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Chapitre IV La compréhension du langage cinématographique

4.4 La saisie du sens

4.4.4 Les compléments cognitifs

Il ne suffit pas de savoir une langue pour comprendre ce qui s’y dit et être en mesure de le traduire ; il ne suffit pas non plus de savoir l’explicite du discours filmique pour comprendre ce qui s’y dit et être à même de le faire comprendre. Pour que le sens que comprend le sous-titreur rejoigne le vouloir dire des personnages ou plutôt de l’auteur, il faut qu’il possède, à part la compétence physique audio-visuelle, un savoir pertinent.

Il n’est pas nécessaire que ce savoir soit intégralement celui de l’auteur, puisque

“aucune connaissance, aucune expérience n’est strictement identique chez deux individus1”, mais il doit être suffisamment partagé pour que les éléments cognitifs qui

s’ajoutent chez le sous-titreur à l’explicite du texte filmique soient adéquats et que le sens qu’il est censé transmettre ne prête à aucune confusion.

Selon leur durée dans la mémoire, M. Lederer divise les compléments cognitifs en deux sortes : le contexte cognitif et le bagage cognitif. Il est à remarquer qu’il n’y a que les compléments cognitifs pertinents qui favorisent la saisie du sens que le traducteur se doit de transmettre.

Le contexte cognitif2 est constitué par “les connaissances acquises à la lecture

du texte, conservées en mémoire à court terme et servant à l’interprétation des segments de texte suivants”. La narration filmique, tout comme la chaîne parlée ou écrite, développe les événements selon tout un jeu d’articulations et d’enchaînements par voie duquel se forment une série d’unités de sens ou de “cellules signifiantes” d’après le terme de Mitry. Ces unités de sens, composées presque toujours d’éléments hétérogènes (images, paroles, son) sont considérées comme l’unité minimum de compréhension.

Égal à zéro aux premières séquences, le contexte cognitif se gonfle de plus en plus au déroulement du film. Cela dit, il ne peut intégralement acquis que pour ceux qui suivent le film du début à la fin.

Bien que le contexte cognitif soit la plupart du temps moins durable que les connaissances faisant partie du bagage cognitif, il l’est suffisamment “pour permettre d’assimiler le discours ou le texte dans sa continuité. Par ailleurs, il accorde au traducteur une grande liberté d’action au moment de la réexpression”3.

Le bagage cognitif est constitué de “connaissances linguistiques et extra-linguistiques emmagasinées à plus ou moins long terme dans la mémoire4”. Ces

connaissances dites encyclopédiques sont composées :

de souvenirs (ou représentations mentales), de faits d’expériences, d’événements qui ont marqué, d’émotions [...] ce sont aussi des connaissances théoriques, des

1M. Lederer, La traduction aujourd’hui (Le modèle interprétatif), Paris, Hachette, 1994, p. 35. 2Idem, p. 37.

3Ibid., p. 42. 4Ibid., p. 37.

imaginations, le résultat de réflexions, le fruit de lectures, c’est encore la culture générale et le savoir spécialisé. Il s’agit d’un tout contenu dans le cerveau sous une forme déverbalisée dans laquelle chacun puise pour comprendre un texte1.

Or ce ne signifie pas que, plus le bagage cognitif qui existe préalablement à la lecture du film est étendu, plus il est possible de comprendre ce qui fait l’objet de l’opération traduisante. Seulement une part, le savoir pertinent, est mobilisée chaque fois qu’un élément du texte multimodal réveille un élément cognitif y ayant trait. De ce fait, on peut dire que plus le savoir pertinent est étendu, plus largement se recouvrent les plages de savoir commun entre l’auteur et le traducteur. Parmi les connaissances pertinentes, celles du sujet en sont partie intégrante.

Jean Mitry2 définit le sujet par rapport à l’intrigue. Celle-ci désigne “les

événements qui nous permettent d’entrer en contact avec des êtres choisis, la suite des expériences qu’ils sont amenés à vivre et qui les révèlent tant à nous-même qu’à leurs propres yeux”. Par contre, le sujet, c’est “ce qui découle de ces événements”. Chez Belle, c’est la fermeté de Dido dans la lutte contre l’esclavage et contre l’inégalité raciale ; en passant du particulier au général, c’est toute la bataille longue et extrêmement pénible pour l’abolition de ce système anti-humanitaire et pour l’égalité pour tous. Avant le visionnage de ce film, des connaissances historiques sur la société d’à l’époque, sur l’esclavage, sur ce qui concerne son abolition favoriseraient largement sa compréhension, et la saisie du sens profond.

Un traducteur professionnel a conscience de se documenter sur l’auteur avant d’entamer la traduction d’un roman, car chaque auteur a son style à lui et ses propres façons de s’exprimer ; pour déchiffrer le vouloir-dire de l’auteur, il faut tout d’abord savoir sur lui, sur sa manière de s’exprimer.

Il en est de même pour la traduction cinématographique. Les articulations internes des éléments hétérogènes (images, paroles, sons) étant infiniment variables, un même sujet, un même thème pourrait être formalisé de cent façons différentes. Une même histoire racontée par deux metteurs en scène ne sera pas tout à fait la même, car

1M. Lederer, La traduction aujourd’hui (Le modèle interprétatif), Paris, Hachette, 1994, p. 37.

2J. Mitry, Esthétique et psychologie du cinéma, Paris, Éditions du Cerf, 2001, pp. 455-456. C’est l’auteur qui

“pour l’auteur du film, dans la mesure où son œuvre est l’expression évidente de sa pensée, de sa subjectivité, de sa façon de voir ou de sentir, le film devient une manière d’éterniser – à tout le moins de fixer devant sa propre conscience – un moment singulier de son moi1”.

De ce fait, par l’œuvre, on connaîtrait mieux son auteur ; par l’auteur, on comprendra mieux son œuvre.

Dans un entretien, P. Chaumeil souligne l’importance du réalisme dans la conception de ses films :

[...] j’aime travailler sur des concepts qui sont souvent à la limite de la réalité [...] je veux que le tournage serve à ramener les personnages et les situations dans un monde réel, concret. Alors bien sûr, ça n’exclut pas un peu de cruauté, de rudesse et de variations autour des rapports humains et familiaux. Ce réalisme-là me convient et m’est nécessaire2.

Avec ces éclaircissements donnés par l’auteur lui-même, on comprend mieux la rudesse naturelle du Kenya, la crudité des termes (“sauter”, “m’a larguée comme une merde”, “cul”, etc.) durant les échanges entre personnages.