• Aucun résultat trouvé

PARTIE II : Étude narratologique des deux pièces

Chapitre 3 Étude comparative du personnage-narrateur des deux pièces

Ce dernier Chapitre de la Partie II permet de clore l’analyse narratologique des deux pièces par une confrontation des personnages-narrateurs dans les deux œuvres.

Ubersfeld disait à dessein :

Dans la mesure où le texte théâtral est essentiellement non linéaire mais tabulaire, le personnage est un élément décisif de la verticalité du texte; il est ce qui permet d’unifier la dispersion des signes simultanés. Le personnage figure alors dans l’espace textuel ce point de croisement ou plus exactement de rabattement du paradigme sur le syntagme: il est un lieu proprement poétique. Dans le domaine de la représentation, il apparaît ce point d’ancrage où s’unifie la diversité des signes223

Quelle est la nature du personnage principal dans le théâtre? Et comment est-il considéré dans le cadre de la sémiotique de théâtre? Qu’en est-il des deux pièces que nous étudions ? Autour de ces questions s’articule notre étude pour mettre en valeur les narrateur-personnages dans nos deux pièces, du point de vue de la métadiégèse et même du point de vue sémiotique. C’est ce que nous allons proposer dans ce Chapitre.

L’ambition n’est pas de proposer une description exhaustive mais plutôt de nous attacher aux points comparatifs pertinents, lesquels permettent de soutenir les développements théoriques et descriptifs proposés dans les chapitres précédents.

1. Quel type de narrateur-personnage ? (description du personnage-narrateur)

Il est question d’entrée de présenter le narrateur-personnage dans chacune des œuvres : qui est-il, que représente t-il ? A quel niveau intervient-il et sous quelle forme ?

1.1. Slimane de Kaki

Slimane est le principal des personnages de l’œuvre. Il est le témoin oculaire des actions et des aventures des marabouts vertueux. En cela il fait office de personnage- narrateur. Comme on l’a noté plus haut, à un moment du récit, Slimane ne se définit que par et pour les marabouts vertueux d’où le renoncement à ses propres aspirations vérifié dans la grande majorité de l’acte premier ; tout le deuxième acte et la première moitié du dernier acte: la logique des séquences. De plus, sa sollicitude quasi existentielle eu égard au confort matériel nous le schématise comme un personnage errant, errant sous prétexte de porter et de vendre de l’eau -. L’aventure intra-scénique qu’entreprend ce personnage en quête d’hospitalité pour les trois marabouts vertueux (Sidi-Boumédiène- Sidi-Abdelkader et Sidi-Abderrahmane-).

Slimane est un personnage modeste : il ne possède rien, est indigent et n’a pour seul héritage que son eau portée et vendue. C’est aussi un personnage qui apparait comme vrai et authentique : il s’impose la philosophie du Kaddour à savoir que « pour manger,

il faut travailler ; le paresseux n’a pas droit au pain » afin que la famine qui frappait le

pays n’ait pas raison de lui. Slimane suggère enfin au lecteur une impression d’apathie, mais aussi une certaine empathie : il est le souffre-douleur des autres, l’objet vers lequel ils libèrent leurs pulsions belliqueuses. Il est balloté entre plusieurs pressions : celle brutale et injuste des hommes et celle spirituelle mais exigeante des marabouts vertueux (les anges) qu’il suit et qu’il sert.

1.2. Barabbas de Ghelderode

Barabbas est le principal des personnages de l’œuvre de Ghelderode. Le fait que ce personnage tienne le même nom que le titre de l’œuvre tend à le placer, d’emblée, au centre de l’intrigue… et comme on le verra, au cœur de la narration.

Barabbas est un bandit notoire, incitateur au désordre public, à la révolte et l’insurrection. Barabbas sert les dessins de l'ordre religieux, celui de condamner Jésus à l'insu de l'autorité politique. Barabbas compose avec les prêtres afin de retrouver sa liberté. Compromissions, complots, chantages, pressions, haines et intérêts sordides alimentent le conflit que se livrent sans scrupules les deux entités politique et religieuse.

Barabbas est le personnage par lequel le lecteur lit la symbolique de l’univers carcéral que peint le narrateur dans la pièce de théâtre. Il est influencé par la réalité carcérale empreinte de violence et qui a un tendance à détruire les obstacles pour s’évader, s’échapper, vers la liberté.

Barabbas est aussi le personnage délivré par la puissance de Jésus qui se conscientise et décide d’entreprendre une rébellion.

2. Quel type de narrateur-présentateur ?

Il s’agit ici d’appréhender comment chaque narrateur décrit la scène et comment il raconte son histoire.

2.1. Chez Slimane de Kaki

S’agissant de cet aspect de la façon dont le narrateur raconte, la dramaturgie de cette pièce de Kaki s’inscrit comme on l’a longuement décrit, dans une structure narrative - une forme - combinant les deux modes, épique et dramatique, d'exposition de la fable.

2.2. Chez Barabbas de Ghelderode

La dramaturgie du Barabbas de Ghelderode est quant à elle spéciale davantage dans le choix de l’aspect. L’auteur nous présente la Passion du Christ vue par un « épisodiste » qui devient cette fois « protagoniste ». C’est ce que confirme Gabrielle Hegyesi dans son article sur l’analyse des personnages et du récit dans les pièces de Michel de Ghelderode224. C’est une approche originale que revendiquera clairement l’auteur de

Barabbas lorsqu’il faudra expliquer sa version de la passion du Christ. Ainsi, à la veille

de proposer son œuvre au Théâtre populaire flamand, il déclare en 1928 : « Ne voulant pas écrire une Passion classique, et ne voulant surtout pas tremper ma plume au bénitier et faire un pastiche des Mystères anciens, j'ai pensé à composer quelque chose de contrariant, d'inattendu et de populaire pourtant »225.

3. Quel type de narrateur-commentateur ?

À ce niveau narratologique, notre ambition est de comprendre comment le narrateur se positionne par rapport à l’histoire qu’il raconte. Dans quel sens et à quelles fins il peut être amené à analyser soi-même l’histoire qu’il doit narrer. L’on ne se situe donc plus dans le registre strict de l’histoire racontée, narrée par le personnage principal. L’on se

224Gabrielle Hegyesi, « L’héritage classique dans l’œuvre de Michel de Ghelderode » in Revue d’Études

Françaises No 12, 2007, p.4.

situe plutôt à un autre niveau, un second degré qui permet au narrateur d’expliquer, de commenter soi-même son histoire, même s’il n’est pas encore question de d’interprétation ni de mise en perspective qui seront le propre, on le verra, de la metanarration.

Il est question de déterminer comment le narrateur-commentateur s’exprime dans les deux œuvres.

3.1. Chez Slimane de Kaki

À titre de comment le narrateur se positionne par rapport à l’histoire qu’il raconte, on note chez le narrateur Slimane, une réflexion -un contenu- mettant en jeu les catégories modernes de l'éthique et de la morale. Slimane narre et les commentant des épisodes ou des scènes révélant la légèreté, l’incongruité voire tout simplement la méchanceté de la nature humaine. Dans le même temps, il relate, en les commentant donc aussi des scènes révélant la capacité de l’homme à s’élever vers cette sorte d’ascèse (sous l’influence des trois marabouts anges), laquelle viendrait purifier l’âme des personnages racontés.

3.2. Chez Barabbas de Ghelderode

L’on sait que le belge Michel de Ghelderode, tend à se tourne vers le temps de la Passion, au regard de ses œuvres sur le sujet. Il semble qu’en tant qu’artiste de l’entre- deux-guerres il pose les mêmes questions que les grands mythes classiques et il espère y trouver des réponses. Son personnage Barabbas va beaucoup s’interroger sur lui-même et sur les autres.

La nouveauté du drame est de présenter la Passion du point de vue d’un personnage secondaire, celui de Barabbas qui raconte et commente la passion du Christ226 : au début du drame, Barabbas est enfermé dans une cage avec les deux larrons dont la médiocrité ne lui inspire que mépris. Il pense qu’il mourra « sans se rendre, en blasphémant, au-

dessus des lois». Mais dans un coin de la cage il aperçoit Jésus, étendu sur le sol et

priant. Barabbas est incapable de le frapper. Il se rend compte que « cet homme n’est pas

comme nous », comme le dit le mauvais larron. Contemplant « la statue de la Douleur »,

il est complètement transformé par Jésus :

Nous n’avons rien pu changer à tout ce que nous trouvions néfaste, révoltant et détestable. Et, après notre vaine mort, la Justice ne sera pas encore rendue, et le mensonge régnera non moins souverainement comme il règne depuis qu’il existe des humains. Voilà ce qui désespère cet homme, et voilà ce qui me désespère aussi. […] Bientôt, plus rien ne restera de ce que nous sommes. Il n’y a plus qu’à attendre et à se laisser faire, comme lui-même se laisse faire. ( M. De Ghelderode, 1984, p.58).