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T ROIS ORGANISATIONS , TROIS PROCEDURES DECISIONNELLES

1. L E CONTEXTE : LES COLLECTIVITES TERRITORIALES Pour comprendre quels enjeux traversent nos terrains de recherche et afin de les mettre

1.2.2. La théorie de l’éthique du discours

A l’autre extrémité du prisme théorique sur la démocratie, notamment celui soutenu par Habermas (Marcil-Lacoste 1990; Tine 2008; Ferrarese 2010), on dénie justement ce rôle instrumental de la politique. Selon cette vision, l’acte politique par excellence consiste à s’engager dans le débat politique. La politique est une fin en soi, avant d’être un moyen de décider.

Le but de la politique devient alors un accord rationnel plutôt qu’un compromis.

L’objectif de la politique ne doit pas être d’agréger les préférences mais de les

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transformer à travers le débat public. Il s’agit de construire des préférences informées et soucieuses des autres. La discussion rationnelle peut amener à produire des préférences unanimes.

Selon cet idéal, la discussion publique peut purger les préférences privées et idiosyncratiques. Un désir rationnel construit peut alors émerger. On n’obtient plus un compromis optimal mais un accord unanime.

Cet idéal se fonde sur deux prémisses : les citoyens pratiquent leur propre autocensure en s’engageant dans le débat public et ils mettent ainsi de côté les préférences qui pourraient nuire aux autres et sont donc inexprimables, et le temps permet d’exprimer les vraies préférences (ou alors il permet d’adopter les préférences qu’on exprime comme vraie).

Le résultat ainsi obtenu se rapproche vraiment du bien commun. Il est par exemple possible, dans un tel cadre, de prendre en compte des externalités négatives qui auraient été sinon ignorées, comme le bien des générations futures.

Cette position est séduisante. Surtout lorsqu’on a pour ambition d’améliorer le processus délibératif de la décision. Pourtant, elle comporte de nombreuses limites.

Elster (1997) oppose sept objections à ce point de vue :

- Le premier problème qui se pose est le paternalisme. Concrètement, les personnes qui s’engagent dans le débat public font globalement partie d’une élite, qui peut très bien confisquer la parole et prendre ainsi le pouvoir. C’est ce que Bohman (1997) appelle la « théorie élitiste » de Schumpeter : les résultats empiriques de la sociologie politique suggèrent que les citoyens dans les démocraties modernes sont désinformés, indifférents et manipulables.

Schumpeter en conclut : il n’existe pas de bien commun à propos duquel le peuple peut se mettre d’accord. La gouvernance doit donc finalement être laissée aux mains des élites, et la démocratie ne fonctionne plus que comme un contrôle négatif sur les leaders à travers la possibilité de les déchoir de leurs sièges aux prochaines élections.

- Même si on imagine un temps infini pour la discussion, il n’est pas sûr qu’on atteigne l’unanimité. Il existe dans la société des différences insolubles. Une

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pluralité de valeurs irréconciliables (et positive, pourrait-on ajouter, si l’on en croit la variété requise de Weick).

- Le temps de discussion est toujours contraint et l’unanimité émerge rarement dans les faits.

- Parfois, le débat peut aggraver la situation. Par exemple dans une configuration finale perdant-perdant, ou si on envisage que celui qui est prêt à faire le plus de compromis y perd. La montée du nazisme est l’exemple le plus frappant de la façon dont la participation citoyenne peut être dangereuse (Bohman 1997).

- Il n’est pas sûr que l’ensemble du corps politique soit meilleur que la somme de ses parts (holistique). L’interaction peut renforcer des biais, par exemple. Ou encore, les foules sont plus irrationnelles que les individus. Enfin, les démagogues, les sophistes et les manipulateurs sont rois lors des débats. La propagande, l’éloquence et l’ironie sont des outils du débat qui peuvent le fausser.

- L’unanimité peut être le résultat du conformisme, lorsque des individus changent leur avis lorsqu’on leur indique où va la majorité.

- Les intérêts individuels peuvent influencer la vision que les gens ont du bien commun et fausser ainsi les débats. Par exemple lorsque certains voient un intérêt à utiliser la théorie du choix social pour justifier leurs préférences individuelles.

Le problème de cette théorie est qu’elle est idéale dans un monde parfaitement moral, mais que notre monde ne l’est pas. Il suffit d’un seul être immoral pour altérer l’ensemble du processus.

Dans notre étude, l’objectif est de favoriser le débat par l’usage des cartes cognitives.

Une telle critique du rôle des délibérations pose question. Est-il vraiment préférable de favoriser les débats ? Est-ce seulement possible ?

Elster propose, pour sortir de cette impasse, de dépasser ces deux positionnements extrêmes entre choix social et éthique du discours pour en venir à une vision instrumentale de la politique.

94 1.2.3. La politique instrumentale

Cette proposition correspond à la démocratie délibérative telle que la conçoit Elster. Si elle se rapproche de la théorie de l’éthique du discours, elle s’en détache par la façon dont elle envisage la politique. Celle-ci n’est plus immédiatement une fin en soi, mais redevient d’abord un moyen, comme c’est le cas pour les rationalistes. Un moyen pour quoi ? Pour transformer et éduquer les participants. C’est ce que signifie le terme

« instrumental ». « It is clear from Habermas’s theory, I believe, that rational political discussion has an object in terms of which it makes sense. Politics is concerned with substantive decision-making, and is to that extent instrumental. »9 (Elster 1997, p. 19).

C’est donc parce que son objet central est la décision qu’elle est instrumentale.

Tout l’enjeu de la politique repose pour lui sur ce dilemme : comment s’assurer que les gens soient encadrés par des règles (pour éviter l’irrationalité) tout en faisant en sorte que ces règles ne se transforment pas en prison dont on ne peut pas sortir même quand il serait rationnel de le faire ?

La politique permet ainsi avant tout d’obtenir certains bénéfices, en particulier de nombreuses externalités positives. En termes de décision, la démocratie est moins efficace que l’aristocratie. Mais la démocratie est quand même préférable : l’activité de gouverner démocratiquement produit dans la société une énergie qui est bénéfique (« restless activity ») et produit de la prospérité, et la qualité de la décision n’est pas la seule considération pertinente pour choisir un système politique : « the quality of the decisions is not the only consideration that is relevant for the choice of a political system. » (Elster 1997, p. 23). La justice, par exemple, est un critère plus important.

Elster propose l’exemple des jurys : ce n’est peut-être pas une institution utile pour les accusés, mais c’est certainement une institution utile pour les décideurs. C’est aussi le moyen le plus efficace d’éduquer les citoyens. C’est pour cela que nous l’utilisons. Pour ses effets bénéfiques sur la société, malgré ses inconvénients en termes de processus décisionnel. Cela pousse les citoyens à agir, à participer, à s’engager dans leur société.

9 La théorie d’Habermas clarifie un point : la discussion politique rationnelle a un objet qui lui permet de faire sens. La politique se rapporte à la décision substantive, et à cet égard elle est instrumentale.

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C’est cette « restless activity » qui représente la principale externalité positive de la démocratie. Ce qui compte ici, c’est le processus et non le résultat. Dans une démocratie, à travers le débat, les acteurs s’engagent dans l’action.

Le débat citoyen est une activité utile pour éduquer les individus. Il est alors pertinent de revenir aux différentes procédures de décision présentées par Elster, et que nous avons citées dans la section 1.2. du chapitre 2 : voting, arguing et bargaining. Le vote (voting), qui n’est pas une forme de communication, est donc un mode de décision moins efficace. Par contre, l’argumentation (arguing) et la négociation (bargaining) sont des formes de communication.

Bien entendu, comme Elster le soulève, la délibération n’est pas forcément et fondamentalement positive pour la décision. La première république d’Athènes s’intéressait déjà à cette question, et considérait alors la démocratie délibérative comme à la fois positive et négative. Négative notamment car la démagogie, le sophisme et la propagande pouvaient amener à de mauvaises décisions. Or, démagogie, sophisme et propagande sont des formes de la discussion.

Pour dépasser cette inquiétude, Elster (1998) invite à s’intéresser davantage au processus qu’au résultat : la discussion peut ne pas avoir d’impact sur la décision. Il faut donc bien séparer les deux. La discussion est utile avant tout pour l’éducation citoyenne.

Le résultat ne doit pas nous obséder quant à lui. Ce qui compte, c’est de délibérer, pas de décider. On retrouve ici le point de vue de Weick : il faut plutôt s’interroger sur le processus de création de sens que sur la décision elle-même.

1.3. Sensemaking et démocratie délibérative dans les collectivités