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2. S ENSEMAKING ET CROYANCES

2.2. La croyance comme prédiction

Par ailleurs, les acteurs des organisations ont besoin de stabiliser leur environnement pour réduire le sentiment d’incertitude. Dans le monde instable des organisations, les

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individus ont besoin de stabilité, et, de façon générale, ils adaptent leur comportement de manière à confirmer leurs croyances. Il n’est, de toutes façons, pas possible de créer du sens par le biais de l’argumentation si le monde n’a pas été stabilisé par l’intermédiaire des prophéties. Comment affirmer quoi que ce soit ou défendre un quelconque point de vue si personne ne peut prédire les résultats que nos actions vont déclencher ?

Ils formulent alors des prédictions concernant le résultat à venir de leur action. C’est de cette façon qu’ils donnent du sens à leurs actions et qu’ils peuvent expliquer pourquoi ils agissent comme ils le font. Ils structurent le réel, ils lui créent un cadre. Or, quand les individus font comme si ces cadres étaient réels, ces derniers fonctionnent mieux. C’est alors qu’entre en jeu la foi. L’ordre présumé des choses, en devenant tangible, amène l’action et l’énaction : on agit sur le monde selon nos croyances et ainsi on le modèle, puis il modèle à son tour nos croyances. Pour agir, les individus ont donc besoin de croire que ce qu’ils font est la bonne chose à faire. Leurs attentes guident leurs interprétations et affectent les évènements.

Les prédictions sont essentielles au sensemaking de deux façons : lorsqu’elles sont confirmées, elles stabilisent le réel et nous donnent confiance, et lorsqu’elles sont infirmées, elles peuvent faire émerger un nouveau sens. A condition, bien sûr, que l’individu soit en mesure de réviser sa croyance. En effet les croyances ont une tendance à rester stables et les individus cherchent sans cesse à ignorer les indices qui les contredisent et à valoriser ceux qui les confirment. Cette idée est exprimée par la phrase de Weick « On ne voit que ce qu’on croit », par opposition à la formule populaire résumant le doute exprimé par Saint Thomas. Livet (2002, 2010) montre par exemple comment les émotions peuvent empêcher la révision des croyances, lorsqu’il existe une corrélation entre les deux. Face à une contradiction entre plusieurs croyances (généralement du fait d’un événement nouveau et inattendu, et donc une interruption), l’individu tente de réduire la contradiction en éliminant une ou plusieurs croyances contradictoires. Mais le fait de vouloir réviser une croyance peut raviver l’émotion en rappelant à l’individu les causes de l’émotion. Celui-ci focalise alors sur le conflit, et ne parvient pas à le dépasser. Il « piétine », il redémarre le processus de révision sans jamais parvenir à l’achever. L’acteur peut alors effectuer une « dérivation » : il modifie

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une autre croyance, plus facile à réviser et qui ne sera pas freinée par une émotion trop violente. Par exemple, le renard de la fable de la fontaine décrètera que les raisins, trop hauts pour lui, sont « trop verts », pour apaiser sa frustration de ne pas pouvoir les manger (Elster 1997). On peut également citer l’exemple de l’envieux qui, pour calmer sa honte de ressentir une envie injustifiée, imagine que la personne qu’il jalouse est un être malveillant (Livet 2010). Ainsi, l’esprit trouve des moyens de réduire la contradiction sans remettre trop profondément en question ses croyances.

Malgré tout, c’est à travers les interruptions, qui remettent brutalement en question nos prédictions, qu’un sens nouveau peut émerger, comme nous l’avons précisé dans la section 1.4.

Ainsi, puisque de manière générale nous préférons confirmer nos attentes plutôt que de les contredire, nous faisons en sorte qu’elles s’accomplissent. Nous faisons cela de deux manières. D’une part nous voyons surtout ce que nous nous attendons à voir, en sélectionnant dans le réel ce que nous voulons remarquer et mettre en avant. Plus un évènement est attendu, plus il est facile à voir ou entendre. Nos attentes fonctionnent donc comme des filtres puissants de la réalité. Nos attentes, nos prédictions, modifient notre perception des choses. Nous entendrons ou verrons ce que nos attentes nous préparent à voir ou entendre, même si la réalité est très éloignée de ces prédictions.

Nous ordonnons la réalité pour la percevoir selon nos schémas mentaux (nous revenons à cette idée qu’on ne voit que ce qu’on croit). D’autre part nous agissons sur notre environnement de façon à ce qu’il se conforme à nos attentes. La croyance que la vie vaut la peine d’être vécue génère les actions qui font que la vie mérite d’être vécue, nous dit Weick. Nous connaissons déjà ce second phénomène sous le nom d’énaction : le monde que nous percevons est au moins partiellement construit par nous.

Nous agissons ainsi car, par ce biais, nous gagnons confiance en le réel. Cela nous autorise à relâcher notre attention concernant l’objet de notre prédiction, et donc d’agir plus rapidement et de libérer notre esprit de cette préoccupation pour le focaliser sur d’autres actions, moins certaines et plus complexes. Si ce qui nous affecte se conforme à nos prévisions, nous laissons notre attention fléchir. Si tout concorde avec nos prédictions, nous nous adaptons et nous cessons de prêter attention aux phénomènes attendus, ressentis comme naturels, « normaux », indubitables. Au quotidien, les

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personnes testent leurs prédictions, et, si elles donnent des résultats satisfaisants, elles gagnent en confiance et assimilent ainsi le sens créé. Si nous doutions sans cesse de tout ce qui allait découler de nos actions, nous resterions paralysés face à un monde chaotique, incertain, insensé. Grâce à ce mécanisme, le monde nous semble ordonné, stable, rassurant, et nous pouvons nous concentrer sur la part d’incertitude qui reste.

C’est pourquoi les prophéties auto-accomplies (self-fulfilling) fleurissent dans les organisations. C’est un processus de création de sens qui fonctionne. C’est en fait le processus le plus commun, le plus fréquent de création de sens. C’est par lui que se construit le monde social, puisque c’est par ce biais que nous augurons des comportements des autres et que nous agissons en conséquence. Nous avons certaines attentes quant aux attitudes de chacun, à leur rôle, à leur façon d’interagir, et nous agissons envers eux de façon à les inciter à confirmer ces comportements. Weick décrit les séquences prophétiques ainsi : lorsque nous rencontrons une personne, nous la classons dans une catégorie et formons un certain nombre de prophéties quant à son comportement ; nous agissons envers cette personne en accord avec ces attentes ; cette personne interprète nos actions et y répond, conformément à ce qu’elle a perçu et aux prédictions qu’elle a elle-même formulées ; nous remarquons alors dans son attitude ce qui correspondait à nos attentes, et nous recommençons le cycle, renforçant la relation initiée. Ces « chaînes de prophéties » qui amplifient les relations peuvent expliquer le grossissement inévitable d’un conflit ou au contraire le bon fonctionnement d’un groupe de travail. Les différences de pouvoir entre les gens renforcent ces mécanismes car celui qui a l’autorité impose ses attentes et son interlocuteur s’y conforme. De plus, les membres des organisations ont besoin de réduire l’incertitude, et c’est un bon moyen d’y parvenir. Ils adoptent donc des comportements confirmatoires (ils énactent leur environnement pour qu’il se conforme aux attentes sociales) qui tendent à valider les prophéties.

Mais même lorsque le réel ne se conforme pas à nos attentes et qu’il nous est impossible de ne pas le remarquer, les croyances comme prédictions sont utiles. Si quelque chose viole (interrompt) nos prédictions, nous sommes mis en alerte. Lorsque nous comparons un évènement à nos attentes et que nous constatons un écart, nous construisons des

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explications pour justifier cet écart et pour donner du sens à l’évènement. C’est une autre façon de créer du sens.

Ces prophéties servent d’ailleurs de base aux argumentations des acteurs : je peux justifier que j’ai agi de la sorte parce que je croyais que c’était la bonne chose à faire, ou je peux argumenter que cette option est meilleure car je peux prédire que son résultat sera le suivant.

Nous pouvons le formaliser ainsi : Prédiction : si je fais A, j’obtiendrai B.

Argumentation : donc, si je veux obtenir B, je dois faire A. (ou, rétrospectivement : si j’ai fait A, c’est parce que je voulais obtenir B)

Les deux formes de la croyance ne sont donc que les deux faces d’une même pièce.

Nous voyons que ce qui compte n’est pas que nos prophéties soient vraies ou fausses, mais c’est bien leur rôle dans la création de sens. Tant qu’elles s’avèrent utiles pour l’action et qu’elles nous servent de guide, nos prévisions ont de l’importance, qu’elles soient justes ou pas.