de ne jamais épouser Pierre pour contourner la malédiction familiale que “le premier mariage n’est jamais bon”. Une fois ces mots émis, le mari de Corinne commente : “Ah oui pas conne Isa.” À première vue, le sous-titre “她 犯 傻 不 是” (Elle est conne quoi), qui semblait concorder avec ce qui

précède, aurait marché. En l’examinant de près, on voit bien que le sens que le sous-titre transmet s’avère le contraire du sens original. D’ailleurs, ce qui suit nous enseigne que le mari de Corinne, contraire de Pierre, fiancé d’Isabelle, croit à cette malédiction. Le geste qu’Isabelle fait pour la contourner ne lui apparaîtrait que raisonnable et malin. Dans cette optique, l’énoncé devrait être sous-titré : “她 可 不 傻 呢”.

À part ce qui est mal compris par le sous-titreur pressé par le temps, il y a un autre genre de défaillance dû à la non-conformité aux habitudes d’expression de la langue chinoise. Alors que tous les signes montrent que le sous-titreur a bien saisi le sens original, celui-là, par inadvertance, par ignorance ou, pire, par sa volonté, se borne à “calquer” la langue initiale, structuralement et sémantiquement, au lieu de s’adapter à la langue-cible. Dans une séquence du film De l’autre côté du lit (de

Pascale Pouzadoux)1, Hugo (Dany Boon), prêt à changer de rôle avec sa femme

(Sophie Marceau), annonce à son subalterne :

Ariane mon épouse 我老婆安丽...

va me remplacer pour un temps 要跟我交换身分...一段时间

Par les sous-titres en chinois, on constate bien que le sous-titreur calque le plus que possible le français sans se soucier si l’expression se conforme au génie de la langue chinoise. D’ailleurs, la traduction phonétique du nom propre “Ariane” par “安 丽” et la faute d’orthographe (“身分”) trahissent encore une fois un travail hâtif.

Dans Un bonheur n’arrive jamais seul (de James Huth)2, Sacha (Gad Elmaleh)

présente à Charlotte (Sophie Marceau) ce qu’il avait composé comme musique, cette dernière réagit :

C’est...c’est court enfin je veux dire ça devrait être pas évident

曲子虽短 但创作应该也不容易

de...de composer quelque chose qu’on retienne quoi

要创造出那种一听就能抓人的曲子

Cet exemple montre que le sous-titreur, ayant bien compris le vouloir-dire de l’original, n’arrive pas toutefois à le libérer de son carcan d’origine linguistique pour le faire passer dans la peau de la langue chinoise (par ex. “quelque chose qu’on retienne” rendu par “那 种 一 听 就 能 抓 人 的 ...”). En plus, le sous-titreur n’a pas su être

le plus que possible condensé dans la rédaction de ses sous-titres. Il fait répéter une même structure (但 创 作 出 那 种 ...( 应 该 也 不 容 易 )) dans deux énoncés non moins

encombrants qui, manquant de cohérence, auraient été regroupés dans un seul.

Si l’internaute bénéficie d’une certaine liberté dans le visionnage de la vidéo sur demande (pause, revoir une séquence s’il n’a pas compris, l’accélérer, etc.), ce n’est pas le cas pour le spectateur dans les salles ou pour le téléspectateur si le film est

1Ce film est projeté en version originale sous-titrée sur la plateforme de Tengxun (par abonnement).

diffusé à la télévision, où le rythme de la lecture filmique, qui est imposé, ne correspond pas à celui des réflexions du public. Malgré la liberté, un internaute qui s’arrête sans cesse en cas d’incompréhension se sentirait vite frustré et l’intérêt porté à un film deviendrait fardeau. Il vaudrait mieux lire un gros roman que de voir un film dont l’image est gravement mutilée par les signes verbaux visuels. Dans cette optique, produits pour n’importe quel support, les sous-titres encombrants qui ne prennent pas en considération les contraintes techniques risqueraient davantage de saboter l’œuvre originale que de la faire connaître au public qui ne parle pas la langue d’origine.

À cela, s’ajoute le fait que les sous-titres ne s’écrivent pas toujours en style oral. Au film, quoique les paroles soient mises dans la bouche des acteurs par le réalisateur, ceux-ci s’efforcent de parler comme ils le font dans la vie réelle. Les dialogues filmiques, différents des discours oraux spontanés, leur ressemblent à un très haut degré en les imitant. Les sous-titres, qui sont des traductions écrites de ce qui est dit dans le film, devraient conserver le même caractère oral, de sorte que le même affectivo-cognitif puisse être transmis au public qui ignore la langue d’origine (voir 6.1). On ne pourrait pas dire qu’un sous-titreur qui traduit “correctement” est fidèle au sens original, composé du cognitif d’un côté et de l’affectif de l’autre. Ne traduire que les significations linguistiques de l’énoncé sans tenir compte de la situation où il est prononcé ni de l’affect du locuteur qui le prononce, risquerait également de saboter l’œuvre originale. Dans le film Raid dingue, lorsque Pasquali découvre par hasard la date d’anniversaire de Froissard, ce dernier, ne voulant pas fêter son anniversaire, dit :

Écoute Poissard (surnom de Froissard) a tout sauf faire la fête

听着 白痴最讨厌过生日

Donc dis rien à personne hein

不用对其他人提起

Le ton de Froissard, qui fait semblant d’être insensible, trahit la sollicitation, confirmée par un “hein”, alors que le sous-titre, d’une tonalité rigide, n’avait pas réussi à reformuler ce sentiment du locuteur.

envahissant les sous-titres d’aujourd’hui. Cela serait aggravé par la détérioration des conditions de rémunérations qui, en raison du gain de productivité que permettent les progrès technologiques, sont en forte diminution, tant pour les prestations techniques que pour les sous-titreurs. Dans tels cas, on assiste, depuis environ dix ans, à une régression constante de la qualité des traductions et des pratiques techniques1.

La dégradation de la qualité des traductions s’accompagne de la non-standardisation de l’aspect visuel des sous-titres. Par exemple, chaque société de sous-titrage est régie de ses propres usages en ce qui concerne les polices de caractères ou le nombre de caractères d’une ligne (normalement une ligne, rarement deux). Pour segmenter les phrases, on utilise tantôt des signes de ponctuation, par exemple “启 动新 生 活 , 开 心吗 ?” (“Heureux de démarrer une nouvelle vie”, De l’autre

côté du lit) ; tantôt des espaces, par exemple “是吗 也许吧” (“Sais pas peut-être”, Raid

dingue). On met les énoncés (souvent courts) émis par deux locuteurs différents dans un même sous-titre, ou dans deux. Dans le premier cas, en vue de faire la distinction, tantôt on multiplie les espaces entre les deux énoncés, par exemple “他 显 然 在 耍 你 们 是 吗” (“Il vous balance tous évident vous croyez”, De l’autre côté du lit) dont le

premier énoncé est à Maurice l’huissier de justice, et le second est à Ariane ; tantôt on met un tiret devant chacun des deux énoncés, tels que “- 我 没 事 - 我 开 车 送 你” (“Non

non ça va je te ramène non”, Un bonheur n’arrive jamais seul) dont le premier est émis par Charlotte et le second par Sacha, ou bien seulement devant l’énoncé que prononce le deuxième locuteur, par exemple “你 可 以 帮 上 忙 ? - 很 遗 憾 , 不 行” (“Vous

pensez pouvoir faire quelque chose rien malheureusement”, De l’autre côté du lit) où ce que Maurice répond est distingué de ce qu’Ariane demande par un tiret.

Le chaos de l’aspect visuel des sous-titres, le niveau bas des rémunérations et la forte réduction du temps accordé au sous-titreur aboutissent à une qualité très inégale des sous-titres. À cela, s’ajoute le manque des recherches systématiques qui auraient pu éclaircir et établir des normes et conventions qui régissent les choix stratégiques fondamentaux et les plus importants au cours de l’opération du sous-titrage.

1Jean-François Cornu, 2008, “Pratiques du sous-titrage en France des années 1930 à nos jours”, pp. 9-16 dans

Jean-Marc Lavaur et Adriana Serban, 2008, La traduction audiovisuelle-approche interdisciplinaire du sous-titrage, Bruxelles, de Boeck, p. 14.

Dans un pays où le sous-titrage devient de plus en plus un mode prédominant pour l’introduction des produits audiovisuels étrangers, l’amélioration de la qualité des sous-titres devrait être à l’ordre du jour. Dans un temps où tous les moyens nécessaires sont mis à la disposition des studios, des sociétés et des sous-titreurs en vue de parvenir à franchir la plupart des écueils techniques et esthétiques auxquels on se heurte durant le processus du sous-titrage, la régression en matière de qualité est encore plus révoltante.

Ce faisant, ce sont d’abord les œuvres qui sont victimes, puis les spectateurs en dernier ressort. N’a-t-on pas affirmé dans le Livre Vert de la Commission des Centres culturels (CE, avril 1994, p. 21) que “les problèmes de circulation des œuvres et de rejet par le public sont plus souvent liés à la mauvaise qualité des versions doublées ou sous-titrées qu’à l’absence de telles versions” ?1

J.-F. Cornu déplore lui aussi les cas de plus en plus fréquents de véritable sabotage du sous-titrage, qui réduisent quasiment à néant les perfectionnements progressivement accomplis par plusieurs générations de techniciens et de traducteurs-sous-titreurs2.

L’alarme d’alerte tirée, plus d’attention devrait être prêtées à l’amélioration de la qualité des sous-titres, de sorte que le sous-titrage puisse remplir ses fonctions fondamentales d’aider le public ignorant la langue dans laquelle le film est tourné à y accéder, au lieu de se dégrader en un véritable moyen de sabotage.

Conclusion

Les progrès technologiques considérables entraînent une véritable révolution dans le monde de la traduction AV, en particulier dans le sous-titrage.

Au fur et à mesure de l’application progressive de réforme et d’ouverture dans le

1Josephine Dries, 1996, “Circulation des programmes télévisés et des films en Europe”, pp. 15-26 dans Yves

Gambier, 1996, Les transferts linguistiques dans les médias audiovisuels, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, p. 25.

2Jean-François Cornu, 2008, “Pratiques du sous-titrage en France des années 1930 à nos jours”, pp. 9-16 dans

Jean-Marc Lavaur et Adriana Serban, 2008, La traduction audiovisuelle-approche interdisciplinaire du sous-titrage, Bruxelles, de Boeck, p. 14.

contexte où les échanges entre les pays se multiplient, un nombre croissant de produits audiovisuels étrangers sont introduits en Chine, de sorte que le public chinois a des opportunités accrues de savoir plus sur l’exotisme. Inversement, les éléments culturels étrangers, de par leur facture progressiste, permettraient au public chinois de s’informer et de s’instruire. En plus, le mouvement contre l’illettrisme à l’échelle nationale et la mise au point des politiques en faveur de la généralisation de l’éducation conduisent à une forte baisse du taux d’analphabétisme et à un niveau culturel de plus en plus élevé. De plus en plus nombreux sont ceux qui ont envie d’accéder à la version originale des produits audiovisuels importés.

Dans la mesure où leur niveau sur le plan des langues étrangères est relativement bas, le sous-titrage, consistant à aider à surmonter les obstacles linguistiques, devient de plus en plus un choix quotidien.

Cette tendance est considérablement favorisée par les développements fulgurants des techniques qui, en faisant varier les supports (DVD, Internet, télévision numérique, technologie portable, etc.), produisent un impact très significatif sur la distribution des programmes audiovisuels ainsi que leur (mode de) traduction.

La compression numérique permet la combinaison de toutes les possibilités sur un même vecteur de diffusion ou un même support, en offrant au public une multitude de choix dans le visionnement d’un film. Elle permet, comme le Livre Vert (de la Commission des CE, p. 21) l’avait signalé, “de développer l’édition et la diffusion multilingue dans des conditions optimales du point de vue économique”1.

Alors que l’on se demande à quel point l’innovation dans le domaine de la distribution des programmes audiovisuels peut avoir des conséquences réelles sur les habitudes de transferts linguistiques, le rôle croissant que joue le sous-titrage dans la diffusion des produits audiovisuels étrangers en Chine pourrait donner quelques réponses. Même en France, où au bout d’innombrables expérimentations et d’une série de changements stratégiques par les sociétés hollywoodiennes, le doublage, considéré comme une monstruosité artistique par bon nombre d’artistes et de critiques,

1Josephine Dries, 1996, “Circulation des programmes télévisés et des films en Europe”, pp. 15-26 dans Yves

Gambier, 1996, Les transferts linguistiques dans les médias audiovisuels, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, p. 25.

passe dans les mœurs, on exclurait aujourd’hui moins systématiquement d’autres modes de communication interlinguistique, y compris le sous-titrage bien entendu.

Or, force est de constater que le développement des techniques dans le secteur audiovisuel qui permet dans des conditions optimales de s’acquérir tous les moyens nécessaires à l’opération du sous-titrage n’entraîne malheureusement pas l’amélioration de la qualité de la traduction qui tend à se dégrader, tant dans les domaines professionnel qu’amateur. Toutes les conditions sont réunies (le nivellement des rémunérations par le bas ou bénévolement, la forte réduction du temps alloué au sous-titreur etc.) pour aboutir à une qualité très inégale des traductions (contresens, calques, redondances, etc.). De plus en plus fréquents sont les cas qui constituent de véritables sabotages par le sous-titrage.

L’amélioration de la qualité du sous-titrage est d’autant plus urgente que celui-ci, devenant de plus en plus un choix quotidien en Chine, tend à constituer le principal mode des transferts linguistiques d’un nombre croissant de produits audiovisuels étrangers en général, et des films français en particulier. Pour que cette situation révoltante change, on devrait faire des efforts dans le but de normaliser l’aspect visuel des sous-titres en se référant à la réception et à la réaction du public. D’ailleurs, sont sollicitées des recherches systématiques sur le sous-titrage en tant qu’opération traduisante et dont l’objectif unique est de faciliter la compréhension d’un film par le spectateur qui ignore ou connaît peu la langue d’origine. L’amélioration de la qualité deviendra d’autant plus possible que des normes et conventions qui régissent les choix stratégiques les plus importants au cours de l’opération du sous-titrage auront été éclaircies et rétablies.

Chapitre

IV

La

compréhension

du

langage