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Chapitre 3 : Kaki vs Ghelderode, étude des convergences et des divergences

2. Des divergences existant entre les deux auteurs

2.2. Des thématiques divergentes

Plusieurs thématiques sont abordées par les deux auteurs. Mais d’une façon générale, Ghelderode s’intéresse beaucoup au rapport au religieux, tandis que Kaki porte un regard appuyé sur la société algérienne post-indépendante.

2.2.1. Ghelderode, un sens poussé de l’athéisme

À la fin de la Première Guerre mondiale le théâtre européen comme la société est en lambeaux. Mais tandis que le théâtre tend à revenir aux fondements de ses grands classiques, le belge Michel de Ghelderode, ambitieux, se tourne lui vers le temps de la Passion. S’il est vrai que les artistes de l’entre-deux-guerres posent les mêmes questions que les grands mythes classiques, Ghelderode interroge lui les grands sujets bibliques, c’est son traitement singulier de l’héritage classique. Il est certes le fils d’une mère fortement religieuse qui « connaissait le chant liturgique, parlait un latin de sacristie et croyait au diable qu'elle disait avoir vu maintes fois»130, Ghelderode se fera connaître pour son anticléricalisme »131.

Il doit cette réputation anticléricale surtout à sa pièce Fastes d’Enfer132 qui horrifie le

public bourgeois parisien en 1949. La pièce dépeint la vie corrompue et pourrie d’un

129André Vandegans, « Ghelderode et Hugo, Mystère de la passion de Notre Seigneur Jésus-Christ, Barrabas et La Fin de Satan », Communication - Séance Mensuelle du 20 septembre 1986, Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, Bruxelles, , 1986.

130Michel De Ghelderode, op.cit., p.11.

131Roland Beyen, Michel de Ghelderode ou la Hantise du masque, Palais des Académies, Bruxelles, 1971, p. 468-480.

132Tragédie-bouffe en un acte, rédaction : 1936-37, publication : 1943, 1950, création : 1949, in Roland Beyen, Ghelderode, Paris : Seghers, 1974, p. 104.

diocèse. L’intrique est carrément à charge : l’évêque de Lapideopolis se meurt. Ses prêtres, corrompus et sans honneur, symbolisent les sept péchés capitaux. Ils souhaitent se débarrasser de ce supérieur qui ne cesse de dénoncer leur hypocrisie. Alors ils l’empoisonnent et attendent la fin de son agonie. Cependant l’évêque revient de la mort, il reconnaît ses assassins terrifiés mais finalement leur pardonne et meurt. Les prêtres fêtent cette mort, dans un soupir de soulagement et de célébration de leur victoire.

Bien que la critique de l’Église soit claire, Ghelderode proteste contre cette interprétation : selon lui il s’agit d’un « malentendu », les Fastes d’Enfer étant « l’œuvre d’un moraliste » et non pas « d’un anticlérical »133. Cependant, l’héritage biblique, plus exactement l’histoire de la Passion sert à Ghelderode de point de départ pour deux grands drames : pour Barabbas et Mademoiselle Jaïre où il utilise deux aspects différents. Ghelderode a aussi deux autres pièces pour marionnettes, inspirées de la Passion : Le Mystère de la Passion de notre Seigneur Jésus-Christ et Le Massacre des Innocents qui évoquent l’un la naissance de Jésus, l’autre le massacre des nouveau-nés de Bethléem ordonné par Hérode.

La réinterprétation moderne de la Passion dans Barabbas devient une critique sévère de la société de l’entre-deux-guerres. Ghelderode, comme beaucoup d’auteurs de l’époque, remonte aux sources, à l’héritage classique pour y trouver les réponses aux questions des années vingt, trente. Ghelderode répond avec Barabbas que cela n’a pas de sens. Les pièces de Ghelderode inspirées par la Bible reflètent sa vision noire du monde.

2.2.2. Kaki, miroir de la société algérienne post-indépendance

Ould Abderahmane KAKI, s’intéresse très tôt à l’histoire de l’Algérie. Ahmed Cheniki souligne d’ailleurs que c’était la tendance de l’époque :

Les réalités historiques de l’Algérie incitaient certains hommes de théâtre à adopter le discours brechtien et à mettre en scène certaines de ses pièces. Le propos de Brecht correspondait au discours politique de l’Algérie indépendante. Il était donc presque naturel pour certains auteurs algériens, très marqués par le discours politique et social de l’époque, de recourir à l’adaptation de textes traitant de problèmes liés à l’édification d’une société socialiste134.

L’histoire est au centre du théâtre algérien, précisément la lutte de libération. En réalité, l’histoire est présentée dans toutes les formes qui ont marqué le théâtre en

133Roland Beyen, op. cit. p. 107

134Ahmed Chenuki et Makhlouf Boukrouh Le théâtre en Algérie, état des lieux et propositions de sortie

Algérie. Ce sont des adaptateurs ou des « actualisateurs », qui exploitent souvent la traduction pour écrire une pièce de théâtre. Ahmed Cheniki explique ainsi cette technique :

Traduire n’est pas une entreprise facile. La traduction suppose une maîtrise parfaite des deux systèmes linguistiques en présence. Ce qui dans ce cas de figure, ne semble pas le cas. D’ailleurs, c’est pour cette raison que l’auteur recourt à l’actualisation-adaptation qui lui permet de passer outre les contraintes linguistiques135.

Une autre thématique, consécutive à celle de l’histoire, prend naturellement le relais : celle de la lutte des mouvements de libération nationale. Sur le plan politique, l’Algérie soutenait ces mouvements. Ce théâtre correspondait dès lors au discours officiel. Deux dramaturges algériens traitèrent particulièrement ces thèmes : Ould Abderrahmane Kaki et Kateb Yacine. Même si la conception dramaturgique est différente, ils essayèrent surtout de mettre en exergue les liens qui existent entre les révolutions. Ainsi, dans le théâtre de Kateb, les faits historiques servent à relater les destins qui unissent les peuples en lutte. L’histoire de l’Algérie devient étroitement liée à celle des autres peuples. Dans sa thèse sur Kateb Yacine, Jacqueline Arnaud l’explique ainsi :

Les pièces seront donc de vastes fresques embrassant l’histoire mondiale, et auxquelles l’écrivain se prépare par un énorme travail de documentation, puis de schématisation et de dramatisation (Kateb a mis trois ans pour écrire sa pièce sur le Vietnam et plus encore celle sur la Palestine). Il se donne pour tâche de « détribaliser » ses compatriotes en leur ouvrant la perspective internationaliste, en leur proposant des exemples de réalisations socialistes et démystifiant des idéologies réactionnaires136.

Après avoir situé les deux auteurs dans leurs influences respectives, nous allons procéder à présent à l’analyse narratologique des deux pièces.

135Ahmed Cheniki, Algérie, Vérités du théâtre, op.cit., p.46. 136Jacqueline Arnaud, op.cit., p. 117.