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Chapitre 1 : Kaki dans le théâtre algérien

1. Présentation de la société algérienne et impact de la colonisation

1.2. L’Algérie et l’empreinte de la colonisation française

1.2.2. Effets et héritages de la colonisation française

Les travaux de P. Bourdieu et de ses collaborateurs31 ont permis de dresser un bilan social et économique de l'Algérie coloniale à la fin de la guerre ; cet ouvrage ainsi que celui consacré au regroupement (« Le déracinement ») est utile pour comprendre l'Algérie indépendante. Cette analyse du travail et aussi du chômage touche également au problème capital de l'essence de la colonisation.

 Du point de vue des conséquences économiques

On a dit pendant longtemps que la colonisation française en Afrique revêtait deux formes : une colonisation d'exploitation ; une colonisation de peuplement. La colonisation française du Maghreb a pu avoir une place de choix, parce qu'elle s'était voulue de peuplement plus que d'exploitation. Toutefois, les plus récents travaux et les bilans que l'on a pu en tirer indiquent que sur le plan du peuplement, la colonisation au Maghreb a essuyé un échec ; car, le nombre de colons ou d'Européens dans les campagnes a été très réduit.

La colonisation apparaît ainsi, dans son essence, comme le transfert le plus authentique du capitalisme européen en pays extra-européen ; toutefois, il s’agit dans les faits d’un capitalisme irrégulier et bancal ; car au lieu d'investir ses revenus et ses bénéfices dans le pays, il les exporte au dehors, vers l'Europe, sous forme de produits de luxe, de biens de consommation, de voyages, de capitaux, etc... Faut-il s'étonner alors que les possibilités de développement économique limitées ne se réalisent qu'au profit de ceux qui possèdent quelques réserves financières, donc des Européens ?

Le capitalisme colonial peut bien avoir augmenté le revenu national du pays colonisé, il peut bien avoir créé les bases de l'infrastructure d'un pays moderne, néanmoins, durant toute la période où règne en maître dans la colonie (et il s'agit ici de colonie avec ou sans drapeau) il s'accompagne d'une véritable hémorragie financière. Celle-ci est d'autant plus importante que l'insertion dans les circuits économiques internationaux est plus complète, que les minorités coloniales sont plus privilégiées : dès lors, les vieux cadres sociaux s'effondrent, plus ou moins disloqués par les effets des mesures foncières ou ceux de la conjoncture économique internationale ; l'individu colonisé abandonné à lui- même, ayant perdu le soutien tribal, glisse vers le prolétariat rural, puis vers le prolétariat et le sous-prolétariat urbain.

Ainsi, cette nouvelle situation engendrée par la colonisation avait un grand impact sur la structure économique des tribus qui vivaient de l’agriculture et de l’élevage, et a donné naissance à un changement radical dans leurs structures sociales, caractérisées par une dispersion qui visait à émietter la société appauvrie et démunie.

 Du point de vue des conséquences sociales

Si la réalité sociale durant la période précédant l'occupation française se distinguait, telles les deux faces d’une pièce de monnaie, par un double mode de vie urbaine et nomade. La vie urbaine n’était pas la vie citadine proprement dit, mais rurale dans une large mesure, étant donné que le pays se caractérisait par une spécificité rurale constituée d’une présence permanente pour les regroupements d’habitations résidentielles tribales. La tribu se composait de plusieurs ensembles de familles, et donc, les membres ne sont pas nécessairement les descendants d'un ancêtre commun dont la tribu en porte le nom « Beni Felan » (qui voulait dire « Les fils de la personne X »).

Les résultats du processus colonial français en Algérie ont été, quant à eux, globalement désastreux au niveau de la structure sociale du pays. En effet, le désir de créer une colonie de peuplement d'une région a conduit à la politique d'expulsion des populations locales des meilleures terres arables. Il ne fait aucun doute que ce processus a conduit à des changements tragiquement catastrophiques en ce qui concerne le système de propriété (de la relation des individus en tant que propriétaires terriens), et institutionnel (l'effondrement de certaines institutions tribales comme les Zaouias en tant qu’organisme social de cohésion, d’entraide et de bienfaisance, etc), et progressivement le fellah, qui jouissait de la propriété de sa terre qu’il cultivait, s’est métamorphosé en un pauvre et nécessiteux « Khammas » (ouvrier agriculteur) à la merci de son « maitre » le colon, le nouveau propriétaire de la terre. Parallèlement à cette catégorie de « colonisée » qui n’arrivait guère à assurer les besoins élémentaires d’une survie acceptable, il y avait ceux qui, incapables de s’adapter, devant le fait accompli, à cette nouvelle situation, étaient dans l’obligation de s’aventurer, à leur risque et périls, en se déplaçant vers les zones reculées du pays, les plus arides.

Dans ce contexte, Mustafa Lacheraf32 voyait que l'intérêt centré sur la conservation du domaine agricole, la propriété de la terre, et d'autres, était l'une des conséquences tragiques des problèmes engendrés par l'invasion étrangère et les spoliations par le

colonialisme, et nul doute que la terre est dans les yeux de beaucoup de gens une question de vie ou de mort à la fois pour l'individu, la communauté voire de la nation.

 Du point de vue culturel

Le patrimoine culturel algérien est immensément riche et varié. Cette culture est l’illustration, par excellence, de la diversité qui s’est constituée à travers son histoire millénaire. Abdelhamid Guerfi nous rappelle que

l’importance de l’histoire culturelle dans la vie d’une société réside dans le fait qu’elle permet de mesurer la capacité de cette société à vivre et à supporter l’interculturalité, et à y jouer un rôle actif. Cette partie relative aux grands moments vécus par la société algérienne montre combien la diversité sociologique des acteurs de l’histoire algérienne a contribué fortement à la construction du corpus culturel de cette société dans son aspect actuel et contemporain. Berbères, phéniciens, romains, byzantins, arabes, turcs et autres nationalités d’origine ont contribué, tour à tour, à cette construction. (A. Guerfi, 2009, p.8).

Mais la période coloniale a marqué un tournant important dans la nature et l’orientation de la production culturelle et artistique algérienne.

À cet égard, et selon Ahmed Taleb Ibrahimi33, La France ne s’est pas seulement contentée de déposséder l’Algérien de sa terre et de métamorphoser négativement sa personnalité, mais elle a aussi, dans sa politique d’aliénation et d’asservissement, tout fait pour corrompre son cœur et son esprit, principalement par la fermeture et la destruction des mosquées et des Zaouias, des lieux qui servaient comme centre de rayonnement culturel avec pour but l’aliénation sociale et culturelle afin d’anéantir et démanteler l'Algérie, en tant que nation, pour finalement l’annexer à l'entité française.

Il faut rappeler aussi que d’un point de vue culturel, la colonisation a été un moment de « privation » pour les algériens. Ils furent interdits de fréquenter l’école et d’initier toute action dans le domaine du savoir et de la culture. L’histoire et la géographie algériennes furent interdites d’enseignement aux Algériens. Et quelle a été la réaction des algériens ?

Ceux-ci se sont repliés d’abord sur eux-mêmes pour ensuite développer des mécanismes de conservation des repères de leur personnalité et de leur identité, notamment à travers l’enseignement coranique, dans les mosquées et les zaouïas, ainsi que la construction, lente et ardue, de passerelles avec les institutions religieuses et de culture de la Tunisie (la Zitouna) et du Maroc (El Karaouiyine), en plus des rapports et liens établis avec les Oulémas du Hidjaz (Arabie Saoudite) à l’occasion du pèlerinage à la Mecque 34.

33Ahmed Taleb Ibrahimi, De la décolonisation à la révolution culturelle: 1962-1972, SNED, Alger, 1973, p.14-15.

Avec la colonisation, la société algérienne a appris à résister et cette résistance a épousé, également, des contours culturels avec l’effort de conservation d’une identité culturelle. Cela a servi de creuset aux activités politiques de personnalités algériennes. La culture a donc contribué, à sa manière, à la naissance du mouvement nationaliste algérien. Ainsi, Abdelhamid Guerfi en est convaincu que « La résistance à la colonisation a été éminemment culturelle. Très particulièrement après la défaite de l’Emir Abdelkader et l’échec de toutes les tentatives de révolte et de révolution du 19ème siècle (telles celles de Bouamama et d’El Mokrani) »35.

 D’un point de vue de la construction d’une identité communautaire

La colonisation a été très importante dans la construction du socle communautaire et identitaire algérien et cela a eu un impact important par la suite sur les conditions de l’évolution du théâtre en terre algérienne.

L’on sait que le théâtre peut avoir cet effet sur la nature humaine et sur la nature tout court. La vie n’est-elle pas, d’après Shakespeare, le plus emblématique des théâtres ? : « Le monde entier est un théâtre, et tous les hommes et les femmes seulement des acteurs; ils ont leurs entrées et leurs sorties, et un homme dans le cours de sa vie joue différents rôles […] » (W. Shakespeare, As You Like It (Comme il vous plaira), acte II, scène 7).

Le théâtre pourrait alors agir à la fois et invariablement comme un reflet de la société, un témoignage de l’histoire, un catalyseur de la volonté des peuples à l’affirmation de soi. Shakespeare, encore lui ne s’y trompe pas : « Le théâtre a pour objet d'être le miroir de la nature, de montrer à la vertu ses propres traits, à l'infamie sa propre image, et au temps même sa forme et ses traits dans la personnification du passé » (W. Shakespeare, Hamlet, acte III, scène 2).

Cette affirmation vaut aussi pour le cas algérien. Le nationalisme algérien s’est aussi exprimé dans le théâtre. On verra comment. Rappelons tout d’abord le contexte de l’Algérie de cette époque. Après avoir été un objet de coercition, la colonisation est vécue comme un facteur de rassemblement, un élément de communion entre les différentes communautés constituant la société algérienne. Ainsi, d’après Abdelhamid Guerfi,

Il est fort probable que la période, très longue par ailleurs, vécue par les Algériens, sous le joug du colonialisme, les ait unis et rassemblés autour des mêmes conditions de vie et d’exploitation. Ce

sont les mêmes conditions qui ont fait qu’ils s’unissent pour lutter contre le colonialisme, non seulement de 1954 à 1962, mais pendant toute la période des 132 années qu’a duré la colonisation36

De là est née, l’émergence d’un nationalisme algérien. Les enjeux politiques et idéologiques ont davantage eu tendance à rassembler les catégories constitutives de la société algérienne. Ce rassemblement s’est opéré pendant la période coloniale (lors des luttes d’indépendance) et s’est poursuivi après l’indépendance. La meilleure manifestation de cette particularité algérienne aura été l’absence totale de conflits intertribaux ou interethniques, en dépit des efforts consentis par l’administration coloniale française pour diviser les communautés.

La colonisation, de façon inattendue aura donc contribué à forger un véritable nationalisme qui a contribué à asseoir un ciment social et renforcer ainsi les liens sociaux dans la société algérienne autant dans sa diversité que dans son unité.

C’est ce qui va, inévitablement, conduire à un éveil national qui donnera naissance à une révolution violente, lourde de sacrifices, face à la puissance coloniale française afin de parvenir à arracher l'indépendance totale du pays, et ce choix a été incarné principalement dans la mise en place d'un cadre politique qui rassemble tout les nationalistes sous un étendard unique, unifiant et fédérant toutes les forces aspirant à reconquérir sa liberté (le Front de libération nationale) en déclenchant la révolution armée le 1er Novembre 1954.

Aujourd’hui, près d’un demi-siècle plus tard, le terrorisme et son idéologie obscurantiste tendent à ébranler cette base communautaire. Cela constitue l’un des défis majeurs de la société algérienne contemporaine. L’avenir dira si les fondations idéologiques, culturelles et identitaires héritées des luttes coloniales, et qui ont été des garants de la diversité qui caractérise la société algérienne, pourront jouer un rôle important dans la résistance contre l’avancée destructrice du terrorisme extrémiste.

Finalement, et pour clore ce panorama de l’histoire algérienne, nous pouvons dire que l’Algérie aura été profondément marquée par l’épisode de la colonisation française. Comme dirait Abdelhamid Guerfi :

Une période de 132 années de mise à l’épreuve, ou plutôt à rude épreuve, à la fois de la culture et de l’identité algériennes. La société, en général, a développé des mécanismes de défense de sa culture et de son identité, qui lui ont permis de faire face à toutes les tentatives de transformation de la structure sociale, du système économique et des pratiques sociales 37

36Abdelhamid Guerfi, op.cit. , p.21. 37Ibid., p. 22.

En cela, le théâtre algérien, comme nous allons le voir dans le chapitre suivant, n’est qu’un produit de cette construction historique. Car comme le dit justement Hugo, « le théâtre est un point d'optique. Tout ce qui existe dans le monde, dans l'histoire, dans la vie, dans l'homme, tout doit et peut s'y réfléchir, mais sous la baguette magique de l'art »38.