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L ES CARTES COGNITIVES

1.1. Cartes cognitives et schèmes

Ce que Weick appelle « cartes mentales » se divise en deux éléments : d’un côté les représentations mentales des acteurs, que d’autres auteurs nomment schèmes, et de l’autre les cartes graphiques ou cognitives, c’est à dire l’outil matériel à proprement parler supposé représenter ces schèmes. De nombreux auteurs (Cossette 1996, 1996, Verstraete 1997a, 1996; Allard-Poesi 1996) font le lien entre la forme de la carte graphique et la forme de la carte mentale, autrement appelé schème. De façon très simplifiée, le schème est généralement décrit comme l’ensemble des concepts et des liens que les unissent au sein de la représentation. La carte cognitive graphique (l’outil) a la même forme : des concepts liés par des relations causales (voire intentionnelles, comme nous le préciserons par la suite).

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Nous pensons que la littérature concernant les cartes cognitives n’explore pas

suffisamment en profondeur la question des schèmes.

Nous proposons donc ici d’alimenter le débat dans ce champ de recherche en décrivant de façon plus aboutie les schèmes et les représentations mentales. Cela nous permettra de mieux comprendre la nature des cartes cognitives comme outil de recherche et de management.

Nous avons déjà décrit la façon dont Vergnaud (2007), didacticien français qui a beaucoup apporté à la didactique des mathématiques, notamment, et Jovchelovitch (2006), psychologue sociale, définissent les représentations, dans le chapitre précédent, mais nous prendrons le temps ici de revenir sur ce concept. Les représentations sont un flux de conscience ou un mouvement continu de notre pensée, grâce auquel nous construisons la réalité à travers un effort de communication et d’action. Elles émergent donc dans l’interaction, et, pour aller plus loin, dans l’énaction et la transaction avec le monde social.

Cela rejoint la notion d’organizing de Weick (1995) : les représentations organisent l’action, et sont en même temps le produit de nos actions. L’organizing a ainsi une forme représentative, en ce qu’il est une énaction continue entre un collectif et son environnement.

Les représentations, plus précisément, sont un système de concepts grâce auquel nous pensons le réel (Vergnaud 2007). Elles prennent ainsi la forme de réseaux de concepts reliés les uns aux autres, et que l’on appelle généralement des schèmes (Verstraete 1996; Allard-Poesi 1996; Cossette 2004; Vergnaud 2007), mais que certains nomment structures mentales ou cartes mentales (Weick 1995). Ces divers schèmes répondent à un besoin naturel : rendre le monde intelligible, afin de pouvoir agir sur lui. Nos schèmes nous permettent plus précisément deux choses : ils servent de cadre à nos actions et les guident, et ils servent ensuite à donner du sens à nos décisions passées.

Les schèmes nous donnent ainsi le sentiment que nous pouvons contrôler les évènements, par exemple en les prédisant.

Le schème est un constituant de la représentation. Sa fonction est d’engendrer l’activité en situation, au fur et à mesure (Coulet 2011, 2013, 2014). Le schème est ainsi une

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« totalité dynamique fonctionnelle. » (Vergnaud 2007). Ceci signifie que le schème est un tout, et que, si l’on peut analyser ses composantes, il ne peut pas fonctionner s’il ne les englobe pas toutes. Observer la composition d’un schème permet cependant de comprendre ce qu’il est et comment il organise l’activité.

Il existe différentes sortes de schèmes, que l’on peut lister de façon non exhaustive ici : les connaissances, les croyances et les valeurs, par exemple. Les connaissances sont des croyances tenues pour vraies. Il n’existe donc pas de différence fondamentale de nature entre connaissance et croyance, un élément sur lequel nous insisterons dans la section suivante de notre propos.

Les quatre composantes d’un schème sont les anticipations, les règles d’action, les inférences et les invariants opératoire (Vergnaud 2007; Coulet 2011, 2013, 2014). Ils sont résumés dans le tableau n°10.

Tableau n°10 – synthèse des composantes du schème – inspiré de Coulet (2011, 2013) et Vergnaud (2007)

« composantes génératives du schème » (Vergnaud 2007).

Elles engendrent l’activité au fur et à mesure.

Elles conduisent l’activité.

Inférences

Ajustement, adaptation du schème selon la situation.

Choix d’une règle d’action pertinente.

En fonction d’un contexte précis, actuel et situé.

Activité humaine ni systématique, ni automatique.

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La première composante, l’anticipation, correspond aux attentes de résultat liées au schème. Ce sont ses buts, voire ses sous-buts. On peut aussi parler de l’intention, du désir, du besoin, de la motivation. Ainsi, les schèmes sont intentionnalisés, anticipatifs.

Ils sont tournés vers un objectif. Sinon, ils seraient vides de sens.

Les règles d’action servent à organiser l’activité, c’est à dire non seulement l’action elle-même mais également tout ce qui concerne la prise d’information et le contrôle de cette action. Les règles d’action, ces « composantes génératives du schème » (Vergnaud 2007), engendrent donc l’activité au fur et à mesure. Elles la conduisent. On voit là le lien étroit entre représentation et activité, que nous avons déjà souligné en définissant l’outil comme un objet pragmatique et symbolique (chapitre 4).

Les inférences consistent en un ajustement du schème selon la situation (Coulet 2011, 2013, 2014). Nous choisissons la règle d’action adaptée, pertinente, en fonction du contexte précis, actuel et situé, dans lequel nous évoluons. L’activité humaine n’est donc jamais automatique. Elle est régulée par des adaptations locales, des ajustements progressifs. L’action ne se déroule jamais de façon systématique, à partir d’un stimulus, mais est toujours inscrite dans un environnement et un maintenant bien précis. Le schème a donc un caractère fondamentalement adaptable.

Enfin, les schèmes se composent d’invariants opératoires, autrement dit de conceptualisations. Ils sont invariants car ils ont un aspect universel (ils s’appliquent à une classe de situations) et opératoires car ils permettent l’action (Coulet 2011, 2013, 2014). Ces éléments du schème ont pour fonction d’identifier et de reconnaître les objets, leurs propriétés, leurs relations et leurs transformations (Vergnaud 2007).

Lorsque ces invariants existent déjà chez le sujet, ils sont combinés ou recombinés pour interpréter la situation. Lorsqu’ils n’existent pas encore, ils émergent en situation et s’articulent aux invariants antérieurs (Coulet 2011). Ces deux activités (combinaison et émergence d’invariants) sont les deux formes de la conceptualisation.

Les invariants opératoires forment alors des systèmes de concepts, implicites ou explicites, conscients ou non. C’est par ce biais que nous organisons et pensons le réel.

C’est pourquoi Vergnaud (2007) considère qu’elles « forment la partie la plus

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directement épistémique du schème. » C’est à ce niveau-là du schème que l’on retrouve les connaissances et les croyances qui structurent notre mode de pensée.

Ces invariants opératoires sont de deux sortes : les concepts-en-acte et les théories-en-acte. Les premiers servent à repérer les éléments pertinents (et non pas vrais ou faux) à retenir dans notre environnement pour agir. Les seconds sont des propositions tenues pour vraies. On peut dire que les théories-en-acte permettent de justifier notre action, tandis que les concepts-en-acte sélectionnent les éléments de la situation à prendre en compte pour agir (Coulet 2011, 2013, 2014). Ils ont donc deux fonctions de conceptualisation différentes, mais sont inextricablement liés. Les concepts-en-acte sont constitués de théories-en-acte. Les théories-en-acte forment le contenu des concepts-en-acte. En d’autres termes, c’est du fait que nous tenons certaines propositions pour vraies que nous pouvons déterminer les informations pertinentes à retenir dans l’environnement.

Par le biais des invariants opératoires, le schème a une caractéristique fondamentalement invariante. Puisque ces invariants concernent une classe de situation, ils sont universels (Coulet 2011, 2013, 2014).

Le schème est donc à la fois invariant et adaptable. Il a d’un côté un aspect systémique et univoque à travers les invariants opératoires, et à la fois un caractère contingent du fait des inférences. Lorino (2002) explique ainsi la façon dont Piaget conçoit l’adaptabilité des schèmes : « Le sujet construit à partir de son expérience des schèmes d’action transposables dans de nouvelles situations. Confronté à des situations nouvelles, il doit s’y adapter, soit en intégrant sa nouvelle expérience aux schèmes d’action dont il dispose (assimilation), soit en construisant de nouveaux schèmes d’action à partir des anciens par abstraction réfléchissante (accommodation) » (Lorino 2002, p. 12)

Ce paradoxe entre invariance et adaptabilité permet de comprendre comment fonctionne l’activité, comment elle se structure : nous sélectionnons les invariants qui nous semblent être les plus adaptés à l’analyse de la situation présente. On peut dire que l’organisation de l’action est invariante, alors que l’activité elle-même est adaptable.

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Les schèmes ont finalement cette forme : « Si… alors ». On pourrait le développer ainsi : « Si je me retrouve dans telle classe de situations, je peux mobiliser tel schème. A partir de ce que j’observe de la situation actuelle, je peux choisir le schème à mobiliser et l’adapter à la spécificité présente. » On comprend alors la définition que propose Coulet (2013, p. 14) de ce schème : c’est une forme invariante d’organisation de l’activité et de la conduite pour une classe de situations déterminées.

On peut finalement résumer la fonction du schème de la façon suivante : il nous sert à prélever et sélectionner les informations pertinentes dans l’environnement, à anticiper les conséquences possibles de nos actions, à en inférer les connaissances les plus pertinentes à mobiliser et à appliquer par conséquent les règles d’action qui sont les plus adaptées à la situation.

Le modèle traditionnel de la décision (« information puis action ») s’effondre alors (Vergnaud 2007; Cohen, March, et Olsen 1972; Weick 1995). Les schèmes gèrent les actions, les prises d’informations et les contrôles nécessaires de façon entremêlée.

L’activité est alors un processus continu structuré par la pensée de façon constante et progressive. On rejoint ici la théorie de Weick (1995) de l’énaction, ainsi que sa conception de l’organisation comme organising, c’est à dire comme processus continu de création de sens. Weick explique que nous agissons, et que ce n’est que rétrospectivement, a posteriori, que nous pouvons expliquer, justifier nos choix.

Rappelons ici sa fameuse maxime : « Comment puis-je savoir ce que je pense avant d’avoir vu ce que je dis ? ». C’est d’ailleurs de cette façon que nous révélons nos croyances sur ce qui est en train de se passer. Le modèle selon lequel la pensée précède l’action est ici obsolète, et c’est en agissant que nous construisons notre pensée, par inférence.

Cette description approfondie du schème est précieuse, selon nous, pour aller plus loin dans la construction des cartes cognitives. En effet, l’identification de règles d’actions, d’anticipations, d’inférences et d’invariants opératoires permettra de mieux appréhender les liens entre pensée et action. Nous proposerons donc, dans la troisième partie, consacrée aux résultats, d’analyser les cartes collectives à travers cette grille de lecture, afin d’expliquer comment les schèmes représentés dans les cartes sont des guides pour l’action pour les collectifs étudiés.

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Si nous lisons cette description du schème selon la théorie du sensemaking, nous retrouvons nombre d’éléments qui se corroborent.

Tout d’abord, rappelons qu’afin de donner du sens à leurs décisions, les acteurs expliquent et justifient leurs motivations à travers le débat organisationnel. Lorsqu’une question émerge, il existe toujours au moins deux réponses possibles. Quand les individus défendent l’une de ces deux réponses, ils révèlent leurs croyances concernant cette question. En cela, la croyance est argumentation. On retrouve ici le rôle des théories-en-acte, qui nous servent à justifier nos actions, mais aussi les règles d’action qui orientent notre activité.

Par ailleurs, les acteurs des organisations ont besoin de stabiliser leur environnement pour réduire le sentiment d’incertitude. Ils formulent alors des prédictions concernant le résultat à venir de leur action. C’est de cette façon qu’ils donnent du sens à leurs actions et qu’ils peuvent expliquer pourquoi ils agissent comme ils le font. Ces prophéties servent du reste de base aux argumentations des acteurs. Finalement, cela rejoint les anticipations qui composent les schèmes.

Si l’on ajoute à cela que la croyance se conçoit dans l’énaction, l’inférence (le fait d’adapter le schème à la situation, à l’environnement) est également l’une de ses caractéristiques. La croyance est donc un outil qui guide l’action, au même titre que la connaissance. La conceptualisation, finalement, ne se limite pas à la connaissance (Coulet 2011, 2013, 2014). Tous les types de schèmes (normes, valeurs, croyances, intuitions, conjectures, convictions) ont le même rôle. Ils servent tous à organiser la réalité et à agir sur elle.

La carte cognitive graphique a la même forme que le schème, mais, comme nous allons le voir dans le paragraphe suivant, elle ne peut en aucun cas être considérée comme identique à ce schème.