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2. S ENSEMAKING ET CROYANCES

2.3. Plausibilité plutôt qu’exactitude

« Le sensemaking n’est pas affaire de précision ou d’exactitude mais de plausibilité » (Weick, 1995, traduit par Vandangeon-Derumez et Autissier 2006). Le modèle du sensemaking n’est pas, en effet, la perception exacte de l’objet. La représentation que nous avons de la réalité est une interprétation pour laquelle il n’existe aucun moyen de statuer si elle est vraie ou fausse, ce qui rend l’analyse objective inconcevable.

D’ailleurs, Weick (2012) explique que peu d’études ont été faites sur l’exactitude des perceptions des managers, mais que celles qui existent montrent toutes que leur vision est majoritairement inexacte.

Le monde est complexe, surtout dans son aspect relationnel : politique, intérêts conflictuels, multiplicité des identités individuelles, etc. Tous ces éléments font que la réalité est très difficile à saisir avec exactitude. Face à la masse d’informations très

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importante et à la complexité du réel auxquelles sont confrontés les individus, il s’avère indispensable pour eux « de simplifier le réel pour se donner les moyens d’agir » (Vandangeon-Derumez et Autissier 2006). La recherche d’exactitude semble alors inutile et vaine la plupart du temps pour créer du sens.

Ainsi, les individus « filtrent » le réel, ils en extraient des indices marquants pour l’appréhender. Ils reconstruisent ainsi rétrospectivement le passé et l’embellissent. Ils ne le retranscrivent pas dans sa réalité complexe. Quand les gens imaginent la réalité (c’est à dire forment une image d’elle) ils partent d’indices concrets puis ils inventent un monde dans lequel cet indice a du sens. C’est un véritable acte de divination (Weick 2012).

De plus, les gens ont besoin d’agir vite dans la majorité des cas et l’exactitude demande du temps. Les perceptions exactes peuvent donc immobiliser, empêcher l’action. Par exemple, le temps de la délibération, l’objet peut avoir changé et la conclusion de la délibération n’est alors exacte que pour un élément passé et plus pour sa réalité présente. Ce qui a fini par être délimité et identifié a peut-être même cessé d’exister entre-temps. D’ailleurs, le fait même de chercher la vérité sur l’objet le modifie. On élabore à son sujet des prédictions, on commence à énacter le réel, à le construire et par là même à le modifier et à se modifier soi-même. Chercher l’exactitude est donc une quête bien futile pour qui veut agir.

Par contre, les acteurs s’appuient souvent sur des « jugements d’exactitude » (penser qu’une croyance est exacte et s’y tenir) pour s’engager dans l’action. Les perceptions inappropriées peuvent donc conduire à des résultats très positifs. Elles peuvent mener à l’action et vaincre ainsi l’inertie. Elles peuvent même pousser à atteindre des buts qui pourraient sembler inatteignables s’ils avaient été évalués en toute objectivité, avec justesse, rationalité et exactitude. On se souvient de l’exemple des Hollandais : leur perception de la carte était fausse, mais le résultat s’est pourtant avéré positif.

Ainsi, l’inexactitude peut produire un enthousiasme fertile, une confiance en soi fructueuse. Autissier (2017) peut alors affirmer que, lorsqu’on est dans la plausibilité plutôt que dans l’exactitude, « ce qui est perdu en objectivité est regagné en activité. » Une réponse énergique, confiante, motivée, fondée sur une plausibilité, pourra s’avérer

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beaucoup plus profitable. Dans un monde changeant et malléable, des actions confiantes, osées et enthousiastes, même si elles sont basées sur des illusions, peuvent s’avérer adaptées.

Que se serait-il passé, se demande Weick, si le leader des Hollandais avait su que la carte était fausse ? S’il les avait guidés quand même jusqu’au camp en se servant de cet outil défaillant, l’exemple aurait été, nous dit-il, plus parlant encore. Le bon leader sait qu’il navigue à vue, qu’il ne sait pas vraiment où il va, mais guide malgré tout son équipe. Il insuffle de la confiance, il désigne une direction générale, il propose une vision claire du chemin à parcourir pour y parvenir. Il propose un but pour engager dans l’action. Il crée des actes de foi. Puis, la confirmation de la prophétie, par le succès de l’action, fait le reste.

Ce qui les a sauvés, ce n’était donc pas d’avoir une carte appropriée, mais de la considérer comme appropriée et de s’en servir pour garder espoir, pour prendre des décisions, pour avancer. La plausibilité s’est avérée plus utile. S’ils avaient été dans l’exactitude, ils auraient eu conscience qu’ils n’avaient pas la bonne carte, et ils auraient pu paniquer, se laisser mourir ou avancer au hasard.

Ce qui compte n’est pas d’avoir une carte (cognitive) précise de l’environnement, mais c’est d’avoir une carte qui mette de l’ordre dans le monde et nous pousse à l’action. La plausibilité, le pragmatisme, la cohérence, l’invention, sont bien plus utiles que l’exactitude. C’est un élément très important de compréhension du rôle des cartes cognitives, comme nous le verrons par la suite.

Ce qui constitue le sensemaking, finalement, c’est donc « une bonne histoire » (Weick, 1995), une histoire plausible. Pour Weick (2012), organiser revient à essayer de répondre à cette question : What’s the story ? (quelle est l’histoire ?). Les personnes trouvent une histoire plausible pour expliquer ce qui est en train de se passer, puis ils cherchent des indices dans l’environnement pour valider cette histoire.

Une bonne histoire a de nombreuses vertus. Elle est cohérente, marquante, elle résonne chez les autres et en soi. Elle embellit le réel et est amusante à construire et à transmettre. Elle est engageante, énergisante. Elle permet de construire rétrospectivement du sens lorsqu’elle est partagée et que chacun peut y apporter sa

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pierre. Elle explique, interprète, et lance donc dans le processus de sensemaking. Une bonne histoire permet de construire un enchaînement causal plausible, supposé avoir permis l’obtention du résultat advenu. Une histoire est riche en équipements symboliques : mythes, métaphores, platitudes, fables, épopées, paradigmes. Une prédiction, une prophétie, peut aussi être une « bonne histoire » : les gens vont croire ce qui est intéressant, attirant, émotionnellement attractif et pertinent par rapport à leurs objectifs. Tous ces récits servent de cadre, de gabarit, de modèle pour donner du sens au monde et à l’action.

A parti de cette analyse de l’importance des croyances dans le processus organisationnel, nous pouvons imaginer que la description de celles-ci, par exemple en les schématisant sous forme de cartes cognitives, peut être utile en clarifiant à la fois les arguments et les prédictions des différents acteurs.

Dans notre étude, nous nous intéressons notamment aux processus décisionnels collectifs et à la façon de les améliorer. La représentation graphique des croyances pourrait aider les acteurs à clarifier leurs positionnements individuels, à les confronter au sein du débat et ainsi à décider dans de meilleures conditions. Nous allons donc, dans le paragraphe suivant, nous intéresser de plus près à la façon dont la décision peut être envisagée et analysée dans le cadre de la théorie du sensemaking.