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L ES CARTES COGNITIVES

2. C ARTES COGNITIVES ET DECISION COLLECTIVE

2.1. La décision collective

2.1.1. La stratégie dans une perspective cognitiviste

Selon une perspective cognitiviste, la stratégie est un produit cognitif à un niveau organisationnel. Autrement dit, c’est un schème qui définit de façon plus ou moins systématique les relations que l’organisation entretient avec son environnement (Cossette 2004). La stratégie est ainsi une vision collective de ce que les acteurs devraient faire, et des raisons pour lesquelles ils devraient le faire. Même lorsque rien n’est formalisé, il existe toujours des points de convergence cognitive, soit des croyances et valeurs partagées, entre les membres d’une même organisation (Langfield-Smith 1992), et c’est là que réside cette stratégie.

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Cossette (2004) donne un éclairage intéressant à cette idée. Il oppose la « vision » à la planification. Si la seconde est une anticipation systématique, rationnelle, formalisée, la première, elle, reste floue. Ce n’est qu’une direction d’ensemble peu claire. Cependant, de même que la croyance et la connaissance ont la même utilité, la vision et la planification peuvent être tout aussi intéressantes pour l’organisation. La vision est un système de croyances, un produit cognitif mobilisateur, un système référentiel d’où émerge une orientation (Cossette 2004). Elle donne une identité à l’organisation.

Si la stratégie prend parfois la forme d’un plan stratégique très rationnel, elle peut rester plus informelle et faire partie d’une culture organisationnelle, d’un ensemble de croyances plus ou moins partagées par les individus qui composent l’organisation.

Même lorsque la stratégie est très peu formalisée, il existe toujours une intention, plus ou moins consciente, qui guide les acteurs dans une direction commune. Lorsque cette intention, que l’on pourrait rapprocher du sensemaking de Weick (1995), est perdue, le collectif ne peut plus fonctionner. Pouvons-nous alors admettre que les acteurs d’une organisation construisent collectivement une structure mentale organisationnelle, ou un schème organisationnel, ou un paradigme (Laroche et Nioche 2006) ?

Le premier élément de réponse que nous pouvons apporter est que les représentations, et donc les schèmes, ont une nature sociale (Jovchelovitch 2006). Ils se construisent dans l’interaction (Coulet 2011, 2013, 2014). Nous avons vu, déjà, que la logique, ou la rationalité cognitive, se construisent socialement (Vygotski 1929; Munier 1994; Piaget 1954). On peut en conclure que les schèmes sont fondamentalement ancrés dans le social : « le cognitif est pour nous le lieu privilégié d’expression du social » (Orléan, 2002)

Il existe donc un lien fort entre la pensée individuelle et le rapport à l’autre. Mais cela ne suffit pas à dire qu’il existe des schèmes collectifs ou une pensée collective. Pour pouvoir étudier la stratégie, il faudrait, semble-t-il, capter des schèmes collectifs. Mais nous nous confrontons là à une difficulté majeure, qui est que l’organisation est un artefact, et qu’en cela elle ne pense pas (Coulet 2011). Finalement, la relation entre la pensée collective et individuelle reste ambiguë. Existe-t-il même une pensée collective, et, si oui, quelle forme prend-elle ?

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L’idée d’un « group mind » (esprit collectif ou pensée collective) (Islam 2014) est contre-intuitive. Elle suggère que les groupes sont des entités qui peuvent avoir des propriétés mentales, comme par exemple des apprentissages de groupe ou une mémoire collective. Il nous faut ici clarifier dans quelle mesure il est pertinent de considérer l’existence ou pas d’une pensée collective.

Ce qui nous intéresse ici, c’est d’exploiter cette notion d’esprit collectif comme un concept utile. Qu’il existe ou non une pensée collective, que ce concept soit vrai ou faux, ce n’est pas ce que nous retenons. En nous référant à Weick (1995), nous dirons que ce concept est suffisamment plausible pour qu’on le retienne, étant donné la solidité de la théorie du sensemaking qui suppose qu’il existe des schèmes à un niveau collectif.

Par ailleurs, il est possible de dire que l’activité, au niveau collectif, est organisée selon des invariants pour une classe de situations (Coulet 2013). En effet, les collectifs établissent des règles d’action, anticipent des résultats, se réfèrent à des conceptualisations universelles et les adaptent à la situation actuelle par inférence. On retrouve donc au niveau collectif les quatre composantes du schème individuel.

Cette plausibilité de l’existence de schèmes collectifs, suffisante pour guider l’action (des managers notamment), a de la valeur dans notre contexte. En effet, en partant du principe qu’il existe une pensée propre au groupe, nous pouvons construire un outil d’aide à la décision spécifique et observer ses effets sur les processus organisationnels.

Cette valeur instrumentale de la théorie est fondamentale lorsqu’on se place d’un point de vue constructiviste. Car ainsi, nous dépassons le débat sur la vérité ou non d’une affirmation, pour nous concentrer sur son efficacité, sur ce qu’elle produit. C’est ce que nous souhaitons faire ici en démontrant que si nous admettons l’existence d’un esprit collectif pour les besoins de notre recherche, nous pouvons ouvrir de nouvelles perspectives méthodologiques d’accompagnement de la décision dans les organisations.

L’objet de cette recherche consiste à tenter d’établir une carte des pensées collectives, autrement dit des stratégies ou « visions » collectives.

Nous allons donc nous concentrer sur cette idée qu’il existe un dialogue entre schèmes individuels et pensée collective, voire, comme le dit Coulet (2013), qu’il existe des schèmes collectifs. Pour lui, ces deux niveaux de schèmes sont dans un rapport hiérarchique. Les schèmes individuels constituent en effet les règles d’action des

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seconds. Il existe entre ces deux niveaux des processus ascendants (de l’individu vers le collectif) et descendants (du collectif vers l’individu). C’est par ce biais que les individus accommodent leurs schèmes (c’est à dire les transforment), par contact avec les autres individus. Ce phénomène explique à la fois le processus de socialisation et le processus d’apprentissage.

Par ailleurs, d’après Coulet (2013), les conceptualisations (ou invariants opératoires), à un niveau collectif, « expriment un consensus suffisant pour donner à l’activité collective un minimum de cohérence et d’efficacité » (Coulet 2013). Nous avons expliqué, dans le chapitre 4, à quel point il était nécessaire, pour décider, d’atteindre un certain degré de consensus cognitif, c’est à dire à des similarités suffisantes sur la façon dont les problèmes clés sont définis et conceptualisés (Mohammed et Ringseis 2001).

Mais cela va, à notre sens, plus loin qu’une simple « communauté » de pensée sur certains sujets.

Le niveau collectif n’est pas, selon nous, une simple agrégation des schèmes individuels. Sinon, il n’existe pas d’esprit collectif au sens que nous avons décrit. Dans d’autres travaux, nous avons montré l’intérêt des cartes pour représenter cette pensée collective (Guirou, 2017). C’est en observant de plus près les schèmes collectifs tels qu’ils sont définis par la littérature que nous avons pu comprendre dans quelle mesure ils sont, d’une certaine manière, autonomes, et ne sont pas la seule somme de l’agrégation des schèmes individuels. Nous allons en donner un exemple concret à travers deux concepts : le savoir (la connaissance collective) et la croyance sociale (ou croyance colective).

2.1.2. Les schèmes collectifs : l’exemple du savoir et de la croyance