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T ROIS ORGANISATIONS , TROIS PROCEDURES DECISIONNELLES

3. C ARACTERISATION DE NOS CAS

3.3. C3 : les modèles procédural et rationnel dominants

3.3.1. Premier comité de pilotage

L’objet du premier comité de pilotage est de présenter 7 projets techniquement envisageables en termes de faisabilité. Un ingénieur de la BRGM a fait une étude des différentes alternatives. Celle-ci commence par ces mots : « La présente solution examine les solutions qui seraient applicables pour exploiter le puits Y à des fins de confort thermique des locaux de la ZA Y qu’il est programmé d’aménager à Gardanne. » Pour chacune d’entre elles, il a établi un tableau d’indicateurs chiffrés afin de les comparer directement (voir document n°1).

Le consultant ouvre la réunion sur ces mots : « Il y a des propositions à éliminer. » On est donc clairement dans une vision rationnelle et procédurale de la décision : une recherche d’information rationnelle, chiffrée, calculée permet d’établir un certain nombre d’alternative et d’éliminer parmi elles les moins satisfaisantes.

Les indicateurs utilisés pour déterminer l’intérêt du projet et pour choisir les solutions à éliminer sont les suivants : la maturité technologie (est-ce que c’est utilisé depuis longtemps et connu), l’efficacité énergétique (quelle surface sera chauffée et/ou climatisée ?), l’économie (les coûts, amortissements et investissements), les risques (technologiques, énergétiques et économiques) et enfin la notoriété liée au projet (est-il innovant ? Apporte-t-il une image positive ? Fera-t-il parler de la ville ?). Ces indicateurs sont notés de 0 à 5, 0 étant l’absence totale de solutions (par exemple, 0

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freecooling signifie pas de climatisation possible), 1 étant un faible intérêt et 5 indiquant un fort intérêt de la solution (voir document n°1).

Au fil du processus de décision, les acteurs vont être amenés, comme on le verra, à éliminer de plus de plus d’options pour finalement n’en retenir qu’une seule.

Avant de parler des solutions elles-mêmes, voici une synthèse de quelques éléments techniques du puits qui permettront de mieux comprendre les enjeux exposés par la suite : le Puits Y est empli d’eau sur 800 m d’épaisseur. Depuis le haut du puits, il y a un vide de 300 m au-dessus de l’eau. L’eau ne circule pas à l’intérieur du puits, et sa température est stable (environ 28°C), soit 10°C en dessous de la température de la roche qui l’entoure, et uniforme sur toute la surface. L’eau est amenée à se réchauffer au fil des années du fait de son contact avec la roche chaude. Par ailleurs, si l’eau est plus froide, elle a un potentiel énergétique 5 fois supérieur à celui de la roche.

113 Document n°1 – Tableau d’indicateurs – C3

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Ajoutons que la technologie géothermique est normalement non renouvelable. Il s’agit d’exploiter des stocks d’énergie constitués au fil des millénaires par la pression de la roche qui crée de la chaleur (c’est le phénomène de la lave : plus la roche est sous pression, plus elle est chaude). Or, ici, il semble envisageable de chauffer l’eau grâce à un dispositif alternatif (des panneaux solaires par exemple) ce qui permettrait de stocker de l’énergie dans l’eau. Une innovation majeure dans ce domaine technique. C’est ce que propose, nous le verrons, la solution 2 ci-dessous.

Nous présenterons ci-dessous les trois grandes solutions proposées, les autres solutions étant des variantes de celles-ci (voir document n°2).

115 Document n°2 – Schéma des sept solutions – C3

Solution 1 : stockage alterné en boucle tempérée (Puits-Y_R.1)

Il s’agit de la technologie de référence, soit celle qui est majoritairement employée dans le cadre des projets de géothermie exploitant l’eau chaude souterraine. Le principe de cette technique est de distribuer de l’eau tiède (25-30°C) en été grâce à une pompe à

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chaleur, et de l’eau froide (10-15°C) en hiver pour climatiser. Le fait de rejeter de l’eau chaude en été et de l’eau froide en hiver modifierait la température du puits pour atteindre cette alternance.

La difficulté de cette solution est que cela n’a jamais été fait sur des réservoirs dans les mines de fonds. Le fait qu’il y ait 300 m de vide au-dessus de l’eau est problématique.

Par ailleurs, il est difficile de chiffrer le coût possible d’un double réservoir dans un seul espace (un réservoir d’eau chaude et un réservoir d’eau froide, en haut et en bas du puits). C’est donc surtout la question des coûts qui handicape ce projet. Par ailleurs, elle est insuffisante en matière de climatisation.

Variante : Puits-Y_R.2 (séparation en deux stocks d’eau grâce à un obturateur pour avoir de l’eau plus chaude et plus froide dans les deux réservoirs)

Solution 2 : stockage de chaud et réseau de chaleur (Puits-Y_A.1)

C’est une variante de la solution précédente, associée aux énergies fatales et/ou solaires pour augmenter la température de l’eau. Ceci permettrait alors de chauffer directement en hiver sans passer par une pompe à chaleur (eau à 35-40°C) et de climatiser par le biais d’un groupe à absorption (un système qui climatise en utilisant la chaleur, comme dans nos réfrigérateurs par exemple) grâce à une eau à au moins 70°C. Cette solution répondrait à tous les besoins de chauffage de la zone d’activité Y.

Variante : puits-Y_A.2 (pas de climatisation. On ne fait que chauffer) Solution 3 : champ de sondes (SGV_R.1)

C’est la deuxième technologie de référence, utilisée très largement aujourd’hui en géothermie. Plutôt que d’exploiter l’eau du puits Y, il s’agirait d’utiliser les roches en y implantant des sondes. Comme dans le cas de la première solution, on est sur un système de boucle tempérée et de stockage alterné tiède/chaud.

Variantes : SGV_A.1 (champ de sondes avec rafraichissement par absorption, comme dans la solution 2) et SGV-A_2 (champ de sonde sans climatisation)

L’enjeu financier et technique le plus difficile dans les solutions 1 et 2 est le fait qu’il faut construire un système autoporteur pour compenser le poids énorme du tuyau de 300

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m de long qui surmontera l’eau. Ce tuyau peut peser 4000 tonnes. Il faudra pour cela utiliser les technologies pétrolières. Le coût sera important.

Une fois les 3 solutions possibles et leurs 4 variantes présentées aux participants, il s’agit de décider lesquelles on abandonne et lesquelles on chiffre en termes de budget.

Le directeur de la SEM intervient donc avec ces mots : « quels projets on favorise ? Il faut décider aujourd’hui. » La décision, c’est l’enjeu.

La séance se poursuit ensuite en trois étapes :

- le technicien de la BRGM qui a présenté l’étude est invité à donner son

« sentiment », son « avis ». Il dit à propos des solutions puits-Y_A.2 et SGV-A_2 (sans climatisation) : « On les a étudié car il fallait. Mais elles ne sont pas pertinentes. » Pour la solution Puits-Y_R.2 (la variante de la première solution avec obturateur), il affirme : « Il y a un zéro : le risque lié au bouchon de ciment.

C’est pas la panacée. Mais en fait, c’est qu’un petit problème technique. Dans pétrole, ils le font tout le temps. » Il reste donc 4 solutions intéressantes.

- Voyant que personne ne prend la parole, le consultant de la BRGM propose alors de faire un tour de table. Celui-ci amène à préférer la solution Puits-Y_R.1 (la solution 1 non variante) et la Puits-Y_A.1 (la solution 2 non variante), c’est à dire les deux solutions qui exploitent l’eau du puits.

- Le maire demande alors : « ça fait l’unanimité ? ». Pas de protestation et des

« oui » circulent. Le directeur de la SEM ajoute que la solution des sondes (la basique, soit la SGV_R.1) reste intéressante au cas où on ait besoin de compléter les besoins.

Trois solutions ont donc été retenues : la puits-Y_A.1, la puits-Y_R.1 et la SGV_R.1.

Ce qui est intéressant, c’est que finalement les acteurs ont retenu les trois solutions de référence et écarté toutes les variantes.

La conclusion du directeur de la SEM est la suivante : « On a posé les solutions, on a identifié les problèmes, maintenant on va affiner. » Cela fait très largement écho à la décision de type procédurale.

118 3.3.2. Deuxième comité de pilotage

Le maire introduit la séance avec ces mots parlants : « Je ne veux pas qu’on me dise ‘ça c’est pas possible, ça c’est pas possible…’ Mais ‘voilà ce qui est possible.’ ! » Nous verrons par la suite que cette phrase est loin d’être anodine et donne le ton du comité.

Lors de cette seconde réunion, chaque solution choisie (que nous appellerons donc 1, 2 et 3 en référence aux trois solutions présentées ci-dessus) a été analysée en termes de coûts et de bénéfices. Il s’avère au final que la solution 2 est très coûteuse (alors qu’elle était la préférée des acteurs), la solution 1 est plus facile à mettre en place mais reste chère, et la solution 3, celle qui a été conservée « au cas où », est la plus rentable. Une situation qui n’arrange pas du tout ni le maire, ni le directeur de la SEM.

Deux coalitions se forment alors peu à peu, qui existaient en fait bien avant le projet mais qui ressortent à ce moment-là : d’un côté, le maire, sa DGS et le directeur de la SEM (les « pour ») qui voudraient voir aboutir la solution 2, de l’autre les agents et cadres de la collectivité (les « contre ») qui trouvent que c’est un projet pharaonique et déraisonnable et qui voudraient tout abandonner.

Un argument des « contre » est récupéré par les « pour » : « Il ne nous a pas bien convaincus le monsieur » dit la directrice adjointe des services techniques. Quelques chiffres dans l’étude étaient en effet erronés. Aussi les acteurs partent-ils de l’idée qu’on ne peut pas faire confiance à ces calculs et les rejettent comme arguments, après avoir payé très cher pour cette étude de marché. Le directeur de la SEM ajoute : « Si les hypothèses sont trop positives, le jour où ça ne se vérifie pas, c’est problématique. »

Finalement les « pour » sont entrés dans un processus d’argumentation en faveur du projet le moins rentable mais le plus innovant, qui les intéressait le plus. Par exemple :

- « Aujourd’hui c’est pas rentable. Mais c’est à réfléchir : il faut revoir les hypothèses sur les recettes, quelles subventions, etc. »

- « Je dis pas qu’on trouvera forcément une solution, mais bon… »

- la question se pose de financer les 5 millions d’euros manquants grâce à la vente de l’immobilier de la zone d’activité. Mais le directeur de la SEM explique :

« La commune a cédé les terrains à la SEMAG gratuitement pour éviter la métropole. »

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- Finalement, le maire donne son avis : « Il faut fermer à rien, il faut travailler sur ces hypothèses. » puis : « Il ne faut pas fermer les portes aujourd’hui. »

Du côté des « contre », des murmures scandalisés parcouraient les rangs, mais personne n’est vraiment intervenu pour dire que c’était irréaliste. En réalité, la décision du maire était déjà prise. A la fin du comité, il affirme : « La question ne se pose pas : on continue ! », alors que justement, beaucoup posaient la question sans oser le dire d’une voix suffisamment intelligible. Les délibérations ont été ici quasiment inexistantes. Le débat a été verrouillé, empêché. La décision du maire a compté seule. Le processus de sensemaking est endommagé, comme nous le verrons dans le paragraphe suivant, et plus encore dans la partie 3 de notre thèse.

3.3.3. L’analyse des catégories issues des cartes cognitives

Les catégories que nous avons construites à C3 (voir Annexe 3 – catégories chez C3) traduisent cette préoccupation pour la rationalité. La catégorie « Performance et efficacité » est la plus pertinente pour comprendre ces enjeux :

- 1055 problèmes . pas de problèmes - 1056 certitude . incertitude - 1057 risqué . sûr

- 1058 simple . compliqué ou complexe - 1060 urgent . pas urgent

- 1061 positif . négatif

- 1062 satisfaisant . insatisfaisant

- 1063 résolution et amélioration . pas de résolution - 1064 important . pas important

- 1065 possible . impossible - 1066 qualité . manque de qualité - 1067 succès . échec

- 1068 pertinent . pas pertinent

On y retrouve les questions d’incertitude (en lien avec le risque) et la notion de solution satisfaisante caractéristiques du modèle procédural. L’enjeu de la « résolution » des

« problèmes » est aussi l’un des aspects qui ressort de cette codification.

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La vision rationnelle de la décision ressort dans la catégorie « politique et vision », où le concept de « volonté politique » est très central. Le décideur unique, en l’occurrence le maire, a un rôle très important dans cette procédure décisionnelle.

Enfin, dans la catégorie « projet de géothermie », l’importance des contraintes de type financières, techniques et juridiques montrent l’influence du NPM sur cette collectivité, et le fort besoin de rationaliser les coûts et les méthodes. Le nombre important d’études (on notera le concept « études » dans la catégorie « gestion et organisation ») commandées à des cabinets privés ou à des institutions publiques (comme le BRGM) montre également cette préoccupation pour la rationalisation, et surtout cette volonté de réduire au maximum l’incertitude.

Tableau n°6 – Modèles décisionnels à C3

Modèle de décision

Modèle rationnel Modèle procédural Modèle de la poubelle

C3 poubelle avec des croyances liées au NPM et au modèle rationnel plutôt en retrait. Au contraire, à C3, c’est le modèle rationnel et le modèle procédural qui l’emportent largement, avec une grosse batterie d’outils d’aide à la décision déployés (audits, calculs budgétaires complexes, processus décisionnels très encadrés). Enfin, à C2, la tendance est à une lutte importante pour la performativité des théories cognitives et rationnelles.