• Aucun résultat trouvé

L E ROLE DU CONTEXTE OU LA VISION ORGANISATIONNELLE DE LA COGNITION

1.2. La décision : entre processus et procédure

En termes simples, on peut dire que la procédure est un ensemble défini de tâches, une marche à suivre explicite. C’est un mode opératoire, une façon de procéder établie par l’organisation pour obtenir un certain résultat.

Pour mieux comprendre la procédure, il faut nous intéresser au concept de routine, et en particulier aux récents apports sur la dynamique des routines (Feldman et Pentland 2003, 2008; Pentland et Feldman 2005; Feldman et al. 2016). Ces auteurs contredisent l’idée très généralement répandue que les routines sont créatrices d’inertie. En s’appuyant sur la distinction établie par Bruno Latour (Latour 2005; Strum et al. 2013) entre ostensif et performatif, ils montrent comment les routines sont sources de flexibilité et de changement au sein des organisations.

L’aspect ostensif des routines est le schéma, la structure abstraite de la routine. C’est ce qui guide les individus pour agir. L’aspect performatif de la routine correspond à un ensemble d’actions concrètes, spécifiques, portées par des acteurs réels, dans des lieux et à des moments précis. C’est dans le performatif que la routine émerge. L’énaction entre l’aspect performatif et ostensif de la routine est une opportunité de variation.

L’intention d’action qu’est l’ostentativité de la routine s’articule constamment à l’action réelle incarnée dans la performativité.

La procédure appartient à l’aspect ostensif de la routine. L’ostentativité peut être formalisée ou tacite. Lorsqu’elle prend la forme d’un écrit décrivant les différentes actions à mettre en œuvre, elle est une procédure. Les individus interprètent à la fois les aspects tacites et formalisés de l’aspect ostensif de la routine pour la performer. C’est ainsi qu’ils improvisent pour adapter les actions à un contexte spécifique. Si l’ostensif contraint le performatif, en retour, le performatif peut être amené à modifier par ajustements progressifs l’aspect ostensif, changeant ainsi la routine à la fois dans son aspect concret mais aussi dans l’idée abstraite à laquelle se réfèrent els individus pour comprendre la routine.

La procédure est donc la formalisation, par exemple par écrit ou sous la forme d’un schéma, d’un processus cognitif, de manière à rendre celui-ci opérationnel et

54

reproductible. On pourrait dire qu’elle modélise ou qu’elle systématise (met en système) les processus.

Elle doit contextualiser ce processus en déterminant ses conditions d’application et les institutions qui l’encadrent, comme par exemple les règles ou les lois auxquelles il doit se conformer. On imagine à quel point les procédures sont donc importantes pour le sensemaking, puisqu’elles orientent l’action.

Cependant, Weick tient cette question à distance, du fait de sa conception de la procédure comme étant figée : les procédures nécessaires à la production des décisions de qualité peuvent produire des actions hésitantes et sans audace. Finalement, la procédure peut ralentir le processus de sensemaking en le contraignant trop. Nous savons pourtant, grâce à Pentland et Feldman (Feldman et Pentland 2003, 2008;

Feldman et al. 2016) notamment, que les procédures, formes ostensives de la routine, sont inscrites dans une dynamique grâce à leur lien avec leur aspect performatif. Weick lui-même est assez sensible à cette dynamique de changement constant du cadre par le biais du sensemaking. C’est même ainsi qu’il conçoit le processus d’organizing : comme un ensemble d’ajustements constants de l’action organisationnelle en énaction avec des croyances.

Le lien entre procédure et processus est ainsi énactionnel : les procédures organisationnelles, plus ou moins formalisées, plus ou moins rigides, plus ou moins conscientes, impactent les processus cognitifs, qui, en retour, ont un effet sur les règles organisationnelles. Il est alors envisageable que les procédures ancrées dans les organisations que nous étudions ici aient un effet sur l’usage des cartes cognitives et leur efficacité à améliorer le processus de sensemaking.

Procédure et processus sont inextricablement liés. Là où le processus est cognitif, la procédure encadre, organise, structure ou encore matérialise le processus. La procédure lui donne une forme stable et explicite. Elle est donc à la fois contraignante et habilitante. Contraignante car elle impose une certaine forme au processus, et habilitante car elle rend le processus applicable en diverses circonstances. « Comme toutes les techniques, les techniques gestionnaires permettent et contraignent » (David

55

2006, p. 250). Si Weick se méfie de son aspect contraignant, il passe à côté de son rôle habilitant.

Bien entendu, la procédure est incapable de formaliser la totalité du processus, et celui-ci la dépasse largement. Les processus sont tous idiosyncratiques et extrêmement complexes, aussi de nombreux aspects échappent-ils à la procédure. Cependant, celle-ci détermine et oriente l’enchaînement cognitif, collectif ou individuel. Selon la forme des procédures, leur degré de formalisation, leur nombre, ou encore les croyances que les acteurs leur accordent, elles systématisent certains processus cognitifs.

Elster (Elster 1997, 1998) propose par exemple d’envisager la procédure décisionnelle selon une trichotomie : voting, arguing, bargaining (vote, argumentation, négociation).

Ces trois modes de décision sont liés à des conceptions différentes de la démocratie et de ses modes décisionnels. Nous développerons largement ces questions démocratiques lorsque nous aborderons les enjeux spécifiques des collectivités territoriales (chapitre 3, section 1.2.). Dès à présent, cette façon d’envisager les différentes procédures de la décision souligne l’importance que cela peut avoir sur les collectifs et sur les résultats produits.

Le vote correspond à la conception de la décision pure de Rousseau. Les gens doivent former leurs préférences de façon indépendante, isolée, pour ne pas être contaminés par l’éloquence. C’est le mode décisionnel privilégié de la démocratie envisagée selon l’angle du choix rationnel – la nôtre, globalement. Cette façon de décider prend ses racines dans la théorie du choix social, profondément rationaliste. C’est une forme de décision que l’on retrouve fréquemment dans les organisations également.

La négociation correspond à une succession d’offres et de contre-offres. Le résultat est déterminé par le mécanisme de ce « jeu » et par le pouvoir de négociation de chacun, et dépend alors des ressources que chacun est à même d’investir, ce qui déséquilibre la relation lorsque l’une des parties dispose de plus de ressources ou de pouvoirs. Dans les organisations, les relations de pouvoir entre les acteurs sont sources de problèmes lorsque les décisions sont négociées, ce qui est souvent le cas.

L’argumentation, enfin, s’inspire du modèle du jury : il faut l’unanimité pour décider.

Cette procédure, issue principalement de la démocratie vue par Habermas (Tine 2008;

56

Marcil-Lacoste 1990; Ferrarese 2010), demande beaucoup plus de temps et d’engagement de la part des acteurs. Cependant, elle a l’avantage de créer une adhésion bien plus forte aux décisions ainsi prises, puisqu’elle a été construite par tous et acceptée volontairement. Malgré ses limites, que nous aurons largement l’occasion de décrire dans la suite de cette thèse, cette perspective a ceci d’intéressant pour notre propos qu’elle laisse toute sa place au débat, tel qu’il est conçu par Weick (1995) : elle fait écho à Weick et à la façon dont se forment les croyances. Si l’on veut améliorer le processus de sensemaking organisationnel, il semble plus pertinent de s’engager dans une décision fondée sur un mode délibératif et argumentatif.

Ainsi, la spécificité organisationnelle et procédurale de chaque cas que nous avons étudié influence les processus organisationnels qui s’y déroulent, comme nous le montrerons dans le chapitre 3. Cependant, un autre élément joue un rôle encadrant qui influe sur les processus : les outils.