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Chapitre IV La compréhension du langage cinématographique

4.3 Le sens au cinéma

4.3.2 Le sens d’un film

La Théorie interprétative de la traduction (TIT) réitère le fait que traduire, c’est tout d’abord comprendre. Elle extrapole de cette théorie fondée sur le sens que, tout sous-titreur-traducteur de qualité, devrait en premier lieu comprendre parfaitement tout le film qui constitue le contexte audio-visuel où s’inscrivent les dialogues dont le sens (pertinent) ne peut nullement se dégager dans l’isolement. L’application de cette théorie de sens dans l’appréhension du dialogue, et plus généralement dans celle de tout un film, est d’autant plus cohérente lorsque l’on considère le sens et le rôle du

dialogue que l’on (devrait) lui fait jouer dans la production du sens cinématographique.

Comme nous l’avons rappelé plus haut (4.2), le langage cinématographique, régi par un seul code (filmique), met à l’unisson plusieurs “langages”. Or, les réalisateurs font tout pour se différencier. À ce propos, Tomaswkiewicz avait bien signalé dans cette hétérogénéité :

[...] l’art cinématographique n’est pas homogène et que le sens dans les différents films ne s’exprime pas toujours par les mêmes moyens. Il y a des films où l’image, autrement dit l’action est tellement expressive que le verbal n’est qu’un élément accessoire, il y en a par contre d’autres où la majorité de l’action repose sur le verbal1.

Deux extrémités dans l’utilisation des deux principaux langages figurant au cinéma–le visuel et le verbal–, ont été évoquées. Or, si nous rejoignons J. Mitry, on se demande si un film dont l’intrigue repose essentiellement sur le verbal relève encore de l’art cinématographique :

La parole au cinéma n’a pas pour objet d’ajouter des idées aux images. Lorsqu’elle le fait, lorsque ce qui doit être compris l’est uniquement par l’intermédiaire de ce qui est dit, lorsque le texte ramène à lui seul l’expression et la signification de l’intrigue, lorsque ce qui “engage” les héros ne relève que de leurs seules paroles, alors nous sommes en présence d’une œuvre qui n’a plus rien à voir avec l’expression filmique. Dans la mesure où il est un art [...], le cinéma n’a pas à enregistrer des significations, mais à créer les siennes propres2.

Le cinéma est au fond, et par essence, un art de l’image. L’expression filmique repose sur le fait que le développement logique et les significations majeures du film sont fondés sur l’enchaînement des images. Prioritaires, celles-ci assurent la continuité filmique qui “repose essentiellement sur le développement visuel qui constitue la charpente, l’axe de structure du film3”.

Pour être plus précis à ce point important, on se permet d’emprunter à Mitry les schémas qui montrent d’une façon générale la structure du film (parlant) à travers

1Teresa Tomaswkiewicz, Les opérations linguistiques qui sous-tendent le processus de sous-titrage des films,

Poznań, Adam Mickiewicz University press, 1993, p. 7.

2Jean Mitry, Esthétique et psychologie du cinéma, Paris, Éditions du Cerf, 2001, p. 325. C’est l’auteur qui

souligne.

Par ailleurs, on voit que dans la suite A-B-C-D..., les plans s’enchaînent directement selon la logique du drame, ce qui est contraire en ce qui concerne la suite A’-B’-C’-D’... qui ne s’enchaînent pas de proche en proche. Leur sens est relatif aux implications visuelles. Si l’on rapporte B’ à A’ hors de la continuité visuelle, aucun sens n’en sortirait, puisque l’on se passe de l’intermédiaire du plan B qui se doit de définir le sens. La figure 2 montre le cas où l’enchaînement dramatique est axé sur la continuité verbale : B’ se rapporte à A’ et ainsi de suite. Au dialogue A’ correspond une image A qui situe des personnages et une action en un lieu et un temps donnés. Elle les place, comme dans le théâtre (filmé) ou dans les mauvais films parlants, dans un décor, les met en scène, montre des mouvements et illustre une situation “signifiée par le verbe [...]1”. Dans ce cas-là, il s’agit plutôt du dialogue habillé d’images et ce n’est

plus de l’expression filmique. Ce n’est pas du septième art et le cinéma n’est plus qu’un véhicule.

Par voie de conséquence, la compréhension des dialogues filmiques ne peut pas se séparer du contexte visuel dans lequel ils sont prononcés. Et elle ne peut se réaliser qu’à travers l’intégration totale du texte au développement logique des images assurant les sens majeurs du film.

Or ces derniers sont plus difficiles à saisir qu’il n’y paraît. Ceci est dû notamment à l’image filmique qui, toutefois “analogue à ce qu’elle montre, ajoute toujours quelque chose à ce qui est montré2”. Ce qui sous-entend au cinéma un double

“sens” à déchiffrer : le sens immédiat saisi à travers ce qui est montré et le sens profond compris par l’interprétation de la relation de ce montré avec un ensemble de faits dans lesquels il se trouve impliqué.

Le cinéma prend le caractère de “réalité” dans la mesure où les images, de par le mouvement, représentent les relations spatiales de tout objet autant que cet objet lui-même. Y ayant une situation, une dimension, une épaisseur, l’objet garde toutes ses qualités apparentes. Il est dans le monde (cadré), “ici-maintenant”, précisé, lié par toute une série d’interdépendances et de déterminations réciproques, et engagé

1Jean Mitry, Esthétique et psychologie du cinéma, Paris, Éditions du Cerf, 2001, p. 324. 2Idem, p. 72. C’est l’auteur qui souligne.

comme il l’est dans le monde sensible.

Grâce au fait cinématographique (technique), la réalité n’est plus “représentée”, signifiée par un substitut symbolique ou par un graphisme quelconque. Elle est “présentée”. La représentation (dans le sens de “représentation photographique”) s’identifie au représenté. De ce point de vue, le spectateur n’a pas à imaginer comme en lisant un roman ce que l’on lui montre : il lui suffit de se laisser porter par les images et de “vivre” le réel (re)présenté. Ce qui conduit Merleau-Ponty à dire que “le film ne se pense pas, il se perçoit”.

Le spectateur peut aisément “percevoir” cet aspect assez réel dans les films tels que celui de P. Chaumeil Un Plan parfait, puisque ce réalisateur tend à “ramener les personnages et les situations dans un monde réel, concret1” : le Kenya et ses paysages

sublimes ; les Masaïs avec leurs vraies tenues, leurs vrais rites et coutumes ; la magnificence et la grandeur à Moscou... À part l’exotisme que le réalisateur voudrait faire découvrir, les spectateurs sont aussi fascinés par la romance entre Isabelle (Diane Kruger) et Jean-Yves (Dany Boon), par leurs aventures tout au long du voyage ; ils rient à la vue des grimaces (un peu exagérées) faites par Jean-Yves lorsqu’il s’aperçoit du goût amer des feuilles qu’il trouvait bourrées d’eau ou lorsqu’il est “maltraité” dans la clinique par Isabelle qui, de crainte que son fiancé Pierre ne découvre l’existence de Jean-Yves, piquait ce dernier follement ; les coquetteries et caprices d’Isabelle contribuent à susciter l’intérêt chez le public dont la curiosité est déjà éveillée par la malédiction familiale qui transforme chaque premier mariage en divorce...

C’est de prime abord tout ce qui est montré sur l’écran qui fait l’objet de la compréhension. Il est évident que dans tout film, toute image – même la plus quelconque –, se trouve déjà chargée d’un certain sens, car, comme le souligne Jean Mitry :

Toute chose, tout événement, tout individu, ont de par eux-mêmes, de par leur simple présence “dans le monde”, une certaine signification ; l’image qui les donne au regard étant constituée par tout ce dont elle est l’image, il est normal

que sa signification première soit celle des choses représentées1.

Or le cinéma n’est pas constitué d’images qui s’excluent mutuellement. Il est vrai qu’il est divisé en plans et en séquences, mais l’art consiste à les unir. “[...] ce qui importe dans un film, [...] c’est le sentiment de continuité qui relie les plans et les séquences en maintenant l’unité et la cohésion des mouvements2”, ayant pour objet de

décrire, de développer, de narrer un événement ou une série d’événements.

Il s’ensuit que la signification filmique ne dépend jamais (ou rarement) d’une image isolée mais d’un “ensemble d’images agissant ou réagissant les unes sur les autres3”. De même que le discours se fonde sur les significations linguistiques mais en

dépasse le sens premier par le fait de l’actualisation, le discours filmique se fonde sur la logique du (re)présenté mais en dépasse le sens immédiat par le fait des implications réciproques dans la continuité organique du film. De ce fait, l’image prend, grâce à sa puissance suggestive, un sens inédit que l’on ne pourrait pas imaginer au seul moyen des raccords sans aucune logique entre eux.

De même que le sens pertinent de la phrase dépend étroitement de ce qui la précède et de ce qui la suit au déroulement du discours, le sens profond de l’image dépend étroitement de ce qui la précède et de ce qui la suit dans la continuité filmique.

On se permet, à ce point, d’emprunter de J. Mitry l’exemple du fameux lorgnon du Cuirassé Potemkine.

On montre un lorgnon, retenu par son cordonnet, se balancer au bout d’un filin d’acier. Une image hors du contexte ne signifie rien, sinon l’existence d’un lorgnon. Toutefois, grâce aux séquences précédentes, on sait que ce lorgnon appartient au docteur Smirnov qui avait l’habitude de jouer avec.

D’ailleurs, dans la séquence qui précède, on voit qu’au cours du soulèvement des marins du “Potemkine”, les officiers, dont le Dr Smirnov, ont été jetés à la mer. Traîné par les pieds, empoigné, bousculé, soulevé comme un paquet, ce dernier vient d’être flanqué par-dessus bord malgré ses cris et ses protestations. Il s’est débattu en vain.

1Jean Mitry, Esthétique et psychologie du cinéma, Paris, Éditions du Cerf, 2001, p. 65. 2Idem, p. 101. C’est l’auteur qui souligne.

Ce faisant, il a perdu son lorgnon retenu dans les cordages.

Mise en contexte, l’image prend ainsi un sens profond. Le lorgnon représente le docteur Smirnov ou, plus précisément, signifie son “absence”. De cet officier arrogant et pleutre, plus rien ne reste que ce lorgnon assez ridicule qui se balance stupidement au bout d’un filin. La partie, la plus insignifiante en apparence, représente le tout et évoque le personnage dérisoire. En creusant plus profondément, on voit que le Dr Smirnov, par sa position, par son rang, représente la classe possédante et aristocrate pro-tzariste. Ceci dit, le lorgnon signifie au fond la faillite de la classe bourgeoise “flanquée par-dessus bord”. De cette classe, il ne reste plus, symboliquement, qu’un substitut ridicule qui laisse entendre la stupidité et le néant de ce qu’il représente.

Les exemples de cette sorte sont innombrables. Le cinéma ne se pense pas, mais il (doit) donne à penser au moyen des combinaisons logiques que l’on met en place par le montage. On est informé d’emblée par le réel montré puisque ce dernier implique déjà un sens (psychologique, ou simplement descriptif) qui contribue au développement de l’intrigue, à la compréhension (élémentaire) du drame, mais on ne doit pas s’y limiter, car, si ce qui est montré se donne en premier lieu pour ce qu’il est, il est presque toujours révélateur d’autre chose. Comme J. Mitry dit fort justement que “[...] nous sommes informés de quelque chose par quelque chose1”.

C’est par le lorgnon que l’on est informé de l’absence du Dr Smirnov, plus précisément de la faillite de la classe auquel il appartient ; c’est par la boule de verre qui tombe que l’on est informé de la mort de Kane ; c’est par le verre et la cuillère que l’on est informé de l’empoisonnement de Suzan (Citizen Kane).

La plume décorative plantée sur l’assiette que la mère d’Isabelle joue en faisant du bruit est en signe d’impatience (Un Plan parfait) ; le mouchoir que la main crispe sous la table suggère la forte émotion du jeune homme qui hésite à répondre aux questions du juge d’instruction (La conscience vengeresse de Griffith), etc.

Ces sortes de significations sont monnaie courante. Contrairement à ce qui est dit par certains (comme Maurice Caveing), dans la plupart des cas, la signification et la chose signifié ne font pas qu’un. Le réel perçu est presque toujours révélateur d’autre

chose, ceci est inhérent au cinéma qui est, par essence, un art.

Autant que les phrases séparées de leur contexte, le monde sensible n’a que des virtualités de sens. Le cinéma, par les implications qu’il détermine, les actualise en excluant une partie des interprétations possibles en vue d’en garder une. C’est exactement cette dernière que l’on devrait comprendre, puisque toujours selon Jean Mitry, “on ne comprendra jamais rien au cinéma tant que l’on considérera le donné représenté comme étant la finalité de son propos1”.