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Chapitre 3 : Kaki vs Ghelderode, étude des convergences et des divergences

2. Des divergences existant entre les deux auteurs

2.1. Des influences contraires

De part sa manière d’écrire, Kaki est au carrefour des influences africaines et occidentales, tandis que Ghelderode est intimement lié à Victor Hugo.

2.1.1. Kaki, au carrefour des influences occidentales et africaines

Cheniki brosse un portrait intéressant du dramaturge Kaki, à la fois algérien, africain et citoyen du monde121. Cette description mérite toute notre attention.

D’après Cheniki, le théâtre de Kaki fonctionne régulièrement par tableaux constituant des sortes d’allégories historiques. Kaki, du reste, s'intéressait énormément à l'Histoire et à la littérature orale. L’histoire de son pays, l’histoire des cultures, l’histoire du monde.

Ainsi, avec «132 ans» et «Afrique avant un», Kaki investie le théâtre-document. Cette ouverture historique fera de Kaki un auteur pluriel, riche de plusieurs influences. Se situant précisément entre d’une part un courant occidental, hellène, moderne et, d’autre part, un courant typiquement africain et singulièrement algérien.

L'Histoire participe dès lors chez Kaki à l'affirmation de soi et la reconnaissance d’une identité propre. Ainsi, Kaki exploite t-il les nombreux documents tirés de l'Histoire de la colonisation en Algérie et en Afrique. Mais ce n’est pas tout ! Le théâtre- document de Kaki va plus loin que la description des événements et des faits historiques, mais s’enrichi d’une analyse critique sous forme d’allusions historiques. C’est ce sens critique qui d’ailleurs prend le pas sur le reportage.

Par ailleurs, Kaki est un éclectique. Cheniki le note bien : « Kaki n'était pas un homme de théâtre enfermé dans un moule unique mais ouvert à plusieurs expériences. Il a touché à tout. Il s'est frotté au théâtre de l'absurde avec La Cantatrice chauve d'Eugène Ionesco et au théâtre de la cruauté (Antonin Artaud), Avant-théâtre »122.

C’est donc un auteur particulièrement ouvert sur des influences diverses dont il est ici question. Et comme toujours, certaines influences pèsent plus que d’autres. Chez Kaki ce sera Brecht. Et Cheniki de poursuivre :

Sa découverte de Brecht et du Berliner Ensemble l'a intensément marqué. Il a dû lire tout Brecht. C'est à partir de cette rencontre qu'il décide de mettre en forme sa version presque définitive de son théâtre à partir d'El Guerrab wa Essalhine qui a été très bien reçue par le public. L'influence de l'auteur allemand est évidente dans des textes où il reprend des éléments de la culture orale qu'il associe à la structure théâtrale : «El Guerrab wa Essalhine», «Béni Kelboune», «Koul wahed wa houkmou». Kaki réfute l'idée d'adaptation.123

121Ahmed Cheniki, « Kaki, le génial porteur d’eau du théâtre », in Le Soir d’Algérie (Rubrique Culture) du 6 Mai 2011, p.8-9.

122Ibid, p.9. 123Ibid., p.8-9.

Cependant, Kaki revendique son authenticité. Ses œuvres ne sont pas, de son point de vue, adaptées d'œuvres extérieures, quand bien même on sait, d’expérience qu’une majorité d’œuvres dramatiques ne sont finalement que le produit d'autres textes antérieurs (ce qui n’enlève rien à leur mérite). Kaki parle plus volontiers d'emprunt et de recréation. Il s’explique ainsi dans un texte de présentation de sa pièce, Mesrah el Garagouz :

C'est alors qu'éprouvant le besoin d'être nous-mêmes, nous nous sommes mis en quête d'un mode d'expression qui fût nôtre. C'est un voyage bien fantaisiste que nous entreprenons aujourd'hui. Nous sommes allés à Venise chercher une pièce d'un dramaturge qui a écrit pour la commedia dell'arte, Il signor Carlo Gozzi, et cette pièce s'intitule, L'Oiseau vert. Il signor Gozzi a vécu au siècle de la piraterie et l'histoire de L'Oiseau vert n'est autre qu'un conte des Mille et Une Nuits. Le passé comme le 18ème siècle avait permis au vénitien de régionaliser (pour les besoins d'une certaine dramaturgie) ce conte arabe que nous lui reprenons (pour les besoins d'une dramaturgie algérienne). Il est certes vrai que ce n'est pas seulement le conte que nous lui reprenons mais c'est aussi la trame dramatique. Le voleur est volé. Justice est faite. Nous avons créé Diwan el garagouz, c'est à dire que cette pièce n'est ni une traduction ni une adaptation124.

Une recréation, une nouvelle production donc. Kaki s’amuse avec le texte-source, et le remodèle à sa guise, revoit souvent tout le texte initial, modifie la démarche dramaturgique, ajoute ou supprime des scènes pour refaire le récit.

Kaki a aussi un mérite, celui de faire cohabiter plusieurs univers en empruntant indifféremment à plusieurs scènes, auteurs, lieux, époques. Ses pièces sont finalement traversées par des traces implicites d'autres textes et d'autres réalités culturelles.

Ainsi à titre d’illustration majeure, Kaki a réussi à relier la logique brechtienne et celle de l’oralité algérienne, donnant à son théâtre un caractère original vire inédit.

Brecht maîtrisait bien les techniques théâtrales, mais aussi la culture populaire, à laquelle Kaki vient finalement donner un prolongement inattendu, celui de la culture populaire algérienne. Cette association de deux univers différents sera un mélange savamment orchestré, une réussite autant culturelle que dramaturgique. Elle se traduit par exemple par l’adaptation de La Bonne âme de sé-tchouan,

Ahmed Cheniki écrit :

Il reproduisit carrément l’architecture structurale du texte de Brecht tout en donnant un cachet local à la pièce en recourant à une légende populaire intitulée Les trois marabouts et la femme aveugle. Ce jeu avec le texte originel était marqué par une transformation des noms, des lieux et des personnages. 125

Un cachet local donc. Et que dire du Meddah ?

124Ibid. 125Ibid.

Chœur et chant dans de nombreuses pièces de Kaki. Le meddah est un outil intéressant puisqu’il relance, décélère et accélère les actions et raconte les événements en jouant aussi sur la disposition spatiale. La distance créée avec le spectateur interpelle et pousse à la participation. Le chœur quant à lui cristallise le récit. Cette association d'éléments provenant de divers univers dramatiques donne paradoxalement au texte une certaine unité et produit un texte original. Chez Kaki, certes, la structure théâtrale (européenne) reste dominante, mais il parvient à inclure des éléments qui enrichissent la scène et lui donnent un ton original, principalement la « Halqa», il le dit d’ailleurs explicitement dans cette déclaration : « Le théâtre ne peut être vu qu'après les trois coups sur scène. Et j'irai même plus loin. On peut effacer les trois coups, y compris la scène. Passer à la "Halqa" »126.

La littérature orale est importante chez Kaki qui la perçoit comme un véhicule de culture. Mais lorsque les résidus de la littérature orale s'intègrent à la structure théâtrale européenne, cette oralité perd immanquablement de son identité en obéissant au cadre de l'appareil théâtral occidental. Le meddah comme d’autres ne sont pas à l’abri de ce risque inévitable. Mais l’approche de Kaki, bien que difficile est la bonne, car son objectif est de déployer un travail original qui associerait les traces de plusieurs cultures. Dans cette tentative Kaki choisi de ne jamais quitter les lieux conventionnels du théâtre, mais plutôt de les infiltrer puis les transformer de l’intérieur. Son travail sera payant.

Payant en effet, puisque Kaki parviendra à toucher le public. Un large public. Car, faut-il le rappeler, toutes ces recherches sur l'intégration dans l'écriture théâtrale des formes littéraires et spectaculaires populaires vise d’abord à atteindre le grand public, souvent réfractaire au théâtre.

Alors, comment arriver à séduire les spectateurs ?

En utilisant les signes de la culture populaire et en les intégrant dans le théâtre, pour en faire une fête ponctuée de réalismes. En réemployant par exemple, comme on l’a vu, le meddah, le chant et la poésie populaire, Kaki parvient à provoquer une forme de reconnaissance dans le public, un déclic qui les pousse à découvrir le théâtre à travers les signes de leur propre culture.

Cette géniale approche, Kaki l’a développée grâce à son positionnement idéal au carrefour des influences occidentales et africaines. Ould Abderrahmane Kaki lisait beaucoup. Il a en quelque sorte touché à tous les genres et à tous les registres. C'est

d'ailleurs pour cette raison qu'on retrouve dans son théâtre des résidus de toutes ses expériences passées. Il parvient à «concilier» trois structures dramatiques, apparemment éloignées l'une de l'autre :

 formes populaires,  Eschyle et

 Brecht.

Tout chez Kaki est mélange. On l’a vu, la littérature orale constituée essentiellement de contes et de poèmes populaires fournit à Kaki un matériau dramatique de première importance. Grace à cet enrichissement, la structure des pièces de Kaki obéit à une double logique narrative : la forme circulaire du conte (littérature orale africaine) et la structure théâtrale (influence occidentale). C’est ce mix qui fait Kaki. Un récit qui s'inspire souvent de la légende populaire et y puise ses images et ses métaphores poétiques127.

D’un autre côté et pour le versant « occidental », Kaki recourt à des techniques empruntées à différents types de théâtre : tragédie grecque, la comédie de Plaute, Molière, drame élisabéthain, Artaud, Absurde et Brecht. Plusieurs procédés dramatiques sont agencés, conférant à son discours une dimension plurielle. C’est Kaki, ce véritable maître, précurseur d’un théâtre différent, qui impressionnera le Che lors d’une représentation sa pièce «132 ans» dans la salle Atlas en 1962.

2.1.2. Ghelderode, fils de Victor Hugo

Dans les Entretiens d’Ostende on découvre une évocation, par Ghelderode, des œuvres théâtrales qui auraient contribué à développer lentement le dramaturge en lui :

J’assistais à des mélodrames sanglants, comme La Tour de Nesle. Ainsi, peu à peu, s’est fortifiée en moi cette vocation du Théâtre. Et je devais être bien mordu quand, vers dix-sept ou dix-huit ans, je me suis mis à lire toute une littérature dramatique dont j’ai gardé la trace — notamment le théâtre de Schiller et celui de Victor Hugo. Malgré sa redondance et tout ce qui, maintenant, fait rire, Victor Hugo à son heure m’a beaucoup impressionné. Ruy Blas à juste titre, et même des œuvres moins défendables mais qui contenaient de bons moments, des scènes toutes cuites que j’acceptais sans discussion parce que, dans le même temps, je découvrais le théâtre souterrain, le monde des marionnettes populaires où le grandiloque est de rigueur. Comme le panache et la dague, le poison et la lettre cachetée!128

127L’on sait que des auteurs comme Ben Khlouf, Ben M'saib, Khaldi, Sidi Abderrahmane el Mejdoub et Mostéfa Ben Brahim ont largement enrichi la langue de Kaki d’une remarquable dimension poétique. Les mots de Kaki obéissent du reste à une certaine musique interne et à un rythme précis.

128Michel De Ghelderode, Les Entretiens d’Ostende, recueillis par R. Iglésis et A. Trutat, , L’Arche, Paris, 1956, p. 60. La version originale des Entretiens cite l’une des œuvres « moins belles » : Les

Burgraves (Cf. R. Beyen, « Les Goûts littéraires de Michel de Ghelderode », Les Lettres romanes, t. XXIV, [1970], p. 133, n. 4).

D’après André Vandegans, Hugo le romancier français pourrait avoir également agi sur le dramaturge qui, dans Les Entretiens d’Ostende, parlant de l’amour du « mystère», du « drame » et même de la « peur » qu’il éprouvait durant son « enfance solitaire ». Ce faisant, il cite les nombreux auteurs proches de cette passion, et fait une place, spéciale, à Hugo. Il se souvient, dit-il, de Notre-Dame de Paris et de L’Homme qui rit, avouant qu’il a « grande envie de les relire ». Ghelderode pourrait s’être inspiré de ces deux romans. D’ailleurs pour Vandegans, il est possible, dans ces influences, de remonter jusqu’à Han d’Islande qui pourrait avoir aussi frappé l’écrivain129