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T ROIS ORGANISATIONS , TROIS PROCEDURES DECISIONNELLES

1. L E CONTEXTE : LES COLLECTIVITES TERRITORIALES Pour comprendre quels enjeux traversent nos terrains de recherche et afin de les mettre

1.1. Le succès paradigmatique du NPM

Suite à l’avènement, dans les années 90, de la Nouvelle Gestion Publique, héritée du New Public Management (NPM) anglo-saxon, et à la montée en nombre de ses partisans, la culture de la rentabilité a fait son entrée dans les préoccupations des acteurs. Ses défenseurs voudraient moderniser la fonction publique en valorisant des notions telles que la performance, l’efficience ou la concurrence, empruntées aux logiques de marché.

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Emery et Giauque (2005) partent du constat que l’emploi public a cristallisé les critiques à l’encontre du service public et qu’ont été soulevés de réels dysfonctionnements de l’appareil bureaucratique. L’idée que la fonction publique a atteint les limites de son modèle s’est très tôt répandue, avec notamment la représentation classique et caricaturale des « fonctionnaires budgétivores » face aux « vertueux producteurs » (Jeannot, Rouban et al. 2009). Le fait, en particulier, que les agents soient excessivement protégés même en cas d’incompétence avérée a fortement influencé l’imaginaire collectif (Emery et Giauque 2005). La représentation traditionnelle des fonctionnaires trop nombreux, inefficaces, privilégiés et arrogants a poussé les managers à s’engager dans un mouvement de « mimétisme » du secteur public vers le privé.

L’expérience d’achat des populations concernées par les services, issue des évolutions culturelles de la société de consommation actuelle, accentue le phénomène (Pesqueux 2006). L’évolution sociétale vers un modèle de marchandisation, accompagné d’une exigence d’individualisation des produits et d’ouverture de l’éventail de choix impacte les consciences. Il parait légitime au citoyen d’aujourd’hui de pouvoir disposer, partout et à tout moment, d’une grande variété d’options afin que la réponse à son besoin soit spécifique, individuelle et appropriée. Finalement, l’habitude de consommer rend les usagers plus pointilleux. Comme on choisit la couleur, les options, la marque et le modèle de sa voiture, on veut pouvoir choisir le service qui nous convient.

Cette « privatisation » de la fonction publique donne lieu à une réforme en profondeur des valeurs, de la culture, des relations d’emploi et du fonctionnement du service public qui a été entamée pour moderniser et dynamiser la bureaucratie weberienne jugée archaïque et paralysée. Ce courant, qui domine aujourd’hui en gestion publique, encourage donc plutôt à l’utilisation d’outils de gestion rationalistes, issus de la gestion privée. Pesqueux (2010) définit le NPM comme étant « l’ensemble des processus de finalisation, d’organisation, d’animation et de contrôle des organisations publiques visant à développer leurs performances générales et à piloter leur évolution dans le respect de leur vocation. » Il s’agit d’adopter une « rationalisation » des choix budgétaires et de s’inscrire dans une « idéologie progressiste de l’excellence » et un « volontarisme managérial ».

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La crise économique qui a durement frappé le monde en 2009 a accentué ce besoin d’articuler les décisions publiques autour de calculs rationnels des coûts et des bénéfices (Hertzog 2012; Guirou 2013). Cette pression est d’autant plus forte sur les communes qu’elles doivent gérer un budget autonome, qu’elles voient leurs dotations de l’Etat fondre, et que certaines sont au bord de la faillite financière (Hertzog 2012).

Rationaliser permet d’expliquer, de rassurer et de favoriser la transparence des processus, dans un contexte où l’incertitude et la suspicion grandissent. En termes de sensemaking, finalement, la rationalisation est une façon de simplifier et de donner du sens face au chaos auquel sont confrontées les collectivités.

En outre, on ne peut pas parler des collectivités territoriales sans évoquer les réformes qui réorganisent régulièrement la fonction publique territoriale, et qui s’efforcent de rationaliser la gestion publique.

La loi dite « LOLF » 5 avait pour ambition de rationaliser les dépenses publiques.

Plusieurs critiques ont été formulées par divers chercheurs, en particulier concernant les problèmes de management induits par ces transformations (Perret 2006; Lacaze et others 2006; Alilat, Garcin, et Gibert 2016; Damart 2016). Les contradictions entre le volet management de la loi et les logiques institutionnelles ou la culture de la fonction publique sont problématiques. Comment concilier individualisation du management et logiques de carrières, par exemple ? Par ailleurs, des problématiques liées aux politiques publiques et aux processus décisionnels ont été évoquées : « La vision programmatique de l’action publique qu’essaie de promouvoir la LOLF demeure encore toute théorique.

Elle est largement déconnectée des processus de prise de décision et de mise en forme des politiques publiques. » (Perret 2006).

La réforme de 20106, mise à jour en 20147, avait quant à elle pour but de transformer en profondeur le système institutionnel local (Herzog, 2012). De plus en plus, les critiques se font sévères à l’encontre du « millefeuille » administratif territorial, dont les niveaux successifs entrainent de la lourdeur, du flou et de l’inefficacité. Les nombreux rapports

5 Loi n° 2001-692, du 1er août 2001, loi organique relative aux lois de finances (LOLF)

6 Loi n° 2010-1563 du 16 décembre 2010 de réforme des collectivités territoriales

7 Loi 2014-58 du 27 janvier 2014, loi de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles

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évoquent des « dés-économies d’échelle ». Les départements, notamment, sont de plus en plus controversés. Cette loi propose, en premier lieu, de mettre en place des systèmes de métropoles autour des grandes villes de France, afin d’absorber une partie des compétences des communes et des départements. Ce projet « est destiné à renforcer un pôle urbain afin d’en améliorer la compétitivité et la cohésion » (Herzog, 2012). Cette nouvelle personne publique concerne de près notre interrogation puisque deux des communes que nous étudions ici (C2 et C3) sont concernées par la métropole marseillaise, ce qui a des conséquences importantes en termes de gestion. Le contexte spécifique de Marseille et des communes concernées par la métropolisation a conduit à une opposition très forte des élus locaux à ce projet de loi. Diverses critiques ont en effet été soulevées, comme la lourdeur administrative de ces structures et les inerties dues à l’effet de taille, la perte de proximité avec les administrés pour les compétences centralisées sur la ville-centre, et la complexification territoriale entrainée par cette réorganisation (Dumont 2016).

Enfin, la loi de 20158 transfère une partie des compétences des communes vers l’intercommunalité. Ici aussi, la logique consiste à concentrer le pouvoir local et à réduire la marge de manœuvre des communes. Elle insiste également sur les enjeux de rationalisation de l’organisation territoriale et sur l’amélioration de la transparence et de la responsabilité financière, qui comprend notamment la création d’un observatoire de la gestion publique locale. L’influence du courant du NPM n’est pas étrangère à ces ambitions.

De plus, diverses fusions et des dissolutions sont à l’ordre du jour, comme le projet de faire disparaître définitivement le département (Herzog, 2012). Parmi les éléments clés de la loi, on envisage notamment une simplification des structures par le biais d’une fusion de certains niveaux d’autorité territoriale et la simplification de la répartition des compétences. Un second axe du texte est la « promotion d’une gestion budgétaire performante. » (Herzog, 2012).

8 Loi n°2015-991 du 7 août 2015 : loi portant sur la Nouvelle Organisation Territoriale de la République (NOTRe) qui confie de nouvelles compétences aux régions et redéfinit clairement les compétences attribuées à chaque collectivité territoriale

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Toutes ces notions sont évidemment inspirées des théories économistes et gestionnaires issues du courant du choix social. La formation des décideurs publics, très influencés par ces théories, a certainement joué un rôle dans cette obsession croissante pour la rationalisation.

Pourtant, le courant du NPM a montré ses limites à de nombreuses reprises. La dégradation des conditions de travail (Emery et Giauque 2005; Pesqueux 2006), le coût important des audits (Joncour 2001), les contradictions culturelles entre les logiques de performance et l’esprit de service public qui entament la motivation des agents (Emery et Giauque 2005; Pesqueux 2006) et les résultats peu satisfaisants des privatisations en termes de prix et d’efficacité des services (Joncour 2001; Gence-Creux 2001) amènent à s’interroger sur la pertinence de cette approche de la gestion publique.

Les outils d’aide à la décision rationalistes, notamment, ont été critiqués. Par exemple, la méthode du transfert des bénéfices, qui se concentre sur un calcul coûts-bénéfices par anticipation, affiche non seulement un taux d’erreur élevé, mais se montre appropriée seulement dans certaines circonstances (Rozan et Stenger 2000).

Un fait demeure pourtant : ce courant est très performatif. Sa forme normative a poussé à la mise en œuvre de nombreux outils et à la formalisation des processus de décision.

Comme nous le verrons, ces préoccupations de rationalisation occupent les esprits sur le terrain.

Pourtant, une autre préoccupation transparait également dans la fonction publique territoriale : celle de la démocratie, de la délibération et, finalement, de la façon dont doivent être menées les politiques publiques.

1.2. Le débat dans les collectivités locales : la question de la