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Chapitre IV La compréhension du langage cinématographique

4.3 Le sens au cinéma

4.3.1 Le sens dans le cadre de la TIT

D. Seleskovitch, l’une des fondatrices de la TIT, définit le sens comme suit :

[...] que le sens est un vouloir-dire extérieur à la langue (antérieur à l’expression chez le sujet parlant, postérieur à la réception du discours chez le sujet percevant), que l’émission de ce sens nécessite l’association d’une idée non verbale à l’indication sémiotique (parole ou geste, peu importe en soi le support qui se manifeste de façon perceptible !) et que la réception du sens exige une action délibérée du sujet percevant. Dans cette perspective, on est amené à ne plus voir dans l’agencement des mots que des indices, puisés par le locuteur dans [...] la langue, reconnus par [...] l’auditeur, (mais) ne servant au premier que de jalons pour sa pensée, et au second que de tremplin pour la construction du sens de ce qu’il entend1.

De là, on constate que la notion du sens dans le cadre de la TIT prend un sens tout à fait différent de celui correspondant à la “signification linguistique”, à savoir “l’aire sémantique recouverte par un mot hors contexte [...] la ou les acceptions qu’en donnent les ouvrages lexicographiques [...]2”, comme l’avait entendu Georges Mounin,

Vinay et Darbelnet etc., qui mettaient l’accent sur les fondements linguistiques de l’opération traduisante.

Le sens chez D. Seleskovitch n’apparaît qu’au plan de la parole. Il s’appuie sur les significations linguistiques, mais ne s’y limite pas. C’est un “ensemble déverbalisé, retenu en association avec des connaissances extra-linguistiques”3. Ce sens-là n’est

donc pas la somme des mots, et la reconnaissance des signifiés acquis antérieurement

1Danica Seleskovitch et Marianne Lederer, Interpréter pour traduire, Paris, Les Belles Lettres, 2014, p. 87. 2M. Cormier, “Glossaire de la Théorie interprétative de la traduction et de l’interprétation”, cité par Charles Soh

Tatcha, Sens et doublage cinématographique, thèse de doctorat, Paris, École supérieure d’interprètes et de traducteurs, 1997, p. 286.

est loin d’être suffisante pour le saisir. Il arrive souvent que l’on ne comprenne rien du tout de ce que veut dire une phrase, malgré le fait que l’on connaît parfaitement la ou les acceptions de chaque mot composant celle-ci et les règles grammaticales imposées sur cette phrase telle que : “C’est une épreuve redoutable que de présenter, tout nu, son enfant au public1”.

Pour comprendre cette phrase, il faut la réintroduire dans le paragraphe dont elle était extraite :

Les résultats de la recherche ne peuvent être socialement utilisés que dans la mesure où ils sont extraits de leur gangue théorique, méthodologique, ou empirique. Pour le corps social dans son ensemble, une recherche ne présente d’intérêt que si les phénomènes, les situations, les transformations économiques et sociales étudiés, sont mis en lumière par un discours scientifique intelligible [...] tout cela exige de la part des chercheurs une grande maturité. C’est une épreuve redoutable que de présenter, tout nu, son enfant au public. (M. Mazoyer, “Nécessité d’un discours intelligible”, Le Monde, 1/8/1973)

À l’aide d’un contexte2, la phrase, fixée au plan de la langue, s’actualise en parole

et devient tout à coup compréhensible, car son sens dépend étroitement de ce qui la précède et probablement de ce qui lui succède. Au courant du passage dont cette phrase est extraite, une partie de la virtualité sémantique que la langue lui confère est actualisée et prend d’ailleurs des notions inimaginables au seul plan lexicographique. Ainsi que “tout nu”, c’est-à-dire que “non vêtu” selon sa signification linguistique, se réfère ici à “(résultats de la recherche) extraits de leur gangue théorique, méthodologique, ou empirique” et prend le sens de “intelligible” ; il en est de même pour le mot “enfant”, qui veut dire dans cette phrase précitée “résultats de la recherche”, notion jamais accordée si l’on se limite à chercher la correspondance linguistique.

Or, ce sont exactement ces notions que tout traducteur, ayant comme tâche d’assurer la communication, se doit de saisir en vue de transmettre les idées du

1Exemple emprunté de M. Lederer, 2014, “Transcoder ou réexprimer?”, pp. 9-38 dans Danica Seleskovitch et

Marianne Lederer, 2014, Interpréter pour traduire, Paris, Les Belles Lettres, p. 11.

2Dans cette étude, le terme “contexte” comprend les deux genres de contexte que Lederer avait définis : le contexte

verbal qui correspond à la “présence simultanée d’un ensemble de mots dans la mémoire immédiate”, et le contexte cognitif désignant “ l’ensemble dynamique des informations qu’apporte à l’auditeur le déroulement du discours ou au lecteur celui de sa lecture”. (voir M. Lederer, 2014, “Implicite et explicite”, pp. 39-85 dans Danica Seleskovitch et Marianne Lederer, 2014, Interpréter pour traduire, Paris, Les Belles Lettres, pp. 48-55)

locuteur. Ces idées, constituées d’une série de “déclic” de compréhension, ou de “point de capiton” selon l’expression de J. Lacan, se forment et se transforment au fil de la lecture ou au déroulement de la chaîne parlée. Par conséquent, le sens, objet de la traduction, “loin d’être statique et donné objectivement, est un processus en déroulement constant qui se construit tout au long du discours1”.

La saisie du sens dépendra donc plus du dynamisme narratif que des états de langue. Ce qui est d’autant plus vrai que lorsqu’il s’agit de la compréhension des discours oraux réellement prononcés à tel moment et en telle occasion précis comme ceux qui font l’objet de l’interprétation de conférence (consécutive ou simultanée) ou ceux que sont les dialogues filmiques, car le sens de ces discours est tellement influencé par la situation2 dans laquelle ils sont prononcés que chaque changement de

cette dernière, pour peu qu’il soit, le modifierait pour en donner un nouveau.

Empruntons à ce point l’exemple typique de M. Lederer : “Lumière, s’il vous plaît”. Un congressiste qui présentait des diapositives au cours de sa communication se servait de ce même énoncé au plan de la langue, pour donner pourtant deux ordres diamétralement opposés : lorsque cet énoncé résonnait dans la salle obscurcie, le technicien allumait les lumières ; alors que quelques minutes plus tard, ces mêmes mots étaient émis, le technicien plongeait la salle dans l’obscurité. Il est bien évident que, ce qui conduisait le technicien à réagir différemment, ce n’était guère l’élément linguistique, puisqu’un seul et même énoncé était prononcé. Là où le bât blesse, c’est la perception des situations différentes qui attribuent à cet énoncé des sens opposés que la seule reconnaissance linguistique n’est pas en mesure de déclencher.

Or il est à signaler que toute perception, celle d’une forme verbale ou sensorielle non linguistique, solliciterait de la part du sujet percevant une “force d’esprit”, à savoir l’interprétation, pour qu’elle devienne un état de conscience, signe de la compréhension. Jean Piaget donne à ce propos une explication dans La prise de conscience :

1D. Seleskovitch et M. Lederer, Interpréter pour traduire, Paris, Les Belles Lettres, 2014, p. 13.

2Ici, la “situation” prend le sens de M. Lederer qui désigne “tous les éléments de perceptions sensorielles non

linguistiques concomitants au discours”. (M. Lederer, 2014, “Implicite et explicite”, pp. 39-85 dans Danica Seleskovitch et Marianne Lederer, 2014, Interpréter pour traduire, Paris, Les Belles Lettres, p. 48)

[...] toute perception s’accompagne toujours d’une interprétation [...]. Mais c’est cette interprétation (c’est-à-dire la conceptualisation d’une forme quelconque, verbale ou imagée) qui permet d’intégrer la perception et qui, dans notre perspective, constitue sa prise de conscience : sans elle, en effet, la perception quoique consciente à un degré “élémentaire” demeure évanescente [...]1.

Le sens que le récepteur (traducteur) se doit de saisir correspond donc à un état de conscience, qui demande une mobilisation dynamique de l’ensemble des mécanismes mentaux pertinents. À cela, s’oppose le sens “non pertinent”, qui s’obtient par le truchement de l’identification linguistique, sans pour autant passer par l’étape incontournable de l’interprétation.

L’élaboration et l’application de la Théorie interprétative de la traduction se fonde sur la distinction préalable entre la signification linguistique, au plan de la langue, et le sens discursif, au plan de la parole. Pour faciliter la démarche comparative, on rejoint ici M. Lederer2 qui les regroupe sous le même terme “sens”

divisé en deux types : celui que présente la phrase isolée (le (non-)sens premier), et celui que présente l’énoncé intégré dans un contexte et dans un savoir pertinent (le sens pertinent).

Lederer décrit ces deux types de sens de la manière suivante :

Dans le premier cas, la phrase est interprétée en fonction des connaissances dont on dispose de façon générale : on comprend quelque chose, ne serait-ce à l’extrême limite que le signifié en langue ; mais cette compréhension n’est jamais qu’une hypothèse sur le sens, et la traduction qu’on peut donner n’est elle aussi qu’une hypothèse. Dans le second cas, celui d’une phrase intégrée dans une situation ou un discours, qui créent un contexte cognitif, la compréhension de l’énoncé s’appuie sur ce savoir pertinent, sur ce contexte cognitif et s’effectue par l’exclusion spontanée de toutes les significations non pertinentes de la phrase ; la traduction devient possible, sa qualité ne dépendant plus que du talent du traducteur.

Malgré tout, grande serait la tentation que soient confondus le sens premier, hypothétique et celui que tout traducteur doit comprendre, car la délimitation entre l’un et l’autre peut être plus difficile à tracer en pratique qu’en principe, puisque la

1J. Piaget, La prise de conscience, Paris, PUF, 1974, pp. 258-259.

2M. Lederer, 2014, “Implicite et explicite”, pp. 39-85 dans Danica Seleskovitch et Marianne Lederer, 2014,

saisie du sens n’est pas le produit d’étapes successives comme l’avaient postulé certains auteurs, notamment Dan Sperber1 qui préconisait deux étapes dans la

compréhension des textes, mais “d’une seule démarche de l’esprit2”. Le cognitif et

l’affectif ne sont pas dissociés du sémantisme, car d’après le neurophysiologue Jacques Barbizet3, il existe dans le cerveau des “métacircuits polysensoriels aux

innombrables croisements, mis en branle chaque fois que s’éveille l’un d’eux”. Sur cette base-là, un mot, qu’il soit dit, lu ou entendu, pourrait déclencher une multitude de souvenirs, bien que tous ne s’engagent pas dans le mécanisme de programmation ou de compréhension d’un discours.

Cela n’empêche pas qu’il y a ceux qui s’attardent sur le seul niveau de la langue. Dans ce cas-là, le sémantique l’emporte sur le cognitif autant que le sens premier sur le sens pertinent. Ce dernier, n’étant pas compris par le traducteur-médiateur, ne le serait non plus par le récepteur visé.

Le film de Pascal Chaumeil Un Plan parfait débute par les propos lamentables de Valérie, patronne de Corinne :

Tu vois que ce qui me fatigue c’est longtemps à longueur de la journée / t’as plein de mecs bien célibataires qui n’attendent qu’une chose c’est se caser / pardon mais moi ça fait six mois que je cherche / eh ben crois-moi c’est le

Sahara [...]4.

À propos de la phrase soulignée, deux versions sont proposées comme suit :

1“La première consisterait à comprendre la langue du texte, la seconde à en ‘inférer’ le sens à l’aide de

connaissances extra-linguistiques.” (voir Marianne Lederer, La traduction aujourd’hui (Le modèle interprétatif), Paris, Hachette, 1994, p. 25)

2M. Lederer, La traduction aujourd’hui (Le modèle interprétatif), Paris, Hachette, 1994, p. 25. 3J. Barbizet et Ph. Duizabo, Abrégé de neuropsychologie, cité par M. Lederer, op. cit., p. 26. 4Les clivages sont ici faits selon les sous-titres en chinois projetés en bas de l’écran.

discours original

sous-titres en chinois retraduction du chinois traducteur(s)

C’est le Sahara. a. 结 果 呢 ? 撒 哈 拉 沙 漠! a. Et le résultat? Le Sahara! FRDS MNHD team (Fansub group) b. 在 哪 儿 呢 连 个 人 影都没有

b. Où ça? Il n’y a personne

QIAN Lin (studio de doublage de Shanghai)

À travers ces deux versions différentes pour un même énoncé, il semble que les sous-titreurs chargés de la traduction des dialogues du film comprennent tous ce que veut dire Valérie qui se plaint de ne pas pouvoir trouver l’amour après six mois de recherches, puisqu’un contexte assez suffisant est offert. Mais le compris n’est réexprimé d’une manière intelligible que dans le deuxième cas (b), car le sous-titreur sait transcender le sens premier de l’énoncé pour transmettre le sens pertinent aux récepteurs. Aucune correspondance préétablie n’est trouvée entre l’original et le traduit. Par contre, le sous-titreur du premier cas (a) hésite entre fidélité à la lettre et fidélité à l’esprit. Ce faisant, il s’attarde sur le sens premier du terme “Sahara” pour produire une version qui risque de dérouter le spectateur chinois qui, ignorant le français, dépend de sous-titres pour la compréhension du film.