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Chapitre 2 : Ghelderode dans le théâtre belge

2. Société et littérature belges à l’époque de Ghelderode

Fait assez singulier en Europe, la Belgique est un jeune pays dans lequel cohabitent plusieurs langues : le français et le néerlandais (flamand), mais aussi l’allemand, le wallon et plusieurs dialectes. La question de savoir s’il existe une littérature belge rassemblant les auteurs s’exprimant dans ces différentes langues reste sujette à controverse.

Durant plusieurs années, les auteurs belges francophones ont été simplement assimilés à la littérature française et les auteurs néerlandophones à la littérature néerlandaise. Des auteurs comme Henri Michaux ou Georges Simenon ont été étudiés en tant qu’auteurs francophones, tout en ignorant qu’ils étaient d’abord belges. On a même évoqué une littérature française de Belgique.

De fait, le cadre dans lequel ont évolué les écrivains belges francophones est assez complexe, puisqu’ils sont pour ainsi dire astreints au contexte linguistique dans lequel ils écrivent. Ainsi, au XIXe siècle, le français était considéré comme la langue de l’élite en Belgique, le flamand étant délaissé. C’est ce qui explique qu’un certain nombre d’auteurs belges aient choisi d’écrire en français alors qu’en réalité ils avaient le flamand pour langue maternelle (Ghelderode comme on le sait, mais aussi Maurice Maeterlinck, Emile Verhaeren etc.).

Pour l’auteur belge, écrire en français, c’est également écrire dans la langue du puissant voisin, un pays possédant une histoire littéraire longue et des institutions fortes. L’on sait que la Belgique est en effet un pays jeune (né en 1830). Au moment où sa littérature se constitue, la littérature française est déjà, pour sa part, solidement établie. De fait, écrire en français en Belgique pose plusieurs défis. D’abord le lecteur de destination : pour qui écrit l’écrivain belge francophone ? S’adresse-t-il seulement aux lecteurs belges francophones ? Si tel est le cas, alors son public est d’emblée limité. Mais s’il veut s’adresser aussi au public français, voire à l’ensemble des locuteurs du français dans le monde, il a tout intérêt à avoir une audience conséquente en France et à publier à Paris.

Le champ littéraire francophone est en effet dominé par Paris. Pour y être publié, les auteurs belges peuvent choisir de gommer leur spécificité et de se fondre dans la littérature française ou au contraire de mettre en avant leur altérité, de cultiver la différence. C’est une situation qui n’est pas sans provoquer certaines tensions.

Dans une de ses nouvelles, Nicolas Ancion évoque avec beaucoup d’humour et un certain cynisme cette relation pour le moins difficile entre la Belgique et la France : un membre éminent de l’Académie française en visite à Bruxelles se fait enlever par deux « activistes » qui le malmènent, le terrorisent et le forcent notamment à lécher toutes les pages du dictionnaire. Leur revendication : « Liberté à la langue ! »92.

Toujours est-il que les étapes importantes de l’évolution de la littérature belge peuvent être scindées en quatre grands moments chronologiques93 :

 1830-1880 : le roman historique et le naturalisme : dans la foulée de la création de l’état belge, un certain nationalisme littéraire se développe au XIXème siècle, avec pour ambition de défendre l’« âme belge », en valorisant notamment la culture flamande et la langue française. Les romans historiques et romantiques s’imposent, puis les romans réalistes. A partir de la fin du XIXe siècle, la littérature belge prend son véritable essor. Le roman historique, se matérialise par des productions comme « La légende d’Ulenspiegel », 1867 de Charles De Coster. Roman inspiré d’une légende germanique, il est souvent considéré, avec ses airs d’épopée de la résistance populaire, comme l’acte de naissance de la littérature belge francophone. À partir des années 1880, plusieurs grandes revues littéraires sont lancées et deviennent des lieux de discussion et de confrontation sur le sens et la fonction de l’art et même l’existence d’une littérature nationale. En voici quelques unes : - La Wallonie fondée par Albert Moeckel, qui jouera un rôle majeur dans l’histoire du symbolisme, dans la mesure où elle rassemblera poètes belges (Materelinck, Verhaeren, Elskamp...) et français (Paul Valéry, André Gide, Verlaine ou Mallarmé). - L’Art moderne animée par Edmond Picard, qui défend un art social, ou encore - La Jeune Belgique qui réunit des poètes du Parnasse et propose comme mot d’ordre «Soyons-nous ! ».

 1880-1914 : le symbolisme belge : mouvement esthétique né en réaction au mouvement naturaliste et au mouvement parnassien, il consacre le monde comme un mystère à déchiffrer. Les images, métaphores,

92Nicolas Ancion, « Bruxelles insurrection », Nous sommes tous des playmobiles, Le Grand Miroir, Bruxelles, 2007, rééd. Pocket, Paris, 2008, p. 58.

93 Notes de lecture (Jean-Pierre Bertrand, Michel Biron, Benoît Denis, Rainier Grutman. (dir.), Histoire de la littérature belge (1830-2000), Paris, Fayard, 2003)

symboles etc. construisent le fond des œuvres. Rimbaud, Baudelaire et Verlaine sont les grands précurseurs de ce mouvement. Les symbolistes belges et français s’attachent à expérimenter des procédés stylistiques nouveaux et font la promotion du vers libre. Toutefois, les symbolistes belges se singularisent par un engagement dans les problématiques sociales de leur temps. Ils sont également plus réceptifs aux influences germaniques.

 Le surréalisme (entre-deux-guerres) en comparaison européenne, le surréalisme belge se distingue par les distances qu’il prend avec Breton et les surréalistes français. Le groupe de Bruxelles et le groupe de Hainaut émergent et s’imposent en Belgique. Le premier rassemble des artistes aussi divers que René Magritte (peintre), André Souris (musicien) ou Paul Nougé et Camille Goemans (écrivains). Le second, rassemblé autour de Chavée, est un peu plus proche du surréalisme français mais refuse de séparer l’art et le social.

 Le fantastique (20ème siècle) est une combinaison qui allie réalité et

imaginaire. Cette dualité apparaît au niveau du cadre spatio-temporel du récit, se base sur l'existence de forces obscures et surnaturelles capables de bouleverser le quotidien. Cela se traduit dans un choix très proche de thèmes et de personnages. Ce fantastique est infiltré par la peur et la mort : des récits fantastiques se déroulent dans un climat d’épouvante et se terminent presque inévitablement par la mort, la disparition ou la damnation du héros. Pierre-Georges Castex explique à ce propos :

Le fantastique ne se confond pas avec l'affabulation conventionnelle des récits mythologiques ou des féeries qui implique un dépaysement de l'esprit. Il se caractérise au contraire par une intrusion brutale du mystère dans le cadre de la vie réelle; il est lié généralement aux états morbides de la conscience qui, dans les phénomènes de cauchemar ou de délire, projette devant elle des images de ses angoisses et de ses terreurs. (P-G Castex, 1994, p.57).

Le genre fantastique a eu une certaine influence en France de 1830 à la fin du XIXe siècle (Huysmans, Maupassant, Gautier, Mérimée ou Villiers de l’Isle-Adam). Cependant, peut-être parce qu’il a été considéré par la suite comme un « sous-genre » en France, le fantastique a connu, en Belgique, un développement particulièrement. Prépondérant dans

l’univers littéraire, il a profondément marqué la littérature belge du XXe siècle.

3. Vie et œuvre de Michel de Ghelderode