• Aucun résultat trouvé

Étymologiquement, consensus signifie « faire sens avec » ou « faire sens comme » : c’est un processus de sensemaking, de création de sens collective. Il y a au cœur de ce concept l’idée d’une altérité (on fait sens avec les autres) et d’une communauté (on construit un sens identique). La décision ne pourra pas aboutir si les individus n’atteignent pas un consensus cognitif suffisant pour se mettre d’accord. L’un des enjeux des organisations est d’ailleurs de parvenir à coordonner des acteurs qui poursuivent des objectifs différents, parfois contradictoires (Girin 2012). La complexité, inhérente au collectif, peut ainsi nuire à l’activité commune.

Si l’on veut prendre une décision collective, il faut arriver à un certain consensus cognitif, c’est à dire à des similarités sur la façon dont les problèmes clés sont définis et conceptualisés. Il ne s’agit donc pas seulement de trouver un accord sur la décision à prendre, mais également sur la façon dont on comprend le problème (Mohammed et Ringseis 2001).

C’est d’ailleurs tout l’enjeu de la démocratie délibérative d’Habermas (Habermas 1986, 1997). Son concept central est celui du consensus rationnel, qui doit permettre d’émanciper les citoyens (Marcil-Lacoste 1990; Tine 2008; Blanc 2006, 2009). Sa conception de la rationalité est prospective : la « raison décidée », opposée au dogmatisme et à la confiscation de la raison par les élites, est l’ouverture à une vérité future. Le consensus est vu comme une conséquence de cette rationalité. L’objectif

137

démocratique doit être l’entente et l’accord entre des sujets capables d’agir et de parler en vue de l’action commune. Le consensus se construit dans une communication libre, sans aucune domination. Habermas veut fournir les conditions de possibilité d’une existence sociale libérée de la contrainte. Le philosophe veut ainsi libérer le sujet du solipsisme cartésien (Descartes 1637) inspiré par le « cogito ergo sum ». Il veut renouer avec la reconnaissance de l’autre et replacer l’interaction au cœur du processus. Le rapport de sujet à objet laisse place au rapport de sujet à sujet, dans une ouverture bénéfique à l’altérité. L’émancipation est donc un processus de rationalisation intersubjective, grâce auquel les acteurs arrivent à un « accord rationnellement motivé » dont la validité est reconnue par tous. L’universalisation habermassienne consiste donc à passer de sa position unique (je) à un idéal d’intercompréhension par le biais de la discussion. La discussion doit avoir pour finalité l’universalisation (sinon elle est creuse car chacun reste enfermé dans sa subjectivité) et l’universalisation n’est valide que si elle passe par la discussion (car sinon elle reste métaphysique et n’est pas valide). Le processus consiste donc à reconstruire nos intuitions de façon rationnelle et procédurale, à travers le débat, pour leur donner un statut de vérité.

On perçoit ici tout l’enjeu éthique de cette « diskursethik » (ou « argumentation morale ») d’Habermas. Elle doit d’ailleurs beaucoup à Kant (1788, 1781, et surtout 1790) qui veut rendre aux hommes leur responsabilité en les incitant à faire usage de leur entendement. Le fameux « sapere aude » : ose savoir, ose te servir de ta raison. La question centrale pour Kant est « que dois-je faire ? » (Tine 2008). En cela, il s’oppose à Aristote, dont la préoccupation était de mener une vie bonne. Pour Kant, il s’agit plutôt de savoir à quelles conditions une norme peut être dite valide. Il redonne la priorité au juste sur le bien. Tout l’enjeu est donc pour ce dernier de reconstruire une éthique à travers la communication politique. Il est à la recherche de règles universelles susceptibles de s’appliquer à tous.

On voit là tout l’intérêt de cette approche pour notre sujet : quelles procédures et normes de décisions pour quelle pratique de la décision ? Les théoriciens de la praxis performative insistent sur cette question de l’éthique des outils et des théories qui les soutiennent. Ils invitent à utiliser des outils qui sont souhaitables d’un point de vue normatif, c’est à dire qui favorisent la communication et l’écoute (et donc la

138

discussion). Choisir des théories qui ont un impact humain ou social positif est préférable. Les activités de la recherche ont des conséquences sur le monde (Royer 2011), qu’on ne peut occulter. Il existe donc une responsabilité sociale du chercheur, que nous souhaitons ici assumer pleinement. Si Royer met en lumière des éléments de débats non encore tranchés aujourd’hui quant aux modalités de cette responsabilité, il ressort malgré tout que l’engagement du chercheur vers un mieux-être social est souhaitable, et qu’il serait dommageable pour un scientifique de ne pas s’interroger sur l’impact potentiel de son travail à terme.

Nous rejoignons donc là deux enjeux importants sur le terrain : l’importance du débat dans un espace démocratique comme le sont les collectivités territoriales (voir chapitre 3) et le rôle positif du sensemaking en termes de communication au sein de l’organisation. Si la décision se construit sans discussion, par un sujet seul détenant toute l’autorité, elle n’a aucune valeur au regard du collectif. Dans un espace comme les collectivités territoriales, nous l’avons vu dans le chapitre 3, cet enjeu est plus crucial encore puisque nous sommes dans une institution de la démocratie. Les décisions sont supposées être prises dans le souci de l’intérêt général et dans l’esprit du service public.

Eriger les décisions prises en raison, à travers le débat, n’est pas seulement utile en termes pratiques, c’est aussi désirable en termes politique et moral.

Le consensus, construit dans la discussion, est donc un objectif louable. L’objet de notre outil sera de permettre de négocier une réalité suffisamment partagée dans le groupe pour permettre l’action. Les travaux sur la décision focalisent trop souvent sur une négociation concernant la marche à suivre, l’action elle-même, et oublient trop souvent les conflits cognitifs, dus à la diversité des schèmes, et qui, s’ils ne sont pas au moins partiellement résolus, peuvent grever toute la suite de la démarche. La définition du problème doit donc être une étape déterminante du processus collectif de décision, et c’est exactement ce que devra permettre une carte cognitive collective. (Allard-Poesi 1996) remarque d’ailleurs que si les représentations des acteurs divergent, les cartes peuvent servir d’outil de structuration et de résolution de problèmes au sein des groupes. Elles mettent en évidence les points d’accord et de désaccord entre les membres de l’organisation.

139

Les travaux de Mohammed et Ringseis (2001) sur la cognition partagée sont ici très utiles. Elles ont posé 6 hypothèses, qu’elles ont mises à l’épreuve lors d’une expérience regroupant 148 étudiants de la Penn State University. Ces étudiants ont été réunis aléatoirement en groupes de 4 personnes. Chaque groupe s’est vu assigner des conditions expérimentales : décision à l’unanimité ou décision à la majorité. Le cas consistait à former une association de commerces. Chaque étudiant représentait un commerce (épicier, fleuriste, boulanger et liquoriste). Un certain nombre de décisions collectives devaient être prises, comme la température du bâtiment, le style publicitaire ou les procédures de recrutement.

Elles ont obtenu les résultats suivants :

- Elles n’ont pas révélé de preuve significative qu’une plus grande coopération dans un groupe amenait à plus de consensus cognitif.

- Lorsque la règle de décision est l’unanimité (4 individus sur 4 approuvent la décision), le consensus cognitif est plus facile à atteindre que lorsqu’elle est à la majorité (3 individus sur 4 seulement approuvent la décision). Il est d’ailleurs intéressant de constater que la règle de décision à l’unanimité n’a pas du tout ralenti le processus de décision, et qu’un accord a été trouvé dans un temps tout à fait équivalent à celui des groupes ayant pour règle la majorité.

- Les groupes qui s’engagent plus dans le processus cognitif (c’est à dire qui cherchent à comprendre le point de vue de l’autre, à comprendre les raisons de ce point de vue, etc.) atteignent plus facilement le consensus cognitif.

- Elles n’ont pas trouvé de preuve évidente qu’un plus grand consensus cognitif permettait, à l’avenir, d’envisager de nouveaux problèmes de façon plus consensuelle dès le départ.

- Plus le désaccord cognitif est fort, plus l’implémentation de la décision est perçue comme peu probable par les participants.

- De même, plus le désaccord cognitif est fort, plus le niveau de satisfaction des participants concernant la décision est bas.

Ce qui nous intéresse ici est que, si nous voulons réussir à faciliter efficacement le processus décisionnel, il nous faudra inciter à l’engagement des acteurs dans le processus cognitif afin d’instaurer un consensus cognitif suffisant pour permettre un

140

niveau de satisfaction important des participants. La carte cognitive le peut-elle ? Nous tenterons d’y répondre dans le chapitre 5.

Pour autant, il serait extrêmement périlleux de se focaliser uniquement, dans notre démarche, sur la construction de consensus, et d’oublier à quel point le conflit est structurant et combien la diversité cognitive est riche. Au demeurant, comme nous le verrons, le consensus n’est possible qu’à travers la mise en perspective des débats, c’est à dire à travers des transactions quant aux désaccords des individus.

La vision habermassienne, notamment, a entraîné nombre de critiques, que l’on comprend, quant à la faisabilité de la démarche d’universalisation. Un monde dans lequel les individus peuvent discuter de façon entièrement libre est utopique, ne serait-ce que parserait-ce que la société, complexe, impose ses normes et ses règles à chacun. De plus, cette vision très rationnelle de la communication incite à rappeler qu’il existe d’autres modalités relationnelles, comme la confiance ou la solidarité. Par ailleurs se pose cette question : le projet d’Habermas consiste-t-il à abolir le conflit ? Au-delà du fait qu’un tel programme est utopique, on peut s’interroger sur sa pertinence. Est-il vraiment souhaitable que le conflit disparaisse ?