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Au début de la Chine nouvelle (1949-1965)

Chapitre I La traduction AV en Chine : éléments d’histoire

1.2 Après 1949

1.2.1 Au début de la Chine nouvelle (1949-1965)

Eu égard à l’invasion totale des films américains et anglais sur le marché national du cinéma, il n’est pas douteux que l’une des premières tâches pour les nouveaux dirigeants était de “faire le ménage”. Pour faire reculer le plus vite possible ces films

1Régis Bergeron, Le cinéma chinois (1949-1983 I), 1983, Paris, L’Harmattan, p. 13.

2Mao Tsé-toung, “Amitié ou agression?” (30.08.1949) in Mao : œuvres choisies, tome IV, p. 472 (Éditions en

qui défendaient pour la plupart l’agression impérialiste et l’oppression et la discrimination raciales, et glorifiaient la morale bourgeoise et la pornographie1,

d’anciens films entre autres les bandes réalisées à Yan’an, certains des années 30 étaient projetés dans les salles, désormais rafraîchies sans cesse de nouveaux films que ne tardèrent pas à produire les studios dont une majorité seraient par la suite nationalisés, en même temps qu’étaient importés bon nombre de films de qualité, capables de concurrencer les films “nuisibles”.

Au début, la plupart des films importés venaient d’Union soviétique (URSS), ceci grâce à l’alliance entre les deux pays, renforcée par la signature, le 14 février 1950, du traité d’amitié, d’alliance et d’assistance mutuelle et de trois accords particuliers2. Et

les autorités chinoises créèrent même un comité spécialement chargé de la campagne publicitaire pour populariser les films venus du grand pays frère3.

Mais l’importation des films est liée étroitement à la politique diplomatique. Au fur et à mesure que les relations entre la Chine et l’URSS devenaient de plus en plus délicates, surtout à la suite de la mort de Staline et depuis le XXe congrès du Parti

communiste d’Union soviétique, l’origine des films importés s’est diversifiée. À part un nombre décroissant des films de l’ancien “grand frère”, on réservait une belle part du marché national à des films tournés dans des pays partageant l’idéologie de la Chine nouvelle, entre autres le Mexique, la Corée du Nord, la Hongrie, le Vietnam, la République tchèque. Paradoxalement semble-t-il, les films des pays capitalistes, des films anglais et français compris, n’étaient pas complètement chassés des écrans chinois, fussent-ils d’un nombre faible.

La variété des pays d’où l’on importait des films mettait à l’évidence le fait que la Chine nouvelle, du moins avant la Révolution culturelle, était relativement ouverte au monde, en ce qui concerne le cinéma notamment. Ainsi, elle incitait ses productions nationales à se tourner vers l’extérieur, même si la véritable conquête du marché international pour le cinéma chinois n’a démarré que dans les années 1980, avec la

1Chen Huangmei, Renmin ribao, cité par Régis Bergeron, Le cinéma chinois (1949-1983 I), Paris, L’Harmattan,

1983, p. 254.

2“The sino-soviet treaty and agreements” (Foreign Languages Press), Pékin-1950, cité par Régis Bergeron, op. cit.,

p. 46.

naissance de la cinquième génération des cinéastes innovateurs tels que Chen Kaige, Tian Zhuangzhuang, Zhang Yimou ; de plus, elle faisait organiser, sous l’égide des autorités, des semaines de cinéma étranger dans les grandes villes (Pékin, Shanghai, Wuhan, Changchun, etc.). À l’occasion d’un festival du cinéma chinois du 24 septembre jusqu’au 19 octobre 1959, ont été invitées des délégations de cinéastes venant de plus de 20 pays. 120 millions de spectateurs se pressaient pour voir les films de 37 pays.1 D’après un autre tableau publié dans le recueil Dix grandes années,

dans la seule année 1956, au moment où furent accomplis dans l’ensemble les trois transformations (agricole, artisanale et industrio-commerciale), 55 films étrangers furent projetés sur les écrans chinois : films soviétiques, tchécoslovaques, allemands de l’est comme de l’ouest, hongrois, indiens, italiens, japonais, coréens, polonais, roumains, français, anglais, etc.2

Les critères de choix pour les films étrangers n’étaient pas donc établis en fonction de leurs pays producteurs, ou du régime socialiste, ou du camp capitaliste, mais selon leur facture artistique et esthétique qui, ne pouvait pas cependant accéder au public chinois sans l’aide de la traduction. Celle-ci, rudimentaire et peu digne de son nom par le passé, allait jouer pleinement son rôle en se systématisant et en se concrétisant en deux modes principaux : le sous-titrage d’une part, et le doublage de l’autre. Le premier continue de jouer son rôle important dans la diffusion des films étrangers. Le second, tardivement mis en œuvre en Chine (Le premier film doublé Un simple soldat vit le jour en août 1949), contribue désormais largement aux échanges cinématographiques entre la Chine nouvelle et de différents pays étrangers en rendant les films importés accessibles au plus vaste public, dont une bonne partie était analphabète, surtout au moment où le parlant l’emporte presque définitivement et irréversiblement sur le fief du muet, désormais révolu.

Quant à l’origine du deuxième mode de la traduction AV, l’avis n’est pas toujours partagé. Charles Ford, critique et historien de cinéma, raconte dans son ouvrage Histoire moderne du cinéma, publié en 1987, une anecdote pour essayer d’expliquer

1Régis Bergeron, Le cinéma chinois (1949-1983 I), Paris, L’Harmattan, 1983, p. 253. 2Idem, p. 165.

la naissance du doublage : “un certain Jakob Karol, directeur du département allemand de la Paramount de Saint-Maurice, revenant en bateau de New York avec la copie d’un nouveau film, se fit le raisonnement suivant : ‘Nous sommes vraiment idiots. Nous dépensons des centaines de milliers de dollars pour la publicité de nos vedettes, par exemple de Gary Cooper. Or, en France, le public ne voit pas Gary Cooper mais un acteur français qui le remplace. En Allemagne, c’est un acteur allemand et ainsi de suite...’ Et Jakob Karol eut l’idée géniale pour le commerce et détestable pour l’art de faire ‘doubler’ les acteurs tout en conservant leur image. C’était l’arrêt de mort des versions multiples et le début de la vulgarisation des films ‘doublés’.”1

Martine Danan2, en critiquant la naïveté de ce compte-rendu qui prétend

l’invention du doublage en 1930 par un homme d’affaires inspiré, estime que cette pratique fut progressivement transformée en norme par l’institution hollywoodienne après trois années de recherche fébrile pour surmonter l’obstacle des langues créé par l’avènement du parlant par la crainte de perdre son marché étranger.

De toute façon, le doublage (ou la postsynchronisation), depuis sa mise au point, devient le seul concurrent du sous-titrage favorisant l’exploitation internationale des films. Il réussit à apaiser peu à peu les polémiques véhémentes contre lui et, en tant qu’un procédé nécessaire à la bonne marche du commerce, est entrée dans les mœurs dans de nombreux pays européens-américains, à quelques cas réfractaires près. Cette méthode de “vivisection artistique”3 n’aurait le droit de cité en Chine en y prenant

son élan qu’après la Libération.

L’apparition moins hasardeuse du doublage, ainsi que sa mise en œuvre dans la Chine nouvelle, visaient plus, par rapport aux ambitions mercantiles des studios hollywoodiens en voie de conquérir le marché international, européen particulièrement, à faire accéder le plus large public aux films nationaux, car la langue des ethnies minoritaires ou le dialecte de telle ou telle région les rendaient

1Charles Ford, Histoire moderne du cinéma, Paris, Marabout, 1987, p. 251.

2Martine Danan, 1996, “À la recherche d’une stratégie internationale : Hollywood et le marché français des années

trente”, pp.109-130 dans Yves Gambier, 1996, Les transferts linguistiques dans les médias audiovisuels, Lille, Presses universitaires du Septentrion, p.109.

incompréhensibles en pékinois ou en mandarin pour les autochtones, et aux films étrangers, parce que la majorité de la population chinoise, alors 80% analphabètes, ne parlait pas les langues étrangères.

Ce fut à force de voir les films soviétiques importés, sous-titrés en chinois pour une partie et pourtant peu accessibles au public, que le directeur alors du studio de Changchun, le vétéran Yuan Muzhi, eut l’idée de camoufler les dialogues originaux pour les remplacer par la voix des comédiens chinois qui parlaient le mandarin sans accent. La théorie devrait être mise en pratique. Il chargea en juillet 1948 Yuan Naichen, acteur-réalisateur, d’en prendre la responsabilité.

Il n’y a que le premier pas qui coûte. La naissance du premier film doublé n’allait pas de soi. Sous les auspices du directeur du studio Yuan Muzhi, Yuan Naichen prit du courage de promettre à Nies Cooper, alors directeur de la société de distribution des films soviétiques sise à Harbin, capitale de la province du Heilongjiang, de bien doubler ceux-ci en chinois. Nies Cooper, qui confiait le plus souvent la traduction des films soviétiques destinés à être projetés sur les écrans chinois à des sociétés indiennes ou de Hongkong, doutait beaucoup de la proposition de Yuan Naichen et décida enfin de lui accorder une chance en signant un contrat permettant au studio de Changchun de doubler le film soviétique Un simple soldat (Matt Luo Suofu).

Sans expérience ni équipement, le réalisateur Yuan et son équipe ne reculaient pourtant pas face aux grands défis devant eux. L’une des plus grandes difficultés résidait dans la synchronisation labiale. Pour ce faire, Yuan a fait modifier à maintes fois la version chinoise du scénario. Avec l’aide de Meng Guangjun, alors chargé de la traduction, Yuan martelait chaque mot et pesait chaque phrase. Il comptait le temps avec un chronomètre pour que la parole russe du film émise par Meng coïncide parfaitement avec sa version chinoise prononcée par Yuan. Lorsque le héros Matt Luo Suofu s’élance vers la forteresse ennemie en scandant “Hourrah!” (Vive la Russie!), l’équivalent chinois du slogan “ 万 岁 ”(wan sui) ne respecte ni la règle de

synchronisation, ni les habitudes du public chinois. Étant lui-même soldat dans l’Armée rouge, Yuan eut l’idée géniale de le traduire en “冲 啊” (À l’assaut!). Cette

cinématographique.

Après plus d’une année d’efforts accumulés, le premier film doublé, Un simple soldat (《普通一兵》,traducteurs : Meng Guangjun etc.), vit le jour en août 1949. Yuan Naichen est ainsi surnommé de “Grand-Père du cinéma doublé en Chine”1.

Très satisfait du travail de Yuan, Nies Cooper allait désormais confier tout ce qui concerne la traduction des films soviétiques destinés au marché chinois au studio de Changchun où fut créée une nouvelle section s’occupant spécialement de la traduction cinématographique, tout d’abord du doublage.

Après le grand succès remporté par le film doublé Un simple soldat, l’équipe du studio battit le fer pendant qu’il était chaud pour entamer dans la deuxième moitié de l’année 1949 deux autres films soviétiques, The Russian Question (La question russe /

《俄国问题》)et The Turning Point (Le grand tournant /《伟大的转折》). Le nombre des

films doublés par ce studio atteindra jusqu’à 31 pour la seule année 1950.2

Au fil du temps, l’équipe prend de l’envergure, capable de doubler une trentaine de films par an. On en cite les plus réussis, entre autres Lenin in October (Lénine en octobre /《列宁在十月》), Renaissance (soviétique,《复活》), Le Don paisible (soviétique, 《静静的顿河》), The Vagabond (indien, Le vagabond /《流浪者》), Loyalty (égyptien,

Loyauté /《忠诚》), etc.

L’influence du studio de Changchun avec ses activités dynamiques de doublage ne se limitait plus au nord. Cette nouvelle méthode de la traduction cinématographique suscita l’intérêt des autres studios qui, en suivant l’exemple montré par celui de Changchun, consacrèrent eux aussi une partie des activités à doubler des films. Le studio de Shanghai n’en fit pas abstraction avec la création d’une équipe rattachée. Il fallut attendre près de dix mois (à partir de mars 1950) pour voir accomplir en janvier 1951 son premier film doublé : Vania l’orphelin (soviétique,

《小英雄》ou《团的儿子》,traducteurs : Chen Juan et Yang Fan), dans lequel le petit héros Vania fut doublé par l’actrice Yao Nianyi, ce qui ouvrit pour le doublage cinématographique en Chine la voie d’accorder une voix féminine à l’acteur-garçon

1麻争旗. 影视译制概论. 北京:中国传媒大学出版社,2005, p. 277.

du film.

Les expériences acquises, l’équipe ne donnait aucun signe de ralentissement et à la fin de l’année 1951, 11 films au total étaient doublés par le studio de Shanghai1.

L’amélioration de l’efficacité était due en grande partie à la perfection des équipements, grâce aux efforts faits par le projectionniste du studio Zhang Yinsheng qui, à force d’essais, inventa le “disque rotatif”2 qui, mis en œuvre en octobre 1950,

permit de projeter un segment de film d’une manière circulaire. Grâce à ce nouvel équipement, on réussit à réduire la durée de doublage d’un film, d’une trentaine de jours à une vingtaine. À la fin de l’année 1954, on remplaça le système d’enregistrement optique par celui du son sur bande magnétique, économisant ainsi les matériaux3. En attendant, l’équipe, d’une envergure plus grande, devenait de plus

en plus indépendante. Avec l’aide des Polonais, fut ainsi créé le 7 avril 1957, l’année qui vit aussi la décentralisation du studio de Shanghai en trois nouveaux studios : Haiyan, Tianma et Jiangnan et la création d’un studio de dessins animés, le studio de doublage de Shanghai qui, jusqu’à aujourd’hui, reste le seul à s’occuper spécialement du doublage des films en Chine.

Dans les premières décennies de la Chine nouvelle, ce studio a réalisé le doublage de bon nombre de films étrangers distribués en Chine. On en relève entre autres Hamlet, Roméo et Juliette, Beethoven, Fanfan la tulipe, The Gadfly, etc. Ces films doublés étaient très populaires parmi le public chinois. Dans les années 50-60, le niveau de vie était très bas. Le cinéma était le principal moyen de divertissement. Les films étrangers servaient de fenêtres par lesquelles les spectateurs chinois pouvaient découvrir un monde exotique. Grâce au doublage, ils pouvaient admirer l’exotisme tout en écoutant les dialogues échangés en chinois. Des voix classiques marquent leur souvenir : celles de TONG Zirong, QIU Yuefeng, SHANG Hua, BI Ke, QIAO Zhen, etc.

Malgré le fait que la pratique du doublage en Chine avait environ vingt ans de retard par rapport à des pays occidentaux, elle s’est vite développée. Sous l’égide des

1麻争旗. 影视译制概论. 北京:中国传媒大学出版社,2005, p. 278.

2Idem, p. 279. 3Ibid.

autorités, elle prit son élan en s’améliorant grâce aux efforts de toutes parts. Dans les objectifs essentiels définis par GUO Moruo1 sur le plan de la cinématographie aux

premières décennies de la Chine nouvelle, on en relève surtout la tâche d’élargir les échanges cinématographiques avec l’Union soviétique par le truchement du doublage :

-réaliser davantage de films chinois progressistes

-doubler davantage de films soviétiques en langue chinoise -élever la qualité des films chinois

-diffuser les films chinois dans les unités militaires, les usines et les régions rurales Jusqu’à la veille de la Révolution culturelle, qui a mis le cinéma à rude épreuve dix années durant, le doublage a connu son premier âge d’or dans une Chine en pleine construction tous azimuts, en rendant classiques des films étrangers qui circulaient de bouche en bouche parmi le public chinois désireux de voir un monde extérieur décoré d’exotisme : Un simple soldat (1949, studio de Changchun), Le rouge et le noir (1954, studio de Shanghai), Les Misérables (1958, studio de doublage de Shanghai), etc.

Entre 1949 et 1965, plus de 775 films étrangers ont été doublés par les studios chinois, soit en moyenne 45 films par an, attirant des millions de spectateurs2. Parmi

ces films doublés, ceux importés d’Union soviétique tenaient le haut du pavé. La postsynchronisation de la plupart d’entre eux a été réalisée par le studio de Changchun3. En fait, ce dernier était le numéro un, tant sur le plan du nombre des

films doublés qu’en matière de la qualité de leur travail dans les années 50-60. Il n’est dépassé par le studio de doublage de Shanghai qu’à partir des années 70, qui depuis, garde toujours la première place dans la production des films doublés avec la meilleure qualité malgré la naissance de nouveaux studios qui entrent dans ce

1Guo Moruo, “Report on cultural and educational work” in Culture and éducation in New China (Foreign

Languages Press, Pékin-1951), cité par Régis Bergeron, Le cinéma chinois (1949-1983 I), Paris, L’Harmattan, 1983, p. 34.

2麻争旗. 影视译制概论. 北京:中国传媒大学出版社,2005, p. 280.

domaine, notamment le studio du 1erAoût1.

Or, les grands progrès que l’on faisait dans le domaine naissant du doublage ne nous empêchent pas de signaler quelques problèmes criants. En premier lieu, les comédiens parlaient le mandarin avec beaucoup d’accents. On rit aujourd’hui en écoutant dans Un simple soldat, les acteurs étrangers échanger en mandarin fortement imprégné du dialecte de la Chine du Nord-Est où se situe le studio de Changchun. Les accents prédisposent les comédiens à commettre pas mal de fautes de prononciation, par exemple dans Hamlet (studio de doublage de Shanghai), on articule “玷 污” par

“zhān wū” (“diàn wū”), “失 恋” par “shí liàn” (“shī liàn”)2, etc. Un autre problème qui

agaçait le plus les cinéphiles, c’était le manque de naturel dans la voix. En effet, il s’agit du plus grand enjeu pour le doublage qui n’arrive pas toujours à se débarrasser totalement de la théâtralité, de la verbosité scénique qui est plus artificielle que jamais (voir aussi 5.3). En outre, quelques comédiens à l’époque tendaient à imiter la tonalité étrangère pour marquer par leur voix l’exotisme, ce qui décelait invariablement le doublage. La plupart de ces problèmes devaient se résoudre peu à peu grâce aux efforts des professionnels qui en avaient conscience.