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L ES CARTES COGNITIVES

1.2. Une simplification du réel

Il existe de nombreuses définitions de la carte cognitive ou causale. Il s’agit en tous les cas d’une représentation graphique qui a la même forme qu’un schème : « The cognitive

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map is made up of concepts linked to form chains of action-oriented argumentation. »14 (Eden et Ackermann 2004, p. 617). Si la carte est composée d’arguments orientés vers l’action, elle est composée de croyances. Elle est donc constituée, comme un schème, de concepts et de liens entre ces concepts. On y retrouve les règles d’action (« action oriented »), les inférences (« chains of argumentation ») et les invariants opératoires comme les théories et les concepts en acte (« action-oriented concepts »). Eden omet les anticipations, mais nous savons que les arguments s’appuient sur des prédictions (Weick 1995).

CC n°1 - Carte 010 – C2 - responsable du service éducation

Allard-Poesi (1996) propose par exemple cette définition générale (qu’elle module par la suite en intégrant les divers positionnements épistémologiques des chercheurs qui utilisent des cartes) : « une représentation des croyances d’une personne sur un domaine particulier. » Une définition qui ne nous convient pas tout à fait, car elle sous-entend qu’il existe une identité totale entre la carte matérielle et la représentation du sujet. Or, une objection immédiate et évidente surgit : comment une représentation graphique

14 La carte cognitive est constituée de concepts reliés pour former une chaine d’arguments orientés vers l’action

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pourrait-elle être identique à une représentation mentale alors même qu’elles ne sont pas de la même nature ?

La définition qu’en donne Verstraete (1997) nous convient déjà mieux. Il la décrit comme un « outil d’identification des facteurs perçus par les acteurs », c’est à dire, finalement, comme un moyen d’accéder aux représentations des acteurs (une « invitation à la découverte de l’univers cognitif des acteurs »), et non comme une copie exacte de ces représentations. On voit là que la carte a un caractère strictement instrumental, et ne prétend pas à une similarité absolue entre la représentation et la carte. Finalement, on retrouve ici la nature de l’outil décrite par Lorino (2002) : la carte est à la fois un artefact (un objet matériel modifié par l’homme) et un schème. Si elle s’appuie, donc, sur les représentations, elle n’en est en aucun cas la copie exacte. Elle n’en est qu’une symbolisation, ou une schématisation (David 2001).

Dans cette perspective, la définition que propose Cossette est tout à fait pertinente : une carte cognitive est « une représentation graphique de la représentation mentale que le chercheur se fait d’un ensemble de représentations discursives énoncées par un sujet à partir de ses propres représentations cognitives, à propos d’un objet donné. » (Cossette 2004).

Figure n°2 – La cartographie cognitive : une représentation d’une représentation

Source : Verstraete (1997a)

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Il y a donc corrélation entre la représentation graphique et le schème du manager, mais les deux ne sont pas identiques, de la même façon qu’une carte géographique n’est pas identique au territoire qu’elle représente (Laroche et Nioche 2006; Girin 2012), mais aussi parce que la carte est construite également par le chercheur.

Cossette relève ici une difficulté : les cartes cognitives sont construites à partir du discours d’un acteur et de nombreux biais peuvent donc perturber la correspondance réelle entre la carte et le schème. Le chercheur insère ses propres schèmes malgré lui et structure la pensée de l’acteur malgré lui d’une façon inédite.

Par ailleurs, Eden (1992) remarque que, si on prend au sérieux l’aphorisme de Weick qui dit qu’on ne sait pas ce qu’on pense tant qu’on n’a pas entendu ce qu’on dit, le discours fait émerger la pensée au fur et à mesure qu’il se déroule. Le fait de dire dans le but de construire la carte modifie déjà la pensée car celle-ci se construit pendant que la carte est créée. La construction de la carte est un processus réflexif, rétrospectif, qui est en soi biaisé. Le sujet modifie en effet sa croyance par le processus de rétrospection qu’il engage et il crée un nouveau sens en construisant la carte (processus de sensemaking), ce qui fait que son schème évolue pendant le travail de conception de l’outil.

De plus, il existe un écart évident entre le discours et la pensée, car le langage est impuissant à traduire précisément les idées, car nous avons toujours des choses à cacher, à nous-même ou aux autres, et car les normes sociales nous empêchent d’exprimer certaines choses ou nous forcent à en exprimer d’autres, ce qui modifie notre ressenti effectif.

Ajoutons aussi que, selon son état affectif au moment de la construction de la carte, celle-ci pourra prendre une forme qu’elle n’aurait pas eue s’il avait été dans un autre état affectif. Nos préférences sont instables, et le temps réel de la construction impactera la carte, qui n’aura donc pas de valeur d’universalité.

C’est pourquoi Laroche et Nioche (2006) décrivent ces cartes comme des métaphores.

Elles ne sont que des images, et ne peuvent en aucun cas reproduire des schémas aussi complexes que le processus cognitif de décision. Elles ont vocation à être des simplifications, des aplatissements, des projections. Par conséquent, une grande quantité

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d’informations est perdue au cours de leur construction. Vouloir construire une carte exacte, identique au « réel » est utopique.

Enfin, comme nous le verrons dans le paragraphe suivant, le lien le plus fréquemment utilisé entre les concepts des cartes est le lien de causalité. Or ces liens posent des problèmes d’interprétation : quelle est leur intensité, sont-ils une explication totale ou conditionnelle, réversible ou non ? De plus, les liens peuvent créer des sentiers complexes entre les concepts, voire des boucles, et l’on peut finir par s’y perdre.

Construire une carte identique au « réel » semble donc non seulement utopique, mais trop complexe et encombrant. Une carte est donc forcément une simplification, et en cela elle n’est pas exacte.

Nous résoudrons ces diverses difficultés en nous référant à Weick (1995) et à l’idée que nous ne recherchons pas ici l’exactitude mais un niveau de plausibilité suffisant pour habiliter, pour permettre l’action. Trop de précision peut paralyser. Ainsi, les biais n’en sont pas vraiment : si les schèmes du chercheur peuvent aider à améliorer le sens élaboré par l’organisation, cela s’avèrera utile, et si la construction de l’outil amène à construire un nouveau sens pendant sa construction, c’est aussi un bienfait. Eden (1992) l’exprime d’ailleurs en ces termes : « Indeed it is this process of reflective mapping that often gives mapping its utility ». La carte amène à la rétrospection, et en cela elle permet de créer du sens. C’est pourquoi Eden (et d’autres, comme Verstraete) décrit le processus de construction d’une carte comme un processus cathartique, ou heuristique.

De plus, la complexité de l’outil et des liens de causalité dépendra des besoins locaux des acteurs et de la question qu’ils se posent, et devra s’adapter non pas à un réel idéal et utopique mais à la nécessité concrète de décider. Girin (2012) invite d’ailleurs à se méfier de ce qu’il appelle la « complexité cartographique », qui consiste à ajouter à une ressource symbolique (comme un schéma ou une procédure) un trop grande nombre d’informations susceptibles de la rendre illisible, par exemple si les symboles dépassent la capacité cognitive du lecteur.

Nous ne nous encombrerons donc pas avec des craintes quant à l’exactitude des cartes, mais nous serons vigilants à bien leur accorder le rôle et le sens qu’elles ont, et à ne pas les construire dans l’idée qu’elles seraient une représentation du réel ou qu’elles seraient

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porteuses de vérité. Informer correctement les acteurs sur la nature et l’intérêt de ces cartes sera une responsabilité importante du chercheur. Il sera notamment essentiel de les décrire comme des cartes cognitives des croyances idiosyncratiques des acteurs.

1.3. Les cartes cognitives comme représentation graphique des