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3. S ENSEMAKING ET DECISION

3.1. Rétrospection : l’ordre décisionnel inversé

Rappelons que Weick donne la « recette » du sensemaking en ces termes : « comment puis-je savoir ce que je pense avant d’avoir vu ce que je dis ? » Il inverse ainsi l’ordre traditionnellement accordé à la prise de décision. Nous considérons généralement que

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nous voyons quelque chose, qui nous amène à l’analyser, à le penser, puis que nous formulons ce que nous allons faire et qu’enfin, nous agissons. Pour Weick, c’est le contraire qui se produit : nous agissons, puis nous disons notre action et nous voyons alors ce que nous pensons.

Ordre décisionnel rationnel : Voir à penser à dire à agir Ordre décisionnel rétrospectif : Agir à dire à voir à penser

L’action apparaît comme le point de départ du sensemaking et non comme sa conclusion. C’est rétrospectivement que nous donnons du sens à nos actions et c’est dans l’action que le sensemaking prend racine. Tant qu’elles n’ont pas eu lieu, on ne peut pas leur donner de sens. Weick donne l’exemple des jurés qui commencent par se mettre d’accord sur une sanction, puis qui cherchent à justifier la raison de leur choix pour lui donner de la force et du sens (Weick 1995).

Ainsi, les individus, pris dans un flot continu d’énaction, font des choix. Ils se retrouvent alors face à un résultat, un outcome, une conséquence. Ils se sentent mal à l’aise, angoissés, par rapport à celui-ci car ils sont dans l’incertitude, dans le flou concernant le sens de ce résultat. Ils expérimentent une dissonance.

Après avoir décidé, les individus donnent rétrospectivement une signification à leurs actions, dans le but de réduire cette dissonance. Ils mettent ainsi en valeur les points positifs de l’alternative qu’ils ont choisie et les points négatifs des autres alternatives : autrement dit, ils argumentent. Ils justifient leur choix après coup, socialement, en soumettant leur interprétation à l’approbation ou à la désapprobation des autres par le biais du débat. Puisqu’on justifie vis-à-vis des autres le choix qu’on a fait, on cherche une explication acceptable, socialement tenable.

Le monde perçu est donc le monde passé. Dans le présent, l’individu est pris dans un flot d’actions qui l’empêchent d’appréhender le sens de ce qu’il fait. La mémoire est un outil important pour le sensemaking. Or, on sait bien que la mémoire n’est jamais fiable

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à 100%. Puisqu’il nous est impossible de saisir le torrent des expériences passées dans leur ensemble, nous découpons, trions, arrangeons, agençons ce passé pour le rendre intelligible et pour qu’il justifie efficacement nos actions. Par conséquent, nous le « déformons » à notre façon.

La création de sens est ainsi un processus « attentionnel » qui consiste à tourner son attention vers ce qui s’est déjà produit. Dans ces conditions, le présent influera forcément sur notre interprétation des faits, puisque l’attention, située dans l’actuel, est impactée par son contexte.

Si la rétrospection est un biais, conclut le chercheur, nous sommes en permanence un peu biaisés. Cela expliquera par exemple que des acteurs d’une même organisation donnent un sens totalement différent à un même évènement. Un individu interprètera ce qui s’est passé à travers le prisme de ses projets et de ses buts actuels. Le top-management et les opérateurs pourront ainsi percevoir un même évènement de façons très diverses. L’expérience passée peut alors proposer des sens multiples, dont certains s’avèrent contradictoires, et les individus se retrouvent face à cette équivocité, cette ambiguïté, cette dissonance chère à Weick.

Le problème, dans la création de sens, est donc bien qu’il existe généralement trop de significations différentes possibles et non pas trop peu. Il s’agit alors de simplifier ce passé pour l’appréhender en effaçant des séquences causales pour ne conserver que celles qui nous permettent d’expliquer la situation de façon satisfaisante. Cela revient à apporter l’illusion de la détermination à nos expériences. « Nous aurions dû anticiper les erreurs » dit celui qui a face à lui un outcome insatisfaisant. « Notre stratégie était imparable et amenait inévitablement au succès du projet » affirme celui qui est face à un outcome positif. À tort, les individus présentent leur histoire comme s’il avait été possible de la prédire. Or, le futur, trop complexe, soumis à la somme des actions de nombreux individus et d’un environnement mouvant (dans le cadre de l’énaction), est impossible à prédire. En réalité, il est facile, une fois le résultat connu, de reconstituer le passé pour apporter une explication acceptable au déroulement des évènements.

Cette lecture biaisée, pour Weick, ne doit pas être corrigée. Elle s’avère au contraire très utile. Elle met de l’ordre dans le réel, elle simplifie le passé afin de lui donner du sens et

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elle nous permet ainsi de prendre des décisions plus sereinement, avec engagement et force, ce qui rendra notre action plus efficace. Si le fait de créer du sens motive les individus et que la motivation engage dans l’action, alors une rétrospection performante est indispensable aux membres de l’organisation. Le sentiment de clarté, d’ordre, de rationalité est rassurant. Or, l’individu qui se sent confus, incertain, indécis et troublé aura plus de difficultés à agir que celui qui est sûr de lui, confiant, décidé et hardi.