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L E ROLE DU CONTEXTE OU LA VISION ORGANISATIONNELLE DE LA COGNITION

3.3. Le modèle de la poubelle

March, qui voit l’organisation comme un espace politisé, va proposer un dépassement du modèle procédural. Il construit une théorie nouvelle, qui ouvre le champ d’une réflexion plus cognitiviste, où la pensée et les interactions ont leur place.

Le modèle de la poubelle décrit la nature aléatoire du mécanisme décisionnel (Cohen, March, et Olsen 1972), ce qui renouvelle en profondeur le concept. Cette perspective suppose que l’organisation est un univers beaucoup plus complexe, instable et ambigu que ce qu’affirme le modèle rationnel.

March remet d’abord en cause la théorie de l’information pure et parfaite, comme l’avait fait Simon : Il est impossible pour un seul et même individu d’accéder à la totalité des informations existant sur un sujet donné, et il arrive même souvent que l’on obtienne des informations erronées. Mais la critique de March va plus loin que celle qu’avait proposée Simon. Pour lui, lorsque les organisations collectent des informations, ce n’est pas forcément pour aider à la prise de décision. D’ailleurs, les informations ont souvent peu de rapport avec les décisions. Elles sont plutôt mobilisées après coup pour justifier le choix effectué, ce qui se rapproche de la vision Weickienne de la rétrospection. L’information a en fait une dimension hautement symbolique (Feldman et March 1981) : elle est utile pour élaborer des histoires cohérentes et sert

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ainsi de base à l’interprétation. Même quand l’information est erronée ou imparfaite, elle est utilisée par les managers. De ce fait, l’organisation collecte beaucoup plus d’informations qu’elle n’en utilise. Dans ces conditions, le modèle classique de la décision n’est plus approprié.

March rejette ensuite le postulat classique selon lequel les préférences sont stables. Les goûts, pour lui, ne sont pas absolus, et pas toujours cohérents et précis. Ils peuvent être flous, ils peuvent changer d’un jour à l’autre, ils peuvent être influencés par les préférences de leurs interlocuteurs ou d’autres personnes (nos parents, nos amis, etc.).

Nos actes jouent d’ailleurs souvent a posteriori sur nos préférences. Nous agissons, puis nous nous rendons compte, à travers nos choix, de nos préférences. Nous les exprimons ainsi après coup. Par ailleurs, les décideurs ne font pas forcément leurs choix en fonction de leurs goûts. Au contraire, ils optent tous les jours pour des actions en désaccord avec leurs propres préférences, mais sont conformes aux routines, institutions, procédures de l’organisation. Ainsi, March pose que l’acte peut précéder la pensée (Huault 2009), inversant ainsi l’ordre traditionnellement établi (on retrouve ici la rétrospection de Weick).

Par ailleurs, il réintroduit les notions de hasard, de chance et de circonstances aléatoires dans le processus décisionnel. En particulier, les interactions entre les individus sont accidentelles et pas forcément planifiées. Il existe en fait trois types de choix possibles dans les organisations : les décisions par inattention, les décisions par déplacement des problèmes et les décisions par résolution de problèmes. Les deux premières sortes de décisions sont en fait, pour March, les plus courantes.

Enfin, le processus de décision n’est pas toujours finalisé : les managers ne savent pas toujours où ils vont. Leur vision du futur n’est pas claire, l’information dont ils disposent est incomplète, et ils sont soumis à de multiples contraintes qui faussent le mécanisme de rationalité pure. Il est impossible pour un manager de maximiser son action. Même si le manager reste un être rationnel, les conditions ne lui donnent pas les moyens de s’appuyer sur sa rationalité pour décider. Par conséquent, les décisions des acteurs sont souvent paradoxales et sujettes à de multiples interprétations.

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Cette vision des choses semble mettre en évidence un comportement inadapté, voire pathologique des managers. Mais cela n’est vrai que si l’on possède une approche des organisations comme étant un système de procédures finalisées. March veut montrer que ces comportements des décideurs, loin d’être des anomalies, sont tout à fait performants et efficaces. Il veut également mettre en avant le fait que ces attitudes de choix sont fréquentes et familières.

En réalité, dans les organisations, les objectifs sont ambigus, les problèmes souvent mal compris, les décideurs occupés par de multiples préoccupations, ce qui fait qu’ils ne s’investissent pas à 100% dans chaque décision. Les technologies sont souvent floues, et la participation des uns et des autres est fluide, incertaine, aléatoire. C’est ce que March appelle l’anarchie organisée, une structure que l’on retrouve à plus ou moins grande échelle dans toutes les organisations.

Cette perspective a pour intérêt principal de révéler l’inefficacité, voire la contre-performance dont font preuve certaines solutions managériale trop rationalistes, fondées sur le contrôle des procédures.

Par conséquent, pour March, la performance organisationnelle est le résultat de négociations, de marchandages, de persuasions, c’est à dire, finalement, du jeu des acteurs. Il nous présente ainsi une vision politisée de l’organisation. A partir de ses travaux sur les conflits d’intérêt dans les organisations, March élabore un modèle de comportement de l’entreprise. Pour lui, l’organisation peut être appréhendée comme une coalition politique. L’organisation n’est pas donnée. Elle est le résultat de négociations entre des logiques locales divergentes. Le système est donc instable, car tout le temps en tension. Il en découle un certain désordre organisationnel (March et Olsen 1983). Afin d’éviter le chaos, les organisations se dotent d’éléments structurels, comme par exemple des institutions, des procédures ou une culture organisationnelle.

La décision, dans ce contexte, n’est pas régie par un calcul complexe destiné à optimiser les résultats de l’action, mais elle est le fruit des stratégies des acteurs au sein du collectif (Baier, March, et Saetren 1986). La décision répond en fait à des enjeux de nature socio-politique plutôt qu’économiques.

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Souvent, les décisions ne sont pas le produit d’un processus rationnel, mais plutôt la résultante aléatoire de la rencontre contingente entre des flux indépendants de : problèmes, solutions, participants et opportunités de choix (Cohen, March, et Olsen 1972).

Les problèmes sont des concerns (préoccupations) de gens dans et hors de l’organisation. Ils peuvent surgir à cause de difficultés familiale, de frustration au travail, de relations de travail, de carrières, de distribution des statuts, du travail et de l’argent, des idéologies, d’une crise de l’humanité relayée par les medias ou d’un voisin de palier.

Les solutions sont un outcome, produit par un ou plusieurs participants. De même que les problèmes, les solutions sont construites comme telles. Il arrive fréquemment, dans les organisations, que des participants disposent de solutions sans avoir encore formulé de problèmes. Par exemple, certains services ont des budgets qu’ils n’ont encore alloués à aucun projet et cherchent à l’investir. Il est aussi fréquent que des acteurs identifient des outils sous-exploités ou mal exploités et soient en quête de moyens de les utiliser plus largement. Nous le verrons sur nos terrains, il arrive même que des problèmes représentent des solutions à d’autres problèmes : du personnel en attente de mission ou du matériel abandonné dans une réserve et qui prend de la place, par exemple. Les solutions sont finalement une réponse cherchant activement une question. En fait, la plupart du temps, on ne peut pas connaître la question tant qu’on n’a pas formulé la réponse, et non l’inverse.

Les participants, quant à eux, vont et viennent. Leur participation est fluctuante, et dépend de ce qui les préoccupe par ailleurs. Aucun de ses membres ne peut donner 100% de son attention à tout ce qui a lieu dans l’organisation.

Les opportunités de choix sont des occasions qui se présentent lorsqu’une organisation est supposée produire des comportements qui peuvent être nommés décisions. Des opportunités surgissent régulièrement et toute organisation a ses propres façons de déclarer une occasion de choix. Par exemple : des contrats doivent être signés, des gens doivent être recrutés, de l’argent doit être dépensé ou des responsabilités doivent être distribuées.

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Chaque occasion de choix est présentée ici comme une corbeille à papier dans laquelle sont jetés les problèmes et les solutions par les participants au fur et à mesure de leur apparition. Les solutions et problèmes sont ainsi totalement désolidarisés. Les décisions sont prises sans être le produit d’un choix délibéré, volontaire et rationnel. Elles ne sont pas commandées par l’exigence de réponse à des problèmes, mais adviennent lorsque, par hasard, un problème et une solution se rencontrent dans la poubelle et peuvent être articulés. La décision est ainsi un résultat plutôt qu’un processus.

Dans les faits, tous ces flux ne sont pas indépendants les uns des autres. Mais le tour de force des auteurs reste le fait d’avoir isolé ces éléments et montré qu’ils ne sont pas forcément connectés de façon logique et linéaire. Par exemple, les choix sont à la recherche de problèmes et les solutions sont en quête de questions auxquelles elles pourraient répondre. Du coup, si on met la main sur un problème qui n’a pas de solution disponible, il est fort probable qu’on le retournera à la poubelle en attendant de réaliser un meilleur choix. Ceci permet de décrire de façon plus réaliste ce qui se passe dans les organisations lors des prises de décision, en montrant comment certains problèmes peuvent rester longtemps sans solution et comment certains membres des organisations sont riches de solutions et ne cherchent que des opportunités de pouvoir les mettre en œuvre. Il n’existe donc jamais une seule solution à un problème, logique et cohérente.

Tout dépendra des personnes et des ressources de l’organisation en termes de solutions.

Cette description très riche de la prise de décision permet de mettre le doigt sur l’interrelation compliquée qui existe entre la génération de problèmes, le déploiement de personnel, la production de solutions et les opportunités de choix.

Tous ces éléments que nous offre March amènent à redéfinir les outils managériaux et le rôle des décideurs dans les organisations, en particulier lorsque celles-ci se rapprochent le plus du modèle de l’anarchie organisée. La théorie classique de la décision part du principe que les organisations ont des buts et des technologies bien définies. Mais quand on réalise que la participation est fluide et que les technologies sont incertaines, il faut redéfinir les règles de gestion.

Ainsi, cette théorie encourage à ne pas trop faire confiance aux procédures et à ne pas porter en trop grande estime les grands plans managériaux. Elle incite par contre à

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prendre en compte les logiques de coalitions au sein de l’organisation et à envisager celle-ci comme un espace politisé.

March donne ainsi le ton d’une nouvelle façon d’aborder la théorie de la décision, en rappelant que l’homme est un être complexe, intégré dans des structures interactives complexes, et qu’il n’est pas possible de réduire les processus organisationnels à des séquences rationnelles pures. Il redonne tout leur sens aux notions cognitives. On peut citer par exemple les valeurs, les croyances et les attentes (Cossette 2004).

Le travail de prise en compte est donc, dans ce modèle, beaucoup plus développée : le contexte, la complexité des relations entre acteurs et les réalités politiques de l’organisation sont prises en considération. March ouvre ici la voie vers un modèle de la décision très utile, et qui a d’ailleurs aujourd’hui une large audience tant chez les chercheurs que chez les managers.

Mais son modèle présente des failles. Tout d’abord, en termes de hiérarchisation, le processus est beaucoup moins élaboré que les deux modèles précédents : ce modèle n’est pas prescriptif, et il n’existe pas, à l’issue du processus, une liste d’options triées en fonction de leur pertinence. La place importante laissée au hasard s’écarte d’un raisonnement logique. Les décideurs peuvent donc se retrouver quelque peu désemparés quant à la marche à suivre, ou avoir du mal à justifier leurs choix par la suite.

Par ailleurs, la critique principale que l’on peut formuler concernant cette théorie est qu’elle reste objectiviste, car elle traite les problèmes comme s’ils avaient une existence autonome et non comme des construits. Elle les déconnecte de la pensée humaine, et oublie que les problèmes ne le sont que parce qu’ils sont perçus comme tels.

Par ailleurs, March dépossède totalement le décideur de sa rationalité et de son intentionnalité, ce qui nous semble risqué. En effet, les membres des organisations, s’ils sont soumis à des logiques qui les contraignent, ont malgré tout une marge d’action, une capacité à juger et à décider. Ils sont capables de penser leur action et de s’engager fortement dans des projets. Le modèle de la poubelle a tendance à présenter des managers irrationnels, illogiques, irresponsables, portés par des contraintes qui les dépassent. Finalement, même si March admet que certaines décisions sont prises selon le modèle « traditionnel », au fond, en introduisant l’aléa et en lui donnant ce poids

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important, il oublie les motivations des acteurs. Il ne s’intéresse pas aux raisons qui poussent les décideurs à s’engager dans une voie plutôt qu’une autre. C’est ce que nous souhaitons réintroduire, en montrant que, si l’action précède la pensée, elle reste dirigée par des cartes mentales qui guident les choix de façon continue.

Enfin, si ce modèle nous apprend beaucoup et présente des intérêts indéniables, et s’il est évident qu’il est opérationnel dans les organisations, sa nature, fort peu prescriptive, le rend difficile à performer. Il manque d’ailleurs un ingrédient essentiel pour nous : l’importance du débat et de la communication. Si l’organisation est un espace politisé, alors créer du débat pourra permettre de décider de façon à obtenir plus d’accord et d’adhésion de la part des acteurs. Le modèle énactionnel, que nous souhaitons présenter à présent, et qui s’inscrit dans la théorie du sensemaking, doit pouvoir répondre à ces enjeux.