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L ES CARTES COGNITIVES

2. C ARTES COGNITIVES ET DECISION COLLECTIVE

2.3. Pour un outil heuristique

Si nous nous inscrivons dans le courant du sensemaking, nous envisageons les outils comme des objets énactionnels et symboliques. Par ailleurs, nous devons veiller à améliorer le processus de création de sens dans les organisations. Nous envisageons donc la carte mentale comme un outil heuristique, c’est à dire qu’il est destiné à la fois à la découverte de ses propres croyances et des croyances de l’autre.

L’heuristique est la découverte de sa propre pensée, mais aussi de celle de l’autre. Or, nous avons vu combien l’altérité était un concept important dans la construction du consensus (Tine 2008). Percevoir l’autre comme sujet pensant, voilà ce que la carte peut permettre. S’adresser à lui de sujet à sujet, et non de sujet à objet, comme dans la rationalité solitaire et egocentrique de Descartes, peut s’avérer bénéfique pour le travail collectif. Sans compter les enjeux éthiques et démocratiques développés dans les chapitres 3 et 4, autour de la démocratie délibérative (Habermas 1986, 1997, Elster 1997, 1998).

L’heuristique est une démarche hautement rétrospective. La découverte de ses propres schémas mentaux incite l’individu à rationaliser a posteriori ses actions. Les acteurs en tirent également des prédictions, et révèlent ainsi leurs croyances. L’heuristique est donc une façon fructueuse de dynamiser le sensemaking.

Il est frappant de noter, d’ailleurs, que certains auteurs appellent les cartes cognitives des « cartes heuristiques ». C’est le cas de Verstraete (1997a), pour qui la carte cognitive est une méthodologie « heuristique » en cela qu’elle donne une place centrale à l’activation de l’imagination, de l’intuition, du recours au jugement et à l’expérience.

Or, « il est admis depuis longtemps que la gestion stratégique est autant affaire

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d’intuition et de vision que d’emploi de méthodes quantitatives plus ou moins sophistiquées » (Desreumaux, cité par Verstraete (1997a)). La carte cognitive a donc cela de séduisant qu’elle s’écarte des méthodologies rationalistes d’aide à la décision et favorise un processus fondé sur la créativité des individus, plus utile pour créer collectivement du sens. Verstraete incite à employer des méthodes dites

« incrémentalistes » pour aider à la décision et accompagner les acteurs sur le terrain, ce que David (2001) préconise aussi. Ces démarches consistent à s’instruire à partir de l’action et à rester sensible à la mobilisation des hommes et à la surveillance de l’environnement. L’heuristique est donc aussi une façon d’envisager l’implémentation de l’outil. Il ne s’agit pas d’imposer, mais d’accompagner ou de faciliter.

David (2001) explique ainsi que si l’on veut construire un outil exploitable et utile, qui ait du sens, il nous faut travailler en coopération avec les praticiens, adapter le niveau de complexité du modèle aux compétences de ceux qui vont l’utiliser, nous familiariser avec les logiques (croyances) de l’organisation visée, nous assurer que le mode d’emploi de l’outil est clair pour ceux qui auront à le manipuler, envisager des modifications possibles futures de l’outil, prévoir un jeu (un slack) pour que les acteurs puissent ajuster, adapter l’outil à chaque situation, et être conscient que l’outil ne propose que des possibilité, des potentialités fondées sur des concepts préconçus et en rien des vérités universelles (David 2001).

Ce chercheur considère que l’on peut analyser l’implémentation des outils en utilisant trois variables : l’orientation en termes de relations ou de connaissances du modèle, le degré de formalisation et le degré de contextualisation. Ainsi, les modèles experts, par exemple, s’orientent vers la connaissance, tandis que d’autres outils peuvent se focaliser sur les relations (la structure organisationnelle ou les procédures de réunions par exemple). Certains peuvent être orientés vers les deux. Les cartes cognitives que nous souhaitons mettre en œuvre sont orientées vers les relations avant tout, mais aussi vers les croyances (qui sont des schèmes) et donc, d’une certaine manière, vers les connaissances, qui sont des croyances tenues pour vraies.

Le degré de formalisation de l’outil renvoie à la précision de sa description (est-il très précisément explicité ou ne donne-t-il qu’un cadre général) et son degré de contextualisation correspond au niveau d’adaptation de l’outil à l’organisation. Plus un

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outil est contextualisé, plus il aura de chances d’être implémenté dans l’organisation. La carte est peu formalisée quant à sa construction, puisqu’elle fonctionne comme une boîte vide que les acteurs auront à remplir, et puisque les entretiens sont très libres (des précisions quant au procédé de construction des cartes seront données dans le chapitre 6). Elle est hautement contextualisée puisqu’elle prend directement en compte les croyances des acteurs concernant l’organisation, la situation spécifique étudiée et l’environnement immédiat. Cette contextualisation se construit au fur et à mesure des entretiens effectués, et accompagne ainsi une formalisation progressive de l’outil.

C’est ce que David (2001) appelle « incrémentation » : cela signifie que la formalisation et la contextualisation de l’outil doivent se faire au fur et à mesure, en même temps. Il s’agit de prendre en compte, dans la construction de l’outil, les réalités locales de l’organisation au fur et à mesure de sa conception. Ceci fait écho à la

« conventionnalisation » (Cabantous et Gond 2012; Cabantous, Gond, et Johnson-Cramer 2010; Cabantous et Gond 2010), autrement dit à l’encastrement progressif des acteurs dans des représentations sociales. Rappelons que ce processus est l’un des trois qui permet la performation des théories.

On oppose donc ici l’heuristique à la normativité. Les cartes n’ont pas pour objectif de dire quoi faire, de donner une orientation précise ou de proposer des solutions optimales. Elles ouvrent au contraire le champ des possibles et font confiance en la capacité de jugement des acteurs pour faire leur choix en toute conscience et être en mesure de les justifier. La démarche heuristique propose ainsi non pas de résoudre des problèmes mais plutôt de poser, concevoir et formuler des problèmes.

Les cartes cognitives sont utilisées dans notre démarche à la fois comme outil de recherche (qui a permis le recueil de données et l’exploration des pensées des acteurs) et comme outil managérial (pour faciliter le débat). Elle a donc un rôle heuristique double, sur lequel nous reviendrons dans le chapitre 6 sur la recherche-intervention : elle permet à la fois aux acteurs d’initier (ou de prolonger) un processus de sensemaking, mais également au chercheur de construire son propre objet de recherche.

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En particulier, nous avons eu pour ambition de découvrir non seulement la pensée des acteurs au début du processus, mais également d’observer d’éventuels changements dans leurs transactions, qui pourraient être le signe que le sensemaking est performé.

2.4. La carte cognitive : quel modèle performatif de la décision ? Pour performer (Cabantous et Gond 2012; Cabantous, Gond, et Johnson-Cramer 2010;

Cabantous et Gond 2010) le sensemaking à travers les cartes cognitives, nous devons envisager trois processus entremêlés :

- la conventionnalisation, qui s’apparente au travail d’heuristique et d’incrémentation décrit dans la page précédente,

- l’ingénierie, qui consiste à concevoir des outils encastrés dans des théories de la décision. Nous allons revenir sur ce point ici, mais, déjà, nous avons précisé au fil de ce chapitre les liens forts qui existent entre la théorie du sensemaking et l’usage des cartes cognitives,

- la marchandisation consistera, à travers notre démarche de recherche, à utiliser la carte comme vecteur de la théorie.

A priori, les cartes cognitives sont des outils issus d’une épistémologie constructiviste et sont largement mobilisées par des chercheurs du courant cognitiviste en gestion.

Pourtant, cette méthodologie a été largement déployée aujourd’hui dans d’autres contextes de pensée. Des positivistes s’en saisissent, des rationalistes y trouvent un intérêt, et, finalement, beaucoup de chercheurs ou de consultants la mobilisent sans vraiment s’interroger sur la théorie sous-jacente que cette méthode souhaitait performer à l’origine.

Cela est sans doute dû au fait que la carte cognitive en elle-même est suffisamment

« ambivalente » pour proposer des solutions managériales dans des contextes très diversifiés. Cette section entend montrer dans quelle mesure la carte cognitive peut être rapprochée de divers modèles décisionnels, et en quoi cela peut être un avantage pour l’implémenter mais un désavantage pour la performer.

La carte cognitive propose une procédure décisionnelle qui emprunte en réalité à plusieurs modèles théoriques utilisés dans les organisations (voir les modèles rationnel,

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procédural, de la poubelle et énactionnel du chapitre 2). Elle permet donc d’organiser la cognition de différentes manières, et dispose d’une souplesse d’appropriation importante.

Pour ce qui est du modèle rationnel, la carte cognitive, une fois schématisée, propose une analyse en termes de causes et d’effets. Elle est instantanée, c’est à dire qu’elle n’a aucune temporalité sous sa forme finale. Elle est comme une photographie des raisons au filtre desquelles chaque décision peut être passée. On appelle d’ailleurs souvent ces cartes des cartes causales. On comprendra qu’un tel modèle peut être appréhendé facilement par les organisations qui favorisent une vision rationnelle de la décision, et qui ont besoin de s’appuyer sur des raisonnements logiques. La forte influence du NPM sur les croyances organisationnelles crée sans aucun doute un besoin fort de rationalité des outils. Ce à quoi la carte cognitive peut répondre.

Le processus de construction des cartes est par ailleurs de type procédural. En effet, le chercheur propose un certain nombre d’étapes inscrites dans une temporalité longue pour décider. La solution pour laquelle on optera à la fin sera la moins insatisfaisante possible car il faudrait un temps infini pour envisager de récolter la totalité des informations nécessaires à une décision optimale. La carte cognitive propose ainsi une exploration des alternatives possibles, des préférences des acteurs et des informations disponibles. Elle est en mesure d’améliorer le processus décisionnel en ce sens qu’elle améliore la procédure décisionnelle.

D’un autre côté, la carte cognitive a donc aussi une forte accointance avec le modèle de la poubelle. D’abord parce que la négociation est un élément clé de la procédure de la carte, ce qui laisse à penser que l’organisation est envisagée comme un espace politique.

Dans les collectivités locales, en particulier, instaurer du débat revient à interroger la possibilité d’un fonctionnement démocratique délibératif. Les différentes positions des uns et des autres et les coalitions se dessinent dans la comparaison entre les cartes. La carte sert en outre de corbeille à papier. Chaque acteur jette dans sa carte des solutions et des problèmes. La carte elle-même offre une opportunité de choix et structure la participation des acteurs. Lorsque la carte est finalement agrégée, la rencontre entre les acteurs autour de la carte offre une nouvelle opportunité de choix. Des problèmes rencontrent alors des solutions, dont les participants présents se saisissent ou pas.

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Enfin, la carte cognitive, bien entendu, est fortement influencée par le modèle énactionnel de la décision. C’est un outil heuristique. L’entretien lors duquel chaque carte est construite est une occasion de créer du sens de façon rétrospective. La carte a la forme d’un schème (des concepts et des liens), mettant au cœur du processus les croyances. Enfin, cette méthodologie part du postulat que c’est dans l’interaction que se construisent les croyances et les décisions, et nous avons pris le parti de les utiliser pour offrir un espace de débat aux acteurs.

Il semblerait donc que la carte cognitive réponde à de nombreuses attentes organisationnelles des collectivités territoriales et soit capable de s’adapter à différentes visions organisationnelles. On pourrait donc faire l’hypothèse que la carte cognitive est utile quel que soit le contexte organisationnel. Pourtant, notre recherche s’appliquera à démontrer que cet outil n’est vraiment saisi par les acteurs que dans certaines circonstances.

Si, d’un côté, cet outil est sans doute plus facile à implémenter que d’autres du fait de cette « ambidextrie », il y a fort à parier que sa capacité à performer la théorie du sensemaking en soit par contre diminuée. En effet, les acteurs trouveront une certaine familiarité dans ces modèles et il est probable qu’ils puisent dans des schèmes déjà existants (rationnels par exemple) pour la comprendre. Dans de telles circonstances, l’assimilation de nouveaux schèmes pourrait être mise à mal.

Rappelons à quel point les individus ont tendance à s’accrocher à leurs croyances, comme nous l’avons précisé dans la première partie. La stabilité des croyances, la difficulté à les réviser, pourrait inciter les acteurs à ne voir dans la carte que ce qu’ils ont envie de voir, autrement dit, par exemple, un outil rationnel qui propose des liens de cause à effet.

C’est un aspect sur lequel nous devrons rester vigilants lorsque nous analyserons nos résultats : dans quelle mesure les acteurs mobilisent-ils des schèmes issus d’autres modèles pour utiliser la carte, et dans quelle mesure en assimilent-ils de nouveaux ?

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